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Ecoféminisme Versus Humanisme

Bien que je n’aime pas les concepts à géométrie variable, à contenu incertain – et j’y reviendrai –, je pourrais revendiquer et défendre l’écoféminisme, contre l’humanisme que je condamne, et qui est en effet, à la fois un spécisme et un machisme. Car la seule façon de justifier cette connexion entre écologie et féminisme, c’est bien en le formulant ainsi : écoféminisme versus humanisme ; et en revenant à la source religieuse de ce dernier.

Je le répète, l’humanisme, c’est l’autre nom du christianisme ou, pour le dire autrement, un christianisme laïque qui a vulgarisé (la Vulgate) le double message vétérotestamentaire, celui de la Genèse. Et il faut bien toujours revenir à la genèse des concepts : Dieu a créé son avatar pour qu’il domine la nature et la femme, établissant cette dernière entre l’homme mâle et la bête ; ou, pour le dire en terme juridique, entre l’homme et le bien meuble – en France, depuis le code Napoléon, l’animal est un « meuble » et faut-il rappeler que la femme fut longtemps considérée comme irresponsable.

Et l’Occident a été ainsi matricé par le judéo-christianisme ; et si le créateur a voulu que l’homme domine et exploite la nature et la femme pour que l’une et l’autre portent les fruits nécessaires à la croissance de son espèce – je n’insisterai pas sur cette façon d’assimiler la terre à la mère –, s’il a permis à l’homme de croquer la vie à pleines dents, le diable en introduisant le ver dans le fruit, a transformé l’homme, exploiteur et jouisseur, en prédateur.

S’agissant de son rapport à la nature et aux femmes, l’homme occidental a donc effectivement un certain problème que je qualifierai d’idéologique, de « religieux ». Mais l’Islam qui est une branche du judéo-christianisme (même tronc commun) a la même difficulté ; quant à l’hindouisme, au bouddhisme, ce sont aussi des religions très patriarcales. On ne peut néanmoins exonérer le christianisme (surtout catholique) de toute responsabilité quant au sort fait aux femmes ou à la nature – il y a quelques années, j’avais d’ailleurs chroniqué ici l’encyclique papale « Laudato-si » qui, sur le plan de l’environnement, m’avait proprement sidéré. Et malgré mon immense admiration pour Bérénice Levet, femme lumineuse, je ne peux souscrire à sa démonstration (dans « L’écologie ou l’ivresse de la table rase ») visant à dédouaner le christianisme de toute responsabilité dans les désordres écologiques et le mépris pour les espèces animales. Elle nous explique que les évangiles démontrent assez la proximité de Jésus avec la nature. Sauf que le Jésus dont on nous parle est un personnage préchrétien, qui vit dans un monde antique si l’on préfère, et qui est plus proche intellectuellement d’Epictète ou de Platon que d’Érasme. Et faut-il rappeler que Jésus n’a pu être chrétien, cette religion ayant été inventée par un autre que lui, et s’étant vraiment développée plus de deux siècles après sa mort – À Nicée, en 325 de notre ère, cette religion n’avait d’ailleurs même pas fini de clarifier sa doctrine. Et Jésus s’il avait vécu assez longtemps ne serait pas plus devenu chrétien que Marx n’est devenu marxiste.

Quant à la maltraitance animale, j’en reste à cette remarque de Nietzsche : « D’où vient que le christianisme a répandu en Europe la cruauté envers les animaux, malgré sa religion de la pitié ? Parce qu’il est également, et plus encore, une religion de la cruauté envers les hommes ».

Prolongeons mon dialogue avec Bérénice Levet et sur l’écologie, d’abord, et sur le féminisme ensuite – quitte à passer par Jonas.

Non spéciste, sans être antispéciste, féministe sans être sexiste, non raciste – je le pense – sans être racialiste, non croyant sans être athée, je suis écologiste et combats ce que je nomme avec d’autres, « écologisme » et en qui ses laudateurs français communiquent au sein d’EELV.

Un peu à la façon d’un Élysée Reclus qui reste, sur ce plan, ma référence ultime, je suis écologiste, car non-spécisme. Mais je ne suis pas un antispéciste, j’insiste. Et rappelons que si le spéciste croit à la supériorité morale de l’humain – seul être créé à l’image et à la ressemblance de son créateur –, l’antispéciste défend l’Idée que la nature aurait des droits. C’est une position que je dénonce. Le non spéciste que je suis défend l’opinion que l’homme fait partie de la nature, mais que les espèces humaines et non humaines ne s’inscrivent pas dans une hiérarchie morale. Pourtant, pour d’autres raisons, je pense que l’homme a des devoirs envers la nature. Et pour le comprendre, peut-être faut-il entendre ce que Hans Jonas nous dit du « Principe Responsabilité ». En synthèse, c’est parce que l’homme agit en conscience qu’il est pleinement responsable de ses actes, des artefacts qu’il invente, du monde qu’il créé. Et aujourd’hui « La frontière entre « État » (polis) et « nature » a été abolie : la citée des hommes, jadis une enclave à l’intérieur du monde non humain, se répand sur la totalité de la nature terrestre et usurpe sa place. La différence de l’artificiel et du naturel a disparu, le naturel a été englouti par la sphère de l’artificiel ; et en même temps l’artefact total, les œuvres de l’homme devenues monde, en agissant sur lui-même et par lui-même, engendrent une nouvelle espèce de « nature », c’est-à-dire une nécessité dynamique propre, à laquelle la liberté humaine se trouve confrontée en un sens entièrement nouveau ».

En tant qu’écologiste non encarté, je dénonce donc un écologisme, forme politique de l’écologie, comme Bérénice Levet le fait avec beaucoup de talent : mondialiste, bureaucratique, totalitaire, fanatique, converti au wokisme ; et sa prétention à reconstruire l’homme.

Quant au féminisme, et je veux, là encore, montrer mon attachement à Bérénice Levet, notamment aux idées qu’elle développe dans un autre de ses ouvrages : « La théorie du genre ou le monde rêvé des anges ». Pas plus que je ne crois à la supériorité morale, ou ontologique si l’on préfère, de l’humain sur l’animal, je n’admets l’idée d’une hiérarchie entre l’homme et la femme, ou ne souscris à cette idée que l’homme puisse asservir la femme, la subjuguer. Et si je défends l’égalité de leurs droits, c’est sans vouloir effacer leurs différences. Au contraire, je crois à leur complémentarité, donc à l’irréductibilité de leurs différences naturelles. Et ce que j’aime chez une femme, c’est bien cette altérité, qu’elle ne soit pas un homme ; et puisse, pour cette simple raison, me fasciner et m’échapper. Et c’est pourquoi je dénonce toute discrimination entre les sexes qui ne serait pas moralement ou politiquement neutre, qui serait donc négative ou positive.

Et je pourrai conclure aujourd’hui ce propos ainsi. Je rêve d’un monde qui ne serait pas dominé par les hommes ; j’en détesterais un autre dominé par les femmes, ou, pire encore, où il n’y aurait plus de différences entre les hommes et les femmes. Et c’est cet équilibre qu’il convient de trouver : accepter le donné naturel et ses corollaires, qu’il y ait donc des femmes et des hommes, des individus de différentes races, ethnie ou religion, des nations culturellement marquées par une histoire, une géographie, des traditions, des mœurs. Respecter tout cela, le vivre sans ostentation ni arrogance, dans une forme de laïcité, et construire à partir de ce donné, des conditions de vie acceptables et, si possible, harmonieuses. Et tout cela sans honte. Personnellement, je suis un occidental, mâle, blanc de peau, français de souche – oui, quand on peut prouver que ses parents vivaient sur ce sol, en Charentes, il y a plus de cinq siècles, peut-être plus de mille ans, cela fait sens – non croyant, mais de culture chrétienne. C’est mon identité, une identité que je n’ai de cesse d’essayer de dépasser ; c’est ma filiation que j’assume comme un legs. Mais si je défends une forme très élargie de laïcité, c’est que je crois que nous devons aujourd’hui plus encore qu’hier, mettre en avant ce qui nous rapproche, respecter les donnés naturels, et rendre le moins visible possible ce qui nous sépare culturellement. Sachant que ce qui protège les minorités, c’est d’abord le respect qui leur est dû, ensuite l’égalité de droit et le refus de la ségrégation, mais plus encore les libertés individuelles qui doivent être garanties à chacun. En regard, elles doivent respecter dans l’espace public, les mœurs, les coutumes de la société, de la nation dans laquelle elles vivent et qu’elles contribueront naturellement à faire évoluer. Une nation, c’est une histoire, un patrimoine, une culture. On peut se sentir différent, comme un enfant dans une famille ; on doit néanmoins accepter ce que l’histoire a fait, ce que l’histoire nous a fait, s’efforcer de l’aimer (amor fati), travailler à l’améliorer.

Vulnerant omnes ultima necat

Il y a dans ces aphorismes anciens toute une sagesse populaire ; et j’aime particulièrement leur dimension parfois philosophique toujours moraliste. Et si elles sont en latin, elles ne sont pas toujours difficiles à comprendre. Celle-ci est associée au temps qui passe, aux heures de notre vie, et elle était parfois inscrite au fronton de certaines horloges de rue : « Toutes blessent, la dernière tue ».

 

Et si je voulais reposer ici la question de la mort, en fait des conditions de notre mort, c’est que j’ai un peu de mal, en ces périodes d’élection, à rester longtemps insensible aux questions politiques. Je me suis toujours défini comme un défenseur de la démocratie, frustré par le caractère si peu démocratique de notre système institutionnel. Mais derrière cette question dont l’importance me parait aujourd’hui relative – après tout, être gouverné depuis Paris ou depuis Bruxelles, par un Énarque ou un fonctionnaire de la Commission européenne, qu’est ce que ça change ?  – se trouve la vraie question, celle de la liberté. En fait, je serais prêt à renoncer à la démocratie, prêt à ce que l’on me retire mon droit de vote, prête à ne plus jamais manifester dans les rues ou sur la toile, si le système pouvait me garantir les deux libertés les plus fondamentales : celle de vivre et celle de mourir. Mais nous n’en sommes pas là. On nous offre de survivre, dans des prisons panoptiques, de manière plus ou moins confortable et sûre. Et on nous interdit de mourir de panière décente, parmi les autres, assisté d’un praticien pour nous pousser gentiment de l’autre côté.

Une vie ratée

En 1817, depuis ses terres de Valençay, Talleyrand écrivait au duc de Montmorency : « Ce n’est pas de repos que je sens le besoin, mais c’est de liberté. Faire ce que l’on veut, penser à ce qu’il plaît, suivre sa pente au lieu de chercher son chemin : voilà le vrai repos dont j’ai besoin, et celui-là, je le trouve ici. »

 

Avoir raté sa vie, c’est avoir raté les cibles que l’on s’était choisies. Mais qu’est-ce que ça veut dire en réalité ? Est-ce une défaillance dans le choix de ces cibles, ou est-ce une incapacité à atteindre un objectif que d’autres ont atteint sans grandes difficultés apparentes ? Au crépuscule de ma vie, ou du moins entre chien et loup, au moment où l’on peut commencer à faire un bilan, cette question me travaille. Faut-il croire au destin, à son chemin ? Non pas croire, en l’occurrence, que le mien aurait été d’échouer – même si à l’évidence il n’était pas de réussir là où j’ai choisi de porter mes efforts ; mais croire qu’un chemin avait été tracé pour moi et que je l’ai ignoré ou n’ai pas su le voir. Mais choisit-on vraiment ? Et quand on choisit, sait-on ce qui en nous choisit ? Je ne referai pas la critique du Cogito que Nietzsche a déjà faite au chapitre 17 de « Par-delà bien et mal ». Alors, croire au destin ?

C’est une autre façon de poser l’insoluble question du libre arbitre : sentir, penser, choisir, vouloir… Peut-être avons-nous cette liberté d’ignorer notre chemin, de prendre, en suivant notre pente naturelle, une route qui ne nous convient pas, qui ne serait pas la nôtre. Il y aurait donc des hommes déterminés à subir le joug d’un désir et d’une volonté qui les mènent par des chemins difficiles dans des impasses, les tenant à l’écart d’une route qui était la leur et qu’à chaque carrefour, ils ont ignorée, voire méprisée.

Nous serions donc libres de refuser notre lot, et obligé alors de le payer – de quelle liberté s’agit-il donc alors ? ; libre de blesser l’orgueil de Dieu et d’en payer le prix. Pauvre créature à l’image et à la ressemblance…

25 Janvier 2022 – De Cioran à Houellebecq

Une certaine critique l’attendait comme au coin du bois, arme au pied. Avec « anéantir », il en est à nouveau sorti et s’est pris quelques méchants coups de fusil. Ce fut vite expédié et bien fait. Mais comment cela aurait-il pu en être autrement ? Les intellectuels médiateurs, qu’ils communient dans un audiovisuel public acquis à un gauchisme bienpensant de plus en plus poreux aux thèses woke, ou qu’ils officient sur les chaines de propagande des oligarques dont Emanuel Macron est le champion, ne l’aiment pas – ils ont leurs bonnes raisons ; et la première est que Houellebecq, depuis au moins dix ans (« Soumission »), est devenu un auteur très populaire et de plus en plus en phase avec une société liquéfiée par le Système, mais qui se cabre encore, et dont une forte minorité rejette les pseudo valeurs bourgeoises et fait la courte échelle à Zemmour – trop courte au dire des sondeurs. L’establishment ne lui pardonne pas son audience « populaire », le sous-entend populiste et n’aime pas sa façon de sortir des clous, en fait de refuser de s’y tenir ; et les intellos, pour l’essentiel fonctionnarisés et solidaires d’une prétendue élite ghettoïsée dans les plus beaux quartiers parisiens, méprisent le populaire et craignent ceux qui échappent aux catégorisations rapides ou cassent les codes, ceux sur qui ils ont peu de prises, et tout ce qui, d’une certaine manière, leur échappe.

Passe encore qu’il soit connu et largement traduit et lu depuis plus de vingt ans (« Les Particules élémentaires »), passe encore qu’il prenne position à tout bout de champ (médiatique) et sur l’écologie et sur le féminisme et sur tout ce qui nous touche, mais le primé Goncourt 2010, dont l’œuvre s’approfondit et se radicalise, semble aujourd’hui échapper à toute mesure, dépassant le cadre étroit de la littérature pour devenir un « phénomène ». En effet, semblant se disperser – littérature, cinéma, musique –, il est surtout porteur d’un message politique inclassable (et surtout pas à gauche), non partisan, et, au premier sens du terme, réactionnaire, donc révolutionnaire si l’on veut bien considérer que ces deux mots peuvent s’appliquer au refus des choses-comme-elles-sont, au rejet d’un système bureaucratique ingérable et failli. Et justement, ce dernier roman qui se passe en 2027, pendant une élection présidentielle, est déjà un violent pamphlet politique contre Macron, ce « président réélu en 2022 qui avait délaissé les fantasmes de start-up nation qui avaient fait sa première élection, mais n’avaient objectivement conduit qu’à produire quelques emplois précaires et sous-payés, à la limite de l’esclavagisme, au sein de multinationales incontrôlables ». Houellebecq croit donc pouvoir tout se permettre, entrer à sa manière en politique en prêtant au Macron de 2027, l’idée de préparer pour 2032 sa prise de pouvoir et la fin de la démocratie. Il y a du Coluche dans la démarche et certains ne pourront lui pardonner cette façon de dénoncer le système médiatico-politique et de prendre prétexte du roman pour troubler les jeux politiques.

Houellebecq est donc clivant – et pas seulement politiquement. Il ne peut susciter que de l’amour ou de la haine – deux sentiments au-delà de la raison, donc de la critique –, sans que ces sentiments aient d’ailleurs quelque chose à voir avec les qualités littéraires de son œuvre, et de ce point de vue, c’est peut-être plutôt à Céline qu’il conviendrait de le comparer. Et s’il agace, c’est aussi qu’il est trop people, mais aussi trop marketé. Car tout nouveau roman de sa main se vend, dès avant sa parution, comme le nouveau modèle, la nouvelle version attendue d’un produit grand public – disons comme un nouvel opus de J.K. Rowling par exemple. Alors, à quoi bon en faire la critique, si ce n’est pour l’égratigner et se désolidariser ainsi de ce phénomène ? Et ce n’est pas si difficile.

 

Car l’écriture de l’auteur est attaquable – ce qui n’est pas nouveau – et ce dernier ouvrage n’est pas sans défauts formels. On connaît le style de Houellebecq, un style qui n’est pas sans multiples références et peut sembler sans réelle originalité. Il est assez difficile à décrire, si ce n’est, de mon point de vue, en utilisant le terme « d’affranchi ». Car visiblement, pour reprendre cette formule d’Orwell, il ne se laisse pas « prendre au piège des morceaux de bravoure littéraire, des phrases creuses, des adjectifs décoratifs, de l’esbroufe pour tout dire ». Et s’il joue de son art, c’est sans jamais le pousser bien loin, chercher sérieusement l’effet, ou s’en faire une marque. Et on pourrait dire qu’il a trouvé son style, au-delà du style, par une forme de détachement accompli, comme d’autres cherchent et trouvent leur morale, « au-delà du bien et du mal » – j’y reviendrai. Mais cette écriture est efficace, assez minimaliste, sans beaucoup d’artifices ; mais avec toujours le sens du rythme, un rythme qu’il impose à son lecteur qu’il sait tenir. Et il parle une langue à la fois riche et simple, et a ce talent d’être un auteur de son temps tout en étant déjà classique. Car Houellebecq, n’en déplaise à ses détracteurs, n’est pas un moderne, encore moins un décadent, c’est un classique ; et s’il parle souvent de sexe et semble s’y complaire un peu, c’est qu’il s’inscrit dans une filiation naturaliste – un naturalisme urbain : je pense précisément à Zola (qu’on relise « Nana » ou « La terre »). Mais c’est aussi qu’il n’y a rien chez lui de bourgeois, de politiquement correct, et qu’il est travaillé par des questionnements existentiels dont la sexualité constitue, si ce n’est le centre, l’axiologie. Et je vais y revenir, mais pas avant d’en avoir terminé avec le style.

Son roman qui fait l’actualité n’est donc pas, j’en conviens, sans défaut ; mais on ne mesure pas la qualité d’une œuvre d’art à son absence de défaut ou de réalisme. Qui s’intéresse aux arts plastiques ou à la peinture le sait bien : torsion des formes, étirement des perspectives, figuration impressionniste des scènes. Alors qu’importe que l’auteur embarque son lecteur dans une histoire politico policière peu vraisemblable et qu’il ne mènera pas à son terme – comme si la maladie, l’imminence de la mort du héros mettaient un terme prématuré à l’enquête, voire au livre, abandonnant le lecteur dans une forme de tension érotique dont l’auteur se désintéresse alors. Pourtant, pour bien connaître Conan Doyle qu’il cite, Houellebecq sait tramer un récit, créer un suspens, conclure une intrigue. Mais ce qui semble l’intéresser ici est bien de poser la question du mal, non pas du mal comme valeur (ou contrevaleur), ou du mal absolu, comme Harendt a pu le définir – il ne l’évoque pas, ce n’est pas son propos –, mais sous la forme de l’existence du Démon, d’un archange déchu à l’image de Samaël dans la tradition juive. Et le roman, globalement, l’intrigue policière qui est l’une de ses trames, ne sont ici que les cadres formels d’un nouvel essai, d’une réflexion authentiquement philosophique qui semble suspendue entre deux pôles, Pascal et Nietzche (auquel je reviens donc) : deux pôles, deux réponses « religieuses », celle du théologien catholique qui gardait cousu dans son habit le témoignage de son expérience mystique de novembre 1654 et celle de l’antéchrist qui déclare (dans son livre éponyme) abolir l’ère chrétienne « le 30 septembre 1888 du faux calendrier ». Le premier est largement cité dans « anéantir », le second, très peu – mais il semble bien planer partout sur ce texte. On sait l’importance que la philosophie de Schopenhauer a eue pour Nietzsche qui lui a d’ailleurs peu rendu hommage. On sait aussi que Houellebecq est un excellent connaisseur du premier – il s’en est déjà expliqué et lui a consacré un essai en 2017 –, et je vois bien qu’ici, sa démarche est proche de celui qui se prétendait « le premier psychologue » et dénonça de manière radicale la « moraline » chrétienne, et sur le plan politique la démocratie parlementaire. Je parle bien de Nietzsche. Insistons sur un autre point, si ce dernier était philologue de formation, s’il a développé une pensée politique plutôt négative, il savait aussi parler de psychologie et de sociologie ; et s’il avait été tant marqué par Schopenhauer, ce n’était pas par son œuvre de moraliste (les « parega et polipomena »), mais par sa métaphysique (« Le monde comme représentation et comme volonté »). Et si « anéantir » peut être considérée comme une réflexion philosophique consubstantielle de l’œuvre de Houellebecq et qui trouve ici un nouveau développement, il faut bien parler de métaphysique, d’où l’importance qu’il attache au désir et à la sexualité. Alors, qu’importe que les intrigues montrent parfois un peu de faiblesse, que leur crédibilité soit discutable, et surtout qu’un suspens laborieusement construit nous laisse sans dénouement – je parle de l’intrigue policière. Juger ce livre comme un simple roman, ou s’en tenir au style, serait passer à côté de l’essentiel. Mais c’est aussi tout le « problème » de la littérature, si cette incise m’est permise dans un texte déjà trop long. Tout écrit ne constitue pas une œuvre littéraire. Encore faut-il qu’il réponde d’une double ambition, quant au fond et à la forme. Et déclarer que c’est le style qui fait la littérature est à la fois juste et réducteur. Il y a des textes littéraires sans fond – je pense à la façon dont le Nouveau roman a pu se fourvoyer dans les années cinquante ; il y a des essais dont la forme est moins travaillée dans un souci esthétique que d’efficacité. Il y a aussi des œuvres philosophiques qui sont littéraires, et, à l’évidence, d’autres qui ne le sont pas.

Houellebecq est un immense écrivant, car, non seulement il bouscule les limites de la littérature, mais il est universel – il l’a toujours été. Que veux-je dire ? Si un jour des thésards des prochains siècles souhaitent comprendre notre époque, comme aujourd’hui certains cherchent désespérément à comprendre l’antiquité gréco-romaine, ils trouveront plus de matière dans son œuvre que dans celle de certains sociologues et préfèreront sans doute la lecture de Michel Houellebecq à celle de Marcel Gauchet. Qu’il note ici avec amertume l’évolution de nos sociétés « la tournure générale que les choses avaient prise, avec cette ambiance pseudo-ludique, mais en réalité d’une normativité quasi fasciste, qui avait peu à peu infecté les moindres recoins de la vie quotidienne », ou qu’il pointe les conditions ignobles que nos sociétés font à leur vieux (et le scandale des EHPAD), ou dans « Sérotonine » la question paysanne – en 2016, on dénombrait en France plus d’un suicide de paysans par jour (je ne trouve pas de chiffre plus récent) –, ou encore dans « Soumission » celle de l’islamisation de la société française, il est toujours universel (si l’on peut réduire l’universel à l’occidental).

Mais, avant de conclure, je veux revenir sur la dimension de philosophie morale de l’œuvre d’un écrivant qui, il y a quelques années, avait rédigé « un projet de nouvelle Constitution », projet libertaire que je n’ai pas « étudié ». Houellebecq oppose dans « anéantir » de Maistre (une référence zemmourienne) à Rousseau que Nietzsche détestait et traitait de « tarentule morale ». Oui, ce « divin rousseau » cher à Robespierre qui le nommait ainsi – Nietzche parle dans « Aurore » de « la pensée du fanatisme moral qu’un autre disciple de Rousseau se sentait et se proclamait destiné à réaliser, je veux dire Robespierre qui ambitionnait « de fonder sur la terre l’empire de la sagesse, de la justice et de la vertu »» – cher aussi à Mélanchon qui assume son culte à Robespierre et au « divin Rousseau ». On m’excusera peut-être d’emboiter ainsi les références. Houellebecq qui commet ici le crime de lèse-majesté, en interprétant de Maistre, de considérer la Révolution française comme un moment maléfique, de douter de sa nature, de sembler contester ce qu’elle a produit, la dimension démocratique du système bourgeois, et qui en rajoute en prédisant l’avènement prochain d’une nouvelle séquence mortifère, post démocratique, que l’un de ses personnages – Macron en l’occurrence – serait en train de préparer, quitte à miser sur l’élection d’un jeune candidat brillant du Rassemblement National – suivez mon regard –, sur l’échec de son mandat, pour qu’il puisse être alors possible de proposer une réforme constitutionnelle et de solder la Cinquième république et tous les espoirs populaires d’une hypothétique régénération de la démocratie.

Et si j’ai voulu insister ici sur la polymorphie des livres de Houellebecq : d’abord romanesque, toujours sociologique, nécessairement politique, réellement philosophique, c’est que je comprends qui si la question qualitative est posée au critique « littéraire », s’agissant d’essais philosophiques dont le projet est non seulement d’analyser, mais plus encore de défendre des thèses à contrecourant, ainsi que des positions « politiques » qui en découlent, le critique, nécessairement interpellé par les questions morales sous-jacentes, ne peut pas être plus objectif que je le suis dans cette chronique. Un dernier mot sur cette morale qui est tout le contraire d’une « moraline », pour dire que c’est une morale qui se construit « au-delà du bien et du mal », mais « entre le désir et la mort ».

 

Comment conclure cette critique d’« anéantir » –  le titre est en minuscule, comme si l’idée même d’anéantissement était anecdotique, s’agissant d’une chose aussi dérisoire que la vie d’un homme ou d’une civilisation ¬– si ce n’est en avouant que je reste un inconditionnel de Houellebecq ; et son dernier livre ne me fera pas changer d’avis, ni sur l’œuvre, essentielle en ces temps de décadence de l’Occident et de nihilisme bienpensant, ni sur l’homme dont j’apprécie la liberté d’esprit, l’extrême sensibilité aux détresses humaines, et cette lucidité coupante comme la lame d’une guillotine. J’ai cité, pour ouvrir cette chronique – sur laquelle plane l’esprit de Nietzsche (j’insiste et assume ce point quitte à être le seul à le faire) –, l’auteur de « De l’inconvénient d’être né », j’aurais pu partiellement citer Nicolas Gomes Davilla, et mettre en exergue l’un de ses aphorismes qui me semble faire précisément écho à la pensée de Houellebecq : « Les trois ennemis de l’homme sont : le démon, l’État et la technique ».

A quoi sert l’UNESCO ?

L’UNESCO, un machin couteux dépendant de l’ONU, s’est récemment penchée sur la question de l’Intelligence Artificielle. Et en novembre dernier (le 22), ses experts ont pondu un : « Projet de recommandation sur l’Éthique de l’Intelligence artificielle ». Je l’ai lu, laborieusement.

C’est un texte bureaucratique, rédigé par de nombreux experts, et qui a tous les défauts de ce type de production : il est sans densité ni consistance, trop long eu égard à son contenu, et sa cohérence est douteuse. Car surtout, faute de poser ses bases, et préférant lister un nombre considérable d’attendus sans intérêts, mais obligatoires, il passe à côté de son sujet et dit, assez mal, en une vingtaine de pages ce qui aurait pu l’être en quatre. On imagine bien ce que sa rédaction a dû coûter, un coût sans cohérence avec sa valeur opératoire. On est bien là dans un pur bureaucratisme stérile.

Il aurait dû, pour éviter de se fourvoyer ainsi, ne pas confondre morale et éthique, et déjà distinguer les technologies, les outils et les usages. Et s’agissant de l’Intelligence Artificielle, ne pas confondre une technologie dont la puissance fascine et effraye, les outils qu’elle permet de concevoir en nombre quasi infini, et les usages de ces outils qui effectivement, mais eux seuls, posent des questions éthiques. Le terme « d’Éthique de l’Intelligence Artificielle » ne veut donc rien dire, et force est de constater que l’UNESCO a produit ce très long texte – 27 pages dans la version à laquelle j’ai eu accès – sur un sujet mal cadré. C’est un peu comme la maîtrise de la fission nucléaire des atomes lourds, autre technologie redoutable, car d’une puissance sans humaine mesure. On a su en faire des armes de guerre qui ne sont que des « outils » destinés à tuer, mais aussi des centrales nucléaires – autres outils, mais plus pacifiques. Ce qui pose problème, ce n’est pas vraiment la technologie en soi, ni vraiment les outils qu’elle permet de fabriquer, mais leurs usages. L’IA permet ainsi de fabriquer, par exemple, des systèmes de reconnaissance faciale. Ces systèmes, ces outils ne sont pas en soi condamnables. Mais l’usage qu’on en fait aujourd’hui massivement en Chine et demain en Europe est très problématique. Développons ce point : le système communiste soviétique, pour surveiller ses citoyens, utilisait l’intelligence naturelle d’un nombre si considérable d’agents du KGB qu’il s’en trouvait dans chaque immeuble, et parfois à chaque étage. Aujourd’hui, cette intelligence humaine peut être avantageusement remplacée par des systèmes automatiques dotés d’une intelligence artificielle sans que la question éthique soit reposée dans des termes nouveaux. Car l’IA n’est qu’un moyen, puissant et neutre, pour des fins dont on peut, dont on doit questionner la dimension morale.

Cela étant compris, tout le texte apparaît comme un simple verbiage sans le moindre sens, et dont on peut contester, sur le simple registre de la logique discursive, la cohérence. Mais le déconstruire ligne à ligne pour montrer que ce texte boursouflé n’est qu’un charabia inepte, serait long et de peu d’intérêt.

 

Mais je veux bien essayer de sauver les principes évoqués à son chapitre III.2., non pas comme principes éthiques de l’IA – je viens de m’en expliquer – mais comme principes de bonne administration (avec ou sans IA). Étant au nombre de 10, je les parcours rapidement.

Principe de proportionnalité et d’innocuité : Je lis par exemple que « la méthode d’IA retenue devrait être adaptée et proportionnée pour atteindre un objectif légitime et ne devrait pas porter atteinte aux valeurs fondamentales énoncées dans la présente recommandation – en particulier, son utilisation ne devrait pas constituer une violation ou un abus des droits de l’homme ». Passons sur « l’abus des droits de l’homme » qu’un lobbyiste étatique ou commercial a dû glisser ici. Et illustrons ce premier principe par la question de l’obligation vaccinale et de l’utilisation de l’application « TousAntiCovid ».  Si le pass vacinal peut être aujourd’hui contesté, c’est précisément du simple fait que la méthode « liberticide » serait « disproportionnée pour atteindre l’objectif légitime de sauver des vies ». Et cela se discute. Quant à l’application conçue pour les téléphones portables, si elle utilise une IA, ce n’est pas son utilisation qui pose problème, mais le choix de développer cet outil et de l’utiliser dans le cadre d’un dispositif global qui a été validé en France, mais retoqué dans d’autres pays – ces derniers ayant contesté la proportionnalité des moyens au but. Et ce premier exemple montre assez que l’utilisation par les bureaucraties nationales d’un certain nombre de dispositifs attentatoires aux valeurs fondamentales humaines et aux droits de l’homme pose un problème général et profond d’éthique, mais qui n’est pas directement lié à l’utilisation de l’IA, et que le présent texte ne traite pas. Revenons à ma première comparaison. L’IA est une « bombe » atomique, mais la seule question éthique est celle de la guerre. Avec le développement des techniques liées à l’IA, le Marché et la Bureaucratie vont pouvoir continuer à détruire les droits de l’homme, mais à une tout autre échelle. Les questions éthiques se posent donc, avec une acuité sans doute plus forte, une prégnance plus lourde, mais pas différemment. Car elles se posaient déjà dans les mêmes termes avant le développement de l’IA qui, sur le plan éthique, ne pose pas de problème nouveau. L’UNESCO aurait donc été mieux inspirée à produire des recommandations sur l’Éthique des dispositifs promus par le Marché et la Bureaucratie, en arguant, dans son préambule que le développement de l’IA rendait cette question plus critique encore et justifiait l’urgence de la présente réflexion.

Je note aussi, dans ce chapitre, que « les systèmes d’IA ne devraient pas être utilisés à des fins de notation sociale ou de surveillance de masse ». La Chine, qui est membre de l’UNESCO depuis 1946, doit-elle comprendre que l’UNESCO lui conseille de développer ses outils de notation sociale et de surveillance de masse, sans avoir recours à l’IA, ce qui est techniquement possible, afin que l’éthique soit sauve ? Est-ce l’IA qui est problématique ou la notation sociale ?

 

Les principes exposés suivants sont : Sureté et sécurité ; Équité et non-discrimination ; Durabilité, Droit au respect de la vie privée ; Surveillance et décisions humains ; transparence et explicabilité ; Responsabilité et recevabilité ; Sensibilisation et éducation ; Gouvernance et collaboration multipartites et adaptatives. Toutes ces thématiques sont sensibles – il y en a d’autres. Mais la question posée, je le rappelle à nouveau, n’est pas celle de l’IA, mais bien des choix du Marché et de la Bureaucratie de s’essuyer les pieds sur les principes garants des droits de l’homme, avec ou sans l’IA. Je n’en prendrais que deux nouveaux exemples : vie privée et responsabilité.

La Bureaucratie, dont le tropisme totalitaire est une constante, viole de plus en plus systématiquement la vie privée des gens. Le recoupement des fichiers de données (numériques ou pas) et l’existence des réseaux sociaux ont renforcé ce processus ; le traitement des données collectées par une IA va encore accélérer et massifier ce viol. La loi de finances française 2020 a ainsi autorisé le fisc à aller explorer les réseaux sociaux pour y chercher des informations. C’est une disposition présentée comme expérimentale, mais l’expérience montre que ce type de disposition devient rapidement pérenne, avant de prendre une tout autre dimension ; et la CNIL n’est en la matière que le cache-sexe du pouvoir. Et il faudra beaucoup plus qu’une recommandation de l’UNESCO pour protéger un droit au respect de la vie privée dont le Marché se fout et que la Bureaucratie n’a jamais reconnu.

Sur la responsabilité – et ce sera le dernier point que je choisis d’évoquer ici – je lis encore : « La responsabilité éthique des décisions et actions fondées d’une quelconque manière sur un système d’IA devrait toujours incomber en dernier ressort aux acteurs de l’IA selon le rôle qui est le leur dans le cycle de vie du système d’IA ». Cette formulation alambiquée est à nouveau très problématique et pose la question, propre à l’IA, de la délégation de responsabilité à la machine – question non pas éthique mais morale. J’y viens donc. Et je voulais conclure précisément sur ce point capital. Toute la problématique « morale » de l’IA – et on ne confondra donc pas morale et éthique –, c’est qu’elle est capable, par définition, de décider de manière autonome, de faire des choix inattendus ou imprévisibles. Et on doit donc ici, non seulement distinguer la responsabilité « effective », causale, et la responsabilité « morale », mais surtout la responsabilité humaine et celle d’un artefact. Et c’est un problème, non pas de droit, mais de philosophie. Dans son ouvrage sur « La Quatrième Révolution Industrielle », Klaus Schwab évoque une vingtaine de points de bascule attendus d’ici 2025 ; notamment « Première machine d‘intelligence artificielle au conseil d’administration d’une grande entreprise ». Si on le suit, et au-delà de 2025, cela veut dire qu’un jour des IA pourront codiriger de grandes entreprises, et comme le modèle de ces grands groupes et leur efficacité font rêver l’administration, on peut aussi imaginer le jour où des IA codirigeront des gouvernements et pourront, par exemple, être en position de travailler contre l’homme pour protéger l’environnement. Et cela nous fera alors une belle jambe de considérer que « la responsabilité éthique des décisions et actions fondées d’une quelconque manière sur un système d’IA incombe aux concepteurs de l’IA », c’est-à-dire à l’homme ayant inventé l’artéfact. Alors que la responsabilité tout court aura été déléguée à la machine, comme c’est déjà le cas dans certains domaines (la banque, les assurances, etc.). Ces sujets, comme celui du « travail irresponsable » – la responsabilité ayant été transférée à la machine –, sont des sujets de fond. Évidemment, la recommandation de l’UNESCO n’apporte rien à ce débat, aucune réponse à cette question, aussi insoluble que celle sur le libre arbitre, de la répartition des responsabilités morales entre le délégant et le délégataire, question complexifiée ici deux fois : si le délégant est un homme et le délégataire une machine – ce qui est déjà un problème  – et si le délégataire est une administration sans visage obéissant plus ou moins à un pouvoir évanescent, l’un et l’autre, irresponsables de fait et déléguant au Marché, sans vraie transparence, la conception d’un outil qui deviendra, en bout de chaîne, délégataire de ce pouvoir de ruiner les droits de l’homme.

 

Si l’usage de l’IA ne soulève pas, en soi, de questions éthiques, on peut donc néanmoins questionner son développement sur le plan moral, comme on aurait pu questionner, sur ce même plan, une certaine forme de connaissance. L’Ancien Testament condamnant « la connaissance du bien et du mal », elle peut donc être considérée comme immorale. L’avortement, le suicide ou le clonage peuvent aussi être interdits pour les mêmes raisons. Toujours, pour des raisons morales, la manipulation génétique, la fabrication de nouveaux êtres vivants (les chimères), la fabrication de robots dotés d’organes biologiques artificiels, ou encore la création d’une véritable intelligence artificielle, peuvent aussi être interdites pour des raisons morales et afin de ne pas dépasser notre statut de créature en disputant à Dieu son statut de créateur. On pourrait aussi considérer – ce n’est pas mon point de vue – que la connaissance doit être limitée, car certains secrets n’appartenant qu’à Dieu devraient rester cachés.

La question morale posée par l’IA étant aussi, je le rappelle, celle de la responsabilité d’une intelligence mécanique – avec une forme de conscience. Car prétendre que l’IA n’est pas moralement responsable, mais que son créateur l’est, c’est considérer que chacun reste responsable de ses enfants, quel que soit leur âge ; sauf à considérer que nous sommes tous des irresponsables, notre créateur étant seul responsable des actes de l’humanité. Encore, et je m’en tiendrai là, on pourrait interdire au Marché, pour des raisons morales, tout traitement d’information personnelle non strictement nécessaire au service d’une commande, ou interdire à l’Administration toute intrusion dans la vie privée des gens. Il y a donc bien des questions morales qui se posent – et ne peuvent se résoudre que de manière binaire (autorisé ou non). Mais une fois considéré que l’IA ne pose pas de problème moral en soi, et a donc le droit d’être développée, une fois donc autorisée la création des IA, ce problème moral étant (bien ou mal) réglé, restent les problèmes éthiques liés aux outils et aux usages.

 

Dans ce même ouvrage, le Président fondateur du Forum de Davos écrit « Des algorithmes sophistiqués sont capables de créer des récits dans n’importe quel style adapté à un public donné ». Nul doute que bientôt l’UNESCO n’aura même plus besoin de faire appel à des commissions d’experts couteux pour pondre pareilles recommandations. Une IA y suffira. Comme le dit encore Schwab « plus sûre, moins chère », j’ajouterai « plus cohérent ».