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Désespérer de l’écologie politique

Suis-je d’un naturel pessimiste ? Si je devais répondre, ce serait par une pirouette : non, je reste optimiste pour ce qu’il en est du long terme, mais, pour le court terme, je suis effectivement très pessimiste. Et de remarquer qu’à long terme, nous serons tous morts.

Comment être aujourd’hui tout à la fois lucide et optimiste, quand on prend pleine conscience de notre finitude individuelle et de la façon dont notre société nous empêche de vivre. Nous sommes des empêchés prisonniers d’un présent dont le seul horizon est de devoir bientôt mourir. Reste la foi. La question serait donc celle-ci : comment être optimiste quand on n’a pas la foi, qu’on ne croit ni au miracle, ni à Père Noël, ni aux lendemains qui chantent ? Comment réenchanter le monde, après un vingtième siècle qui fut celui des grands massacres totalitaires (Hitler, Staline, Pol Pot, Castro, Pinochet, et tant d’autres), et un vingt et unième qui nous montre déjà le visage de nouvelles formes, modernes, de totalitarisme ?

Nous perdons chaque jour un peu plus de liberté et l’humanité est, de mon point de vue, condamnée. La terre, qu’on me permette cette image si usitée sans être éculée – elle fonctionne de mieux en mieux – est un corps malade de ses parasites qui lui pompent le sang et la polluent de toutes leurs déjections. Elle en est malade à ne plus savoir comment tourner rond, et sa fièvre inquiète. Il est vrai, qui n’en a pas fait l’expérience, que l’hyperthermie a sur les corps des vertus thérapeutiques. Cinq cents ans avant notre ère, Parmenides disait déjà « Donnez-moi le pouvoir de provoquer de la fièvre et je soignerai toutes les maladies ». C’est sans doute un peu court, car si la fièvre est un signe et une réponse « saine » d’un corps malade à une agression, elle peut aussi lui être fatale si elle dépasse certains seuils. Faut-il poursuivre l’analogie et considérer que la terre est un méga organisme qui essaye, par tous les moyens, de tuer ses parasites ?

 

De ce point de vue, il y a bien au moins deux écologies, l’une qui s’intéresse à la planète qu’elle veut comprendre et protéger des méfaits de son parasite, l’homme, l’autre qui s’intéresse à l’homme et à ses rapports à l’environnement. Le second est humaniste, spéciste, c’est celle du Pape François et de la majorité des militants d’EELV. La première est moins portée médiatiquement et s’est émue des désordres de la nature (disparition d’un million d’espèces vivantes, depuis un demi-siècle) avant que la dérive climatique ne bouscule la vie des hommes et qu’ils s’inquiètent, non pas pour la planète, mais pour eux-mêmes, pour leur confort sur la terre. La première considère donc que le problème c’est la dégradation de la nature, la rupture des équilibres, la seconde la dérive climatique ; la première s’inquiète de la maladie, la seconde de la poussée de fièvre du malade menaçant ses parasites ; la première veut changer de système de développement, la seconde ne s’inquiète pas de la quatrième évolution industrielle (4.0) et ne veut que repeindre le système en vert.

Et je veux en prendre deux exemples. Sandrine Rousseau disait encore ce matin dans le poste (1er octobre) : « la nature est notre bien commun ». La sémantique est révélatrice. Et si ces propos n’étaient que judéo-chrétiens… Un écologiste non spéciste n’aurait jamais dit cela, considérant que la nature n’est pas un bien, mais qu’en plus, la nature n’appartient pas à l’humanité. Pour ce dernier, la nature n’est donc pas un « bien commun ». Sandrine Rousseau est donc sur la ligne que le pape a défini dans son encyclique laudato si’ (rédigée en préparation de la COP21) quand il écrit par exemple « la croissance démographique est pleinement compatible avec un développement intégral et solidaire ».

Le deuxième exemple que je prendrai, c’est ce concept d’écoféminisme. Si l’écologie, c’est la science de la nature et l’éthique de son respect, alors le féminisme n’a rien à voir là-dedans, car non seulement la nature se fout du féminisme, mais elle a « souhaité » (façon de parler) distinguer l’homme et la femme, et faire que l’homme soit, en moyenne, plus grand, plus lourd, plus fort que la femme, moins handicapé par la maternité ; et elle a produit le patriarcat qui est le schéma partout présent et qui ne pourra évoluer que le jour où le nombre de femmes diminuera fortement par rapport au nombre d’hommes, et où la polyandrie s’imposera.

Oui je suis pessimiste et désespéré de la politique.

Faut-il avoir honte d’avoir des couilles ?

J’entends avec consternation une militante écolowoke parler de « déconstruire l’homme ». Je dis « écolowoke » car, se disant « écoloféministe », elle s’autorise l’invention sémantique de concepts nouveaux et contestables. Alors, allons-y, pourquoi s’en priver ?

On ne peut déconstruire l’homme comme concept, sans déconstruire les hommes, car l’un procède de l’autre : c’est bien la distinction des sexes qui est à l’origine du genre, et l’homme de chair et de couilles qui est à l’origine du concept d’homme.

Et que veut dire alors « déconstruire l’homme » ? Quand déconstruire l’homme, c’est déconstruire les hommes, tous les hommes.

On sait que l’enfant précède l’homme, ou que d’une certaine façon, « L’enfant est le père de l’homme ». J’emprunte cette formule au poète Wordsworth « The child is father of the man ». Déconstruire l’homme, ce qui n’est pas le réformer ou le reformater, c’est donc tuer l’enfant qui est dans l’homme, c’est-à-dire tuer l’homme. Car il faut être clair sur les termes, déconstruire une maison, c’est bien la démolir « proprement », faire table rase pour construire en lieu et place autre chose.

Et je vois bien dans cette folie déconstructive, une atteinte à notre civilisation au grand plaisir de tous ceux qui ne rêvent que de lui substituer la leur. Et ce lent suicide aux dimensions masochistes n’est pas sans interroger le nihilisme des politiques que nous menons depuis l’après-guerre. Mais plus encore, alors qu’Aragon prétendait que « la femme est l’avenir de l’homme », j’en viens à me demander – jouant Brel contre Ferrat – si un certain féminisme n’est pas le fossoyeur de l’homme, et, partant, celui de notre civilisation.

 

L’insoluble question du libre arbitre

Cioran, avec le l’humour qui caractérise sa prose moraliste, écrit dans « Ébauches de vertige » que « s’il y avait une solution au libre arbitre, la philosophie n’aurait aucune raison d’exister ». Cette question controversée traverse en effet et la philosophie et la théologie comme une trainée de poudre. On se souvient de la violence des échanges entre les théologiens Érasme de Rotterdam (du libre arbitre) et Martin Luther (du serf arbitre). Ce dernier, retrouvant la pensée d’Augustin, nous livre une doctrine, en quelque sorte duale. Tout d’abord, il considère que l’homme n’est pas libre, car prédisposé au mal ; un penchant-péché, originel-congénital. Et, seconde dimension, cette prédisposition ne peut être surmontée-effacée que par la foi, donc par une grâce dont l’homme ne dispose pas. L’homme, marqué dans sa chair par le mal propre à son espèce depuis les temps adamiques, ne peut donc se sauver par ses œuvres : seule la foi sauve. L’homme sera donc jugé par sa foi et non par ses œuvres, car « la foi précède les œuvres », c’est-à-dire que seule une foi véritable – un bon arbre – peut produire les œuvres attendues du chrétien authentique – les bons fruits. Et la foi est une grâce que Dieu seul décide d’accorder. Prier pour avoir la foi est donc souhaitable, mais ni absolument nécessaire ni suffisant. Dieu seul décide.

Schopenhauer – nous allons rester sur une philosophie allemande – répond dans « Le monde comme volonté et comme représentation » à ceux qui contesteraient cette doctrine de la prédisposition au mal, du « serf arbitre » : « Cet authentique dogme évangélique est de ceux qu’aujourd’hui une grossière et plate manière de voir rejette ou dissimule comme absurdes, dans son attachement, malgré Augustin et Luther, envers cet esprit de concierge typiquement pélagien qui n’est autre que le rationalisme d’aujourd’hui ».

Insistons sur cette doctrine en clarifiant son exposé : l’homme ne peut se sauver par sa volonté, car ce ne sont pas les œuvres de la volonté qui sauvent, mais celles de la foi. Où s’opposent évidemment de manière radicale Luther et Schopenhauer d’un côté, Nietzsche de l’autre.

Mais cette doctrine a le mérite de revenir aux sources vétérotestamentaires du christianisme, au premier livre de la Thora et au mythe du péché originel que le christ est venu racheter en témoignant de la vérité de Dieu par sa vie, sa mort et sa résurrection, afin que chacun croie et puisse être relevé, sauvé – guéri de cette prédisposition au mal qui entache toujours la vie humaine, même dans ses plus belles œuvres, et qui fait que tout « bien » cache toujours une étincelle de « mal », un intérêt, une satisfaction que seule la foi, désintéressée par nature, ne contient pas. Schopenhauer le dit « Si c’étaient les œuvres (lesquelles trouvent leur source dans des mobiles et une intention préméditée) qui menaient à la béatitude, alors la vertu ne serait jamais qu’un égoïsme ingénieux, méthodique, voyant loin ».

Mais force est de constater que le Christ a échoué, car il ne fut pas cru par ses contemporains, et si peu par les générations qui suivirent. Et là où le fils de Dieu a échoué, comment imaginer qu’une armée de fonctionnaires ecclésiastiques réussirait ? Mais sa venue n’a pas été sans conséquences, car, comme l’abbé Loisy l’a écrit : « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue ». Et on pourrait rajouter l’inquisition, ses procès et ses bûchers, les schismes et les guerres de religion, le prosélytisme chrétien et ses génocides.

 

Pour ma part, même si je vois trop la dimension totalitaire de cette idée de ne juger que par la foi et non pas les œuvres, je dois rendre les armes à Schopenhauer en comprenant des arguments qu’il ne m’est pas possible ici de verser intégralement au dossier, faute de place. L’homme est effectivement « prédisposé au mal » par sa nature même. Affaire d’anthropologie plus que de théologie ; même s’il dresse sa volonté au bien comme on domestique un animal sauvage (Homo lupus est). Et j’accepte cette idée de devoir combattre ses démons et domestiquer le loup qui est en nous. Mais, pour qu’il devienne l’agneau de Dieu, qu’il devienne « véritable vertu et sainteté », encore faut-il qu’intervienne un « miracle » de l’extérieur, ce que les chrétiens appellent la grâce ; sinon toute vertu est fausse ou « petite vertu » ; et que ce miracle sauve l’homme, le libère et lui donne la vie éternelle. Car, comme le rappelle Schopenhauer « l’homme est fait pour la mort ». Mais je m’interroge sur l’intérêt social, donc politique d’une religion qui prépare l’homme à un miracle qui statistiquement n’intervient pas, désespérant les hommes de bien, de petite vertu.

 

Puis-je résumer ce point de vue sur le libre arbitre ? Toute volonté est déterminée par la nature même de l’être de volonté ; pour l’humain, par ses spécificités anthropologiques. Si le miracle de la grâce opère, alors c’est la volonté qui disparait, avec le désir, et ne demeure que la nécessité d’être ce en quoi la foi nous a transformés : un être purement moral, un saint si l’on veut, peut-être un demi-dieu ; mais surement plus un homme, car on est alors retranché de l’humanité, peut-être élevé, et par cela libéré de notre condition humaine, charnelle, peccamineuse. Mais cette doctrine ne peut fonder une religion ; tout au plus une école philosophique.

Il n’y a de progrès que moral

Sans doute me faut-il m’expliquer sur cet aphorisme : « Il n’y a de progrès que moral ». Je crois que « l’homme est un projet » (autre aphorisme). C’est aussi le sens de cette ancienne formule, « Deviens qui tu es quand tu l’auras appris », une exhortation que l’on doit à Pindare, un poète lyrique du Ve siècle avant le Christ (dans cette ode, il interpelle ainsi Hiéron, tyran de Syracuse). Devoir « devenir ce que l’on est », une intuition que les philosophes comme les religions ont reprise à leur compte, et qui, pour un esprit aussi peu religieux que le mien, peut constituer toute une Mystique.

Il me semble que cette invite s’adresse à l’homme en tant qu’homme, de fait, à l’humanité en tant que telle. L’homme est, ce que la tradition aristotélicienne nomme une entéléchie, non pas un être parfait, mais un être ayant en soi sa fin et sa perfection et qui trouvera sa perfection en devenant ce qu’il est. L’humain est donc un être en devenir, un projet ; et ce projet s’inscrit, depuis le début des temps humains, dans un cadre naturel que le judéo-christianisme considère comme créé par Dieu pour son avatar. L’homme ne peut donc être dissocié de la nature dont il procède, ce que toute la philosophie antique avait compris.

Tout progrès ne vaut donc que comme progression de l’homme vers la découverte et la réalisation en actes de ce qu’il est ; et de ce point de vue, un progrès technique ne peut être qu’un moyen de progression (ou de régression) vers cet idéal. Et si une civilisation est bien ce projet même, porté en un lieu et un temps par une communauté humaine, la fin de l’histoire ne pourra être que l’avènement de l’ère des premiers hommes, de l’homme complet, accompli dans sa plénitude. Et toute décadence civilisationnelle, comme celle que l’Occident vit depuis plus d’un siècle, n’est qu’un égarement du projet humain, une fausse route conduisant dans une impasse fermée par un mur.

Et, s’agissant de l’Occident, cette fausse route a d’abord été de renoncer à la nature, puis de la violer et de la surexploiter, puis d’accepter des perversions idéologiques fatales : l’humanisme spéciste est une perversion de l’humanisme, le refus de la finitude de l’homme, de sa dimension animale, en est une autre. De même, le refus des déterminations congénitales, biologiques ou sexuelles des individus. Ne parlons pas du racialisme qui, exacerbant la race, favorise le racisme, ou du féminisme qui s’égare sur le terrain de la haine du masculin. Mais vouloir sanctuariser la nature au point de couper l’homme de ses racines ou de l’obliger à vivre dans des « smart cities » est du même ordre. Je conclurai comme j’ai débuté, par un aphorisme à ma façon : « Il faut déshumaniser la nature, pour renaturaliser l’homme ».

Droit et sources des droits

Les Français qui défilent chaque samedi, qu’ils soient antivax ou bien vaccinés refusant le pass sanitaire, le font aux cris de « liberté, résistance ». La question de la liberté, bien qu’elle soit centrale, n’est pourtant pas présente dans les débats autorisés, je veux dire orchestrés par la médiacratie. Mais c’est sur la question corollaire des droits que je voulais porter un regard particulier, quitte à revenir plus tard sur ce qui se joue vraiment avec le pass sanitaire.

Notre déclaration de 1789 consacre les droits de l’homme naturels et imprescriptibles. C’est une approche, non seulement intéressante, mais qui me convient bien. Je défends cette idée qu’il y aurait grand danger à jouer les apprentis sorciers et à vouloir nier ou dépasser les lois de la nature. Et ce pourrait déjà constituer un clivage politique essentiel, notamment entre deux formes d’écologie, entre les progressistes qui veulent à tout crin se confronter à la nature, la dompter, la subjuguer – de toute façon, l’exploiter et la surexploiter – et ceux qui acceptent son autorité et sont prêts à la respecter. Sur ce registre, je dis parfois qu’il faut cesser d’humaniser la nature et, par contre, renaturaliser l’homme. Et quitte à retrouver une religion, je préfère Spinoza à Paul de Tarse.

Même s’il s’agit d’une construction conceptuelle, on peut considérer qu’il y a bien deux types de droits, les naturels et les autres, politiques ou sociaux ; et, dans cette optique, je défends l’imprescriptibilité des premiers. Mais encore faut-il revenir à l’épistémologie pour définir le concept de droits naturels, voir où cela nous mène et s’interroger plus avant sur la notion d’imprescriptibilité. Je ferai tout cela, rapidement, en précisant déjà que ce sont ceux que la nature ayant fait l’homme lui a donnés : le droit de penser, et je suis sensible à cette possibilité de le faire sans être « entendu » ; celui de parler, donc de dire ce que l’on conçoit ; celui de marcher, donc d’aller d‘un point à un autre suivant nos besoins ou notre humeur. Surtout, avant tout autre, celui de vivre, donc de trouver dans la nature le minimum de ce qui nous est nécessaire. Mais si ces droits sont « octroyés » par la nature, alors ils le sont pareillement pour tous les êtres vivants qui, du point de vue de la nature, sont de même valeur, j’allais dire de même nature. Cela posant alors aussi la question du droit « naturel » de vivre pour ce million d’espèces biologiques que nous avons détruites, depuis un demi-siècle et à jamais, et notre droit à détruire l’environnement. Quant à l’imprescriptibilité, si tant est que ces droits soient « prescrits » par la nature, alors ils le restent et nul n’est besoin de le déclarer solennellement, sauf à ce que ces prescriptions doivent aussi être confirmées ou infirmées par l’homme – on pourrait conceptualiser que la nature octroie et que l’homme prescrit ; l’humain se mettant alors au-dessus de la nature. Je ne suis pas sûr que cela me convienne…

Quant aux droits politiques, à l’évidence, ils sont au moins de deux natures : ceux que l’on revendique et ceux qui nous sont accordés (octroyés) ou retirés. Cette distinction étant fondamentale, s’agissant de liberté.

 

En fait, ce que je voulais dire, c’est qu’il n’y a pas de philosophie politique sans philosophie du droit, donc sans une forme de cohérence dans l’établissement de principes juridiques qui ne devraient pas être de simples références, parfois mobilisées, souvent méprisées, mais des sources auxquelles il faut régulièrement revenir s’abreuver. L’occident est dans une impasse, faute d’être en capacité de répondre aux questions de la liberté et de l’environnement. Sauf à laisser les choses en l’état, ce qui serait un suicide, il faudra bien revenir aux questions existentielles, à savoir : qu’est-ce qu’un homme et quel doit être son rapport à la nature ?