En parcourant parfois, en vérité très rarement, ces textes que je sème comme Petit Poucet ses cailloux blancs pour éviter de me perdre tout à fait en route, je constate la forte proportion de chroniques politiques. Comment cacher cet intérêt évident pour la chose publique et cette forte préoccupation de l’actualité ? Mais la politique étant un champ philosophique comme un autre, dès que l’on parle d’éthique, le glissement de l’un à l’autre se fait naturellement. Et puis cette importance des mots en philosophie comme en politique, et parfois même ce goût pervers de la jonglerie langagière, cette permanente tentation du sophisme. Mais reste encore à ne pas confondre politique et philosophie politique, politicien et philosophe.
Ces deux figures, celle du politicien et celle du philosophe, ne pouvant d’ailleurs que se rencontrer et s’opposer. On connait ce souhait de Platon dans le livre V de « La Politique » de voir les rois devenir philosophes ou les philosophes être couronnés ; mais c’est à une autre méditation sur une remarque d’Epictète que je veux aujourd’hui inviter mon lecteur. On la trouve au chapitre XXII des Entretiens, un texte sans doute un peu moins lu que le Manuel, car plus laborieux. Son disciple Arrien nous rapporte la réponse d’Epictète à un jeune homme qui « paraissait avoir du penchant pour la profession de Cynique et lui demandait : « Quelle sorte d’homme doit être le Cynique ? » ». Le philosophe essaye de l’en dissuader, considérant que prétendre devenir un philosophe cynique, « messager des dieux », c’est mettre la barre un peu haut car la philosophie « est une manière de vivre » – formule à méditer, notamment par « ceux qui font aisément profession de maîtres en philosophie » et par ceux qui les écoutent.
Après avoir montré l’extrême difficulté de se comporter, en différentes circonstances, en cynique, il oppose les figures du philosophe et du responsable politique en présentant le philosophe et sa fonction publique en ces termes : « Si cela te fait plaisir, demande-moi aussi s’il prendra part aux affaires publiques. Nigaud, peux-tu songer à une politique plus noble que celle dont il s’occupe, demander si on ira à Athènes discourir des impôts et des revenus, quand on doit discuter avec tous les hommes, aussi bien avec les Athéniens qu’avec les Corinthiens ou les Romains, non pas des revenus, ni des ressources publiques, ni de la paix ou de la guerre, mais du bonheur et du malheur, de la bonne et de la mauvaise fortune, de la recherche de la liberté ? ». Et sans faire mienne la philosophie d’Epictète dont je pourrais discuter longuement les limites, je ne peux que le suivre ici. Le responsable politique s’occupe d’économie, et il suffit de les écouter – mais leur formation de haut fonctionnaire y est pour beaucoup – pour constater qu’ils ne s’intéressent qu’à cela. Le philosophe, lui, doit justifier sa vocation par le fait qu’il s’occupe de toute autre chose ; en fait de choses infiniment plus importantes : les questions du bonheur et de la liberté, de la vie, en somme. C’est sans doute pourquoi les hommes et les femmes politiques sont pléthores, les agrégés de philosophie nombreux, quand les philosophes sont si rares. Et ces derniers nous font cruellement défaut, à moins qu’ils ne se cachent ou que les médias ne les gardent dans l’ombre.
C’est pourquoi je veux insister encore sur ce point largement développé dans les entretiens et trop peu dans le manuel : La philosophie est une manière de vivre, et de vivre libre – c’est-à-dire non compromis ; et le philosophe ne peut être un conférencier vaniteux ou un producteur de discours abscons ou fumeux. Car il doit être utile ; et pas seulement à lui. Sa philosophie doit donc avoir une fin, d’où l’importance en philosophie de l’éthique défendue, et l’intimité de la philosophie et de la philosophie politique.