À l’heure où la revendication des chauffeurs de VTC conduit chacun à reparler d’ubérisation de l’économie et plus largement de la société, peut-on faire un parallèle entre cette ubérisation et le populisme et analyser sommairement, mais sur deux registres apparemment différents, une mutation sociétale fondamentale qui a déjà donné lieu à de nombreux articles et à quelques livres ? Car les plus lents d’entre nous – et j’en fais partie – commencent à mieux comprendre la nature de cette « révolution », qui ne peut se réduire à l’informatisation des activités, ou à l’utilisation de plateformes numériques pour faire du business en créant un nouveau modèle économique.
Evidemment, Internet change tout, mais le Net n’est qu’un moyen au service d’une mutation culturelle qui, selon qu’on en décrive les dimensions économique, politique, culturelle, sociale, est qualifiée d’ubérisation, de populisme, d’économie de la connaissance. Car il faut bien voir que l’émergence de l’économie collaborative ou des réseaux sociaux, et la demande de démocratie participative procèdent de la même évolution anthropologique. Et c’est pourquoi, choisissant cet angle particulier, je mets ici en parallèle l’économique et le politique en remarquant que s’il faut choisir un centre de gravité à ces évolutions, il se trouve probablement chez Facebook. Et cette mise en perspective est d’autant plus légitime que depuis la grande Révolution des XVIIe et XVIIIe siècles qui a mis à bas le système aristocratique pour lui substituer un système bourgeois, le Marché a réussi à transformer des citoyens en devenir, en consommateurs abrutis.
Ce mouvement que nous vivons comme une lame de fond qui va tout emporter est à la fois un mouvement de déhiérarchisation et de désaffiliation. C’est une déstructuration, une remise à plat – je veux dire “à l’horizontale” – de notre organisation sociale, dans une logique de fragmentation. Il sonne le glas, si ce n’est de l’entreprise et du parti politique – voire du syndicat –, du moins, leur disparition comme cadres structurants des activités politiques et économiques. Si Amazone n’est pas totalement une entreprise, le mouvement 5 étoiles n’est pas, non plus, un parti politique, ou du moins pas totalement. Ces concepts, comme représentation des matrices d’organisation sociale, comme cadre structurant des activités humaines clairement et formellement posé dans notre inconscient collectif, disparaissent, car les catégories d’affiliation : clients, fournisseurs, adhérents, militants, se brouillent. Et la robotisation des tâches, associée d’une part à la normalisation des esprits et des sentiments, d’autre part à la totalisation du pouvoir politique, va accélérer ce phénomène de fragmentation. L’humanité y survivra peut-être, mais les notions de peuple, de nation, de citoyen, de pays, de politique vont disparaître, au moins d’un vocabulaire en prise avec le réel. Resteront et le Marché et les religions. Le reste ne sera qu’administration techno-bureaucratique. Si l’humanité y survit comme espèce, l’homme aura disparu, remplacé par des types, des catégories ; manipulées, instrumentalisées, robotisées.
Wikipédia se développe sans « employer » de fournisseurs de contenus, Amazone n’a quasiment pas de salariés, et propose à ses clients de vendre eux-mêmes des livres en lignes, abolissant la frontière entre acheteurs et vendeurs. Uber n’a ni salariés ni voitures, mais utilisera bientôt des voitures sans chauffeurs, afin de boucler la boucle, au moins son premier tour. Le mouvement 5 étoiles est d’abord une plateforme d’échange d’idées qui ne véhicule aucune idéologie, si ce n’est cette idée simple et jouissive de casser le système et ses codes. Macron rêve de s’y essayer, mais Beppe Grillo, à 68 ans, est infiniment plus jeune que Macron dont la ringardise est patente.
Sur le fond, l’ubérisation est la forme économique du populisme, c’est-à-dire la réinvention d’un modèle de relation directe, sans intermédiaire, ou plutôt déstructuré : Airbnb, Wikipédia, ou « Nuit Debout », même combat : contourner le système, ses corporatismes, ses rentes de situation, ses blocages. Mais il faut s’entendre sur ces concepts qui recouvrent une idée simple : créer de la valeur en fluidifiant la relation, c’est-à-dire le flux d’information, et en la maintenant au niveau le plus horizontal possible : gain de temps, simplification, etc. La solution étant de substituer à des médiateurs plus ou moins institutionnels ou patentés (le parti, l’État, l’entreprise « traditionnelle », la profession réglementée), des plateformes d’échanges « directs », d’intermédiation.
Cette nouvelle organisation sociale, que le Marché nous offre en écho aux aspirations individualistes des consommateurs-citoyens, est d’abord caractérisée par la mise en place de plateformes numériques qui ne sont plus des « médiateurs », au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire entre l’individu et le collectif, le citoyen et le souverain, le client et le fournisseur, l’homme et le divin, mais des « intermédiateurs », des facilitateurs de relations horizontales, des modérateurs – de mon point de vue des niveleurs. Dorénavant les choses ne pourront plus se passer de manière verticale, entre les individus et l’organisation, mais entre les individus eux-mêmes, relation médiatée, modérée et instrumentalisée par une plateforme. Place aux réseaux sociaux, aux groupes de discussion, à l’open source. Évidemment, le marché compte bien en faire son miel et taxer lourdement l’intermédiation. Car voyons bien qu’il y a une forme d’escroquerie dans cette nouvelle conception du commerce qui s’affranchit de tous les vieux codes du troc : un échange de biens de valeurs équivalentes qui trouve son équilibre naturel par l’échange et le respect des intérêts de l’acheteur et du vendeur. Dans le système Uber, la plateforme qui offre un authentique service et peut faire baisser les prix, au moins dans un premier temps, prive l’entreprise de ses clients (le libraire, bientôt l’imprimeur et l’éditeur ; la société de taxi, l’hôtelier), précarise le travailleur, et capte une clientèle qui se croit libérée des contraintes de la vieille économie, mais qui s’abandonne au Marché et y perd son âme et sa liberté.
Car l’Ubérisation, c’est cela : une fluidification de l’échange rendue possible par une technologie nouvelle, la captation de clientèle qui permet de rançonner certaines activités, la précarisation des travailleurs, libérés de leurs anciens employeurs, et qui vont pouvoir, « librement », c’est-à-dire de manière indépendante, travailler beaucoup plus, pour gagner sensiblement moins, et sans protections : un progrès qui est un vrai retour en arrière, un regrès. Et c’est aussi un nivèlement de l’offre et une normalisation des pratiques. Mais tout cela ne serait pas possible sans une faillite du système politique incapable de se réformer.
Terminons, en revenons sur le plan politique, car si les évolutions économique et politique procèdent de la même dynamique, de la même modernité, ces mouvements parallèles peuvent parfaitement diverger.
Ce qui se joue, c’est bien la disparation, non pas de l’État, mais de son rôle de régulateur. Dans une société libérale, le rôle de l’État est de protéger le territoire et la nation, et de garantir la paix publique. Mais c’est aussi de préserver et de développer les libertés individuelles ; et c’est bien cela qui qualifie la société « libérale ». Nous n’en sommes plus là, et qu’il me soit possible d’évoquer ce paradoxe, un peu comme un Joseph De Maistre dont je ne partage pourtant pas les idées. Le Marché, qui se dit libéral et que l’on dit libéral, est néo ou post libéral. Tout d’abord, il n’a que faire des libertés individuelles. En second lieu, s’il demande à l’État de garantir la paix, ce n’est pas tant la paix sociale qui l’intéresse que la paix du commerce. Pourtant, on ne peut garantir la paix sociale sans réguler, et apaiser les tensions sociales. Et ce rôle de l’État reste indispensable. Rappelons cette image, sportive : dans un système dirigiste, l’État est « sur le terrain » et joue la partie ; dans un système libéral, l’État est, pour l’essentiel, sur la touche, et s’il met le pied sur le terrain, c’est pour arbitrer, sans jamais toucher le ballon. Le Marché ne souhaite voir l’État ni sur le terrain ni en touche, drapeau à la main et sifflet à la bouche. Il souhaite réduire l’État à sa dimension première, la plus dangereuse pour le citoyen, « le monopole de la violence légalisée », et à un rôle de « dressage » de la masse au profit du Marché. Et, maniant l’outrance en parlant de dressage, je fais référence à une remarque de Nietzche, et à une formule de Stirner dans « L’Unique et sa propriété » : « De tout temps, les efforts ont tendu à « former des êtres » moraux, raisonnables, pieux, humains, etc., j’appelle cela du dressage ».