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Restons sur la politique

Restons sur le plan politique pour redire, déjà, que toute la perversité de notre époque tient dans cette formule : « Obéissez et nous vous garantirons vos droits individuels fondamentaux » ; une formule qui fait pendant à cette autre, qui n’est plus celle de la Bureaucratie, mais celle du Marché : « Profitez de nos services et laissez-nous nous occuper de tout ». Mais c’est bien ce marché de dupe que je refuse absolument, car je ne veux pas n’être qu’un animal de rente, un mouton dans le pré. Et que ce pré soit maigre ou gras m’importe peu. Je veux un peu de vraie liberté, quitte à la payer par la faim et le froid.

 

La volonté du peuple, ça n’existe pas, car le peuple n’est qu’un concept ; et si les concepts ont du pouvoir, ils n’ont pas de volonté. Ce que nous appelons « intérêt général », c’est-à-dire « le bien public », ou « le bien commun », se réduit donc souvent à peu de choses et ne peut suffire à occuper le champ politique ou à constituer l’essentiel de ses fins. Car nos débats politiques sont souvent moins axiologiques que méthodologiques.

Par ailleurs, la volonté générale ne peut être décrétée ni par un responsable politique ni par un juge ou un philosophe, encore moins par un fonctionnaire qui ne peut évidemment en juger, ou par un institut de sondage. Car elle n’existe pas a priori, n’étant que le fruit improbable d’un processus délibératif très étendu qui permet de faire converger plus ou moins largement les aspirations personnelles en dépassant les égoïsmes. Dans le meilleur des cas, cette convergence prend la forme d’un consensus que l’on peut qualifier de bien public. Dans d’autres cas, ce processus qui est alors plus de clarification et de raffinage que de construction, d’élaboration, conduit à un affrontement radical entre deux conceptions axiologiquement irréconciliables, ou entre deux sensibilités à la vie ; et le plus souvent entre deux façons de positionner un curseur entre deux options radicales qui ne conviennent pas plus l’une que l’autre. Et la délibération garde alors tout son intérêt comme clarification et rationalisation. Il faut alors trancher entre ces deux options finales clarifiées, accepter le rapport de force, et, soit renoncer à décider et à agir, soit mettre en suspension la démocratie pour faire prévaloir le point de vue majoritaire, c’est-à-dire se résoudre à accepter la dictature du plus grand nombre pour peu qu’elle préserve a minima les intérêts minoritaires.

 

Pourquoi voulais-je évoquer le processus délibératif ? Parce qu’il n’y a pas de démocratie véritable qui ne soit représentative – malheureusement –, directe – dans le même temps –, mais aussi participative et délibérative ; et parce que l’on parle de démocratie délibérative depuis plusieurs décennies sans voir de vraies avancées dans le domaine (Habermas, Rawls, etc.).

Mais comment un système politique pourrait-il être à la fois représentatif et direct ? N’y a-t-il pas contradiction dans les termes ? De fait, on voit mal comment une démocratie pourrait ne pas être directe, sauf à renoncer à son caractère démocratique ; et comment les démocraties de masse pourraient ne pas être représentatives ? Il n’y a donc qu’une façon de résoudre l’équation, de dissoudre l’aporie : s’assurer que les représentants des citoyens sont à la fois représentatifs, et qu’ils représentent bien leurs électeurs et non pas leurs partis d’affiliation ou les dirigeants de ces partis. Il faut donc qu’à tous les niveaux, ils soient tirés au sort pour des mandats courts, afin que soit réalisée la « confusion des dirigeants et des dirigés ». Car c’est la ruine de la démocratie quand on laisse une élite politique se créer, à côté du peuple, et vivre et travailler dans des palais protégés par des gardes mobiles.

Faut-il vraiment plaider pour la participation des citoyens aux affaires publiques ? Je pense la plaidoirie inutile, mais sans doute faudrait-il distinguer les citoyens, engagés dans la vie politique, et les nationaux-non-citoyens qui ont choisi de ne pas s’investir, mais qui ne peuvent être écartés de la vie démocratique ; ceux-ci ne sont pas prêts à accepter les devoirs exigés des citoyens, mais ces nationaux politiquement passifs doivent néanmoins participer aussi à l’élaboration des décisions. Car décider pour quelqu’un sans lui, c’est toujours lui imposer cette décision ; c’est donc toujours attenter à sa liberté, car tout ce qui est imposé est liberticide.

Quant à la démocratie délibérative, elle est nécessaire, soit pour créer ces consensus qui font nation, soit pour clarifier les différences axiologiques, mais ces processus de délibération doivent être normés et qualifiés précisément, et je renvoie chacun à la lecture d’une très abondante littérature sur la démocratie délibérative. Mais je saurai aussi y revenir.

Philosophie et philosophie politique

En parcourant parfois, en vérité très rarement, ces textes que je sème comme Petit Poucet ses cailloux blancs pour éviter de me perdre tout à fait en route, je constate la forte proportion de chroniques politiques. Comment cacher cet intérêt évident pour la chose publique et cette forte préoccupation de l’actualité ? Mais la politique étant un champ philosophique comme un autre, dès que l’on parle d’éthique, le glissement de l’un à l’autre se fait naturellement. Et puis cette importance des mots en philosophie comme en politique, et parfois même ce goût pervers de la jonglerie langagière, cette permanente tentation du sophisme. Mais reste encore à ne pas confondre politique et philosophie politique, politicien et philosophe.

Ces deux figures, celle du politicien et celle du philosophe, ne pouvant d’ailleurs que se rencontrer et s’opposer. On connait ce souhait de Platon dans le livre V de « La Politique » de voir les rois devenir philosophes ou les philosophes être couronnés ; mais c’est à une autre méditation sur une remarque d’Epictète que je veux aujourd’hui inviter mon lecteur. On la trouve au chapitre XXII des Entretiens, un texte sans doute un peu moins lu que le Manuel, car plus laborieux. Son disciple Arrien nous rapporte la réponse d’Epictète à un jeune homme qui « paraissait avoir du penchant pour la profession de Cynique et lui demandait : « Quelle sorte d’homme doit être le Cynique ? » ». Le philosophe essaye de l’en dissuader, considérant que prétendre devenir un philosophe cynique, « messager des dieux », c’est mettre la barre un peu haut car la philosophie « est une manière de vivre » – formule à méditer, notamment par « ceux qui font aisément profession de maîtres en philosophie » et par ceux qui les écoutent.

Après avoir montré l’extrême difficulté de se comporter, en différentes circonstances, en cynique, il oppose les figures du philosophe et du responsable politique en présentant le philosophe et sa fonction publique en ces termes : « Si cela te fait plaisir, demande-moi aussi s’il prendra part aux affaires publiques. Nigaud, peux-tu songer à une politique plus noble que celle dont il s’occupe, demander si on ira à Athènes discourir des impôts et des revenus, quand on doit discuter avec tous les hommes, aussi bien avec les Athéniens qu’avec les Corinthiens ou les Romains, non pas des revenus, ni des ressources publiques, ni de la paix ou de la guerre, mais du bonheur et du malheur, de la bonne et de la mauvaise fortune, de la recherche de la liberté ? ». Et sans faire mienne la philosophie d’Epictète dont je pourrais discuter longuement les limites, je ne peux que le suivre ici. Le responsable politique s’occupe d’économie, et il suffit de les écouter – mais leur formation de haut fonctionnaire y est pour beaucoup – pour constater qu’ils ne s’intéressent qu’à cela. Le philosophe, lui, doit justifier sa vocation par le fait qu’il s’occupe de toute autre chose ; en fait de choses infiniment plus importantes : les questions du bonheur et de la liberté, de la vie, en somme. C’est sans doute pourquoi les hommes et les femmes politiques sont pléthores, les agrégés de philosophie nombreux, quand les philosophes sont si rares. Et ces derniers nous font cruellement défaut, à moins qu’ils ne se cachent ou que les médias ne les gardent dans l’ombre.

C’est pourquoi je veux insister encore sur ce point largement développé dans les entretiens et trop peu dans le manuel : La philosophie est une manière de vivre, et de vivre libre – c’est-à-dire non compromis ; et le philosophe ne peut être un conférencier vaniteux ou un producteur de discours abscons ou fumeux. Car il doit être utile ; et pas seulement à lui. Sa philosophie doit donc avoir une fin, d’où l’importance en philosophie de l’éthique défendue, et l’intimité de la philosophie et de la philosophie politique.

Lassitude

Parfois, la philosophie même m’agace un peu et j’en viendrais à douter de l’intérêt de continuer à discourir sur le monde-comme-il-va et à réfléchir sur ce que pourrait être une vie belle et heureuse. Lassitude. Ce flot de mots ne serait-il que le fruit logomachique d’une addiction comme une autre, une manie qui masquerait un problème existentiel plus profond, incurable, ou tout du moins inqualifiable ? Et parfois aussi, il m’arrive, petit bonhomme présomptueux, de croire avoir fait le tour de la question. Car je vois trop que le bonheur doit pouvoir se résumer à trois ou quatre petites choses qui, ajoutées les unes ou autres, le garantissent assurément : la santé, la beauté, la jeunesse, et, pour ne pas avoir tout-sauf-l’essentiel, la chance de vivre auprès de gens qu’on aime. Mais je me place, trop évidemment, du côté des Occidentaux qui ne meurent pas de faim et vivent en relative sécurité.

Sinon, sinon, reste la foi, qui en fait n’est que la croyance en une improbable redistribution des cartes, un repêchage de la vie qu’on appelle la grâce ; et après laquelle certains déshérités courent comme d’autres jouent au loto. Évidemment, si avec l’âge et la consomption de l’être la santé faiblit et que, côté beauté, ça ne s’arrange décidément pas malgré tous les artifices de la mode ou de la chirurgie des chairs, et que par ailleurs on est incroyant, je ne vois plus trop ce qu’il reste comme prise à l’espoir. Et c’est peut-être alors que la philosophie peut éviter de sombrer dans la misanthropie, le dégoût de soi ou la haine de la vie.

Quant aux écoles philosophiques, aux doctrines sectaires qui balisent toute recherche sur l’histoire des idées, je vois bien qu’il faut en user comme des condiments en cuisine. On ne se nourrit pas de condiments, mais c’est vrai qu’ils ajoutent une vraie dimension à tout ce que l’on consomme. Un peu d’épicurisme ici, une pincée de stoïcisme là, un soupçon de platonisme pour tempérer l’amertume d’une trop forte dose de nietzschéisme. Il faut en user avec mesure selon les circonstances, mais toujours les avoir à disposition pour donner un peu de goût à la vie, relever certaines fadaises, ou effacer parfois un arrière-goût de pourriture.

 

Lassitude

Parfois, la philosophie même m’agace un peu et j’en viendrais à douter de l’intérêt de continuer à discourir sur le monde-comme-il-va et à réfléchir sur ce que pourrait être une vie belle et heureuse. Lassitude. Ce flot de mots ne serait-il que le fruit logomachique d’une addiction comme une autre, une manie qui cacherait un problème existentiel plus profond, incurable ? Et parfois aussi, il m’arrive, petit bonhomme présomptueux, de croire avoir fait le tour de la question. Car je vois trop que le bonheur doit pouvoir se résumer à trois ou quatre petites choses qui, ajoutées les unes ou autres, le garantissent assurément : la santé, la beauté, la jeunesse, et, pour ne pas avoir tout sauf l’essentiel, de vivre auprès de gens qu’on aime.

Sinon, sinon, reste la foi, qui en fait n’est que la croyance en une improbable redistribution des cartes, un repêchage de la vie qu’on appelle la grâce ; et après laquelle certains déshérités courent. Évidemment, si avec l’âge et la consomption de l’être, la santé faiblit et que, côté beauté, ça ne s’arrange décidément pas, malgré tous les artifices de la mode ou de la chirurgie, et que par ailleurs on est incroyant, je ne vois plus trop ce qu’il reste. Et c’est peut-être alors que la philosophie peut éviter de sombrer dans la misanthropie, le dégoût de soi ou la haine de la vie.

Sommes-nous tous condamnés ?

Pour que la vie soit, il faut bien que la mort fasse son œuvre laborieuse et patiente ; et que le monde même se régénère, quitte à pourrir d’abord.

 

Nuit debout a échoué à éveiller les consciences et à changer quoi que soit. Depuis, un néolibéral méprisant la démocratie a été élu à la présidence française. Aujourd’hui, le mouvement des gilets jeunes touche à sa fin ; je le crois et m’en désespère un peu. Ailleurs, on se souvient d’Occupy Wall Street (déjà 8 ans) ou, dans le même temps, mais géographiquement plus proche, du mouvement des « Indignados ». Tout cela semble avoir été vain, car rien n’a vraiment bougé. Syriza a trahi, Podemos n’a pas convaincu. Et ne parlons pas de la France Insoumise, empêtrée comme jamais. Épuisement, abattement.

 

Non, je ne veux pas croire à la vanité de tout cela. Ces mouvements nous ont déjà redonné espoir en l’homo politicus ; et ce qui a alors été semé doit nécessairement donner un jour des fruits. Je veux le croire, comme Gramsci en prison écrivait à son frère : « Je suis pessimiste avec l’intelligence, mais optimiste par la volonté ». Mais qu’il est dur de faire bouger les choses quand le Système est à la fois si bien ancré dans nos vies et si bien défendu par des médias qui appartiennent à quelques grandes fortunes. Je reparlerai une autre fois de l’indigence de la télévision et de la perversion à avoir tant augmenté le nombre de fonctionnaires qui vivent du Système et le défendent quotidiennement (+ 40 % en quarante ans). Mais gardons espoir, au-delà du raisonnable, quitte à faire fi de notre intelligence, de mon incrédulité congénitale : le Nazisme a été vaincu, le Communisme stalinien aussi ; et même s’il reste des métastases, l’espoir en de meilleurs lendemains a refleuri. Évidemment, depuis, d’autres totalitarismes sont à l’œuvre et d’autres combats sont à mener hic et nunc. Et l’ennemi est toujours le même sous des masques différents, toujours aussi liberticide et méprisant de l’individu. Il porte aujourd’hui celui, insolent, de la technobureaucratie ; et le combat pour les libertés n’a pas changé de forme : il oppose toujours démocratie et totalitarisme, les gens contre le Système ; et les romans d’Orwell ou d’Huxley n’ont jamais été plus d’actualité.

Mais chaque fois que les cauchemars reviennent, comme une eau sale qui monte, il est plus difficile de garder la tête hors de l’eau, de s’opposer à l’intolérable, car le Système s’ancre toujours plus profondément dans nos vies et nos consciences. Il est aujourd’hui encore plus difficile de s’opposer au cours des choses, de faire bouger les lignes. Si le progrès, c’est d’avoir toujours plus de prise sur nos vies, alors nous devons parler de regrès.

 

Le monde est de moins en moins adapté à l’homme et le système que nous avons construit collectivement, ou que nous avons laissé construire, non seulement méprise de plus en plus l’homme, mais pourra bientôt se passer de lui. Mais après tout, n’est-ce pas une forme de retour des choses, une preuve d’une palingénésie de l’histoire – ce qui me ramène à cette réflexion sur le progrès ? On ne doit pas oublier que pour l’essentiel de son temps sidéral, le monde a fonctionné sans l’homme, avec sa dynamique propre, ses lois, son désir d’expansion, ses écosystèmes stables. L’homme ne s’est pas contenté de s’inscrire dans cette dynamique naturelle et, faute de trouver dans l’ordre cosmique des choses, une justice à sa mesure, a inventé l’idée de dieu et a souhaité construire une réalité nouvelle, humaine, chaque fois plus affranchie de la nature. Il s’est inventé un Dieu à son image pour pouvoir déclarer que lui, l’Homme, avait été créé à l’image de son créateur, et prétendre ainsi s’humilier devant l’Éternel dans un mouvement où je ne vois que de l’orgueil. Et cette réalité a fini par faire système, et fonctionnera bientôt sans lui. Déjà la bourse fonctionne sans l’homme qui ne décide plus d’investir ici et maintenant, d’acheter ou de vendre tel titre, telle monnaie, tel produit dérivé. Bientôt, ce n’est plus seulement le trading qui sera réalisé par des logiciels, c’est l’ensemble de l’économie, comme la guerre ou la politique, qui seront régulées par des progiciels et des automates. Ce sera la fin de la politique, car à quoi bon faire de la politique quand c’est une administration au service d’un système autorégulé qui n’aura d’autre logique que de perdurer en l’état et d’accroitre son pouvoir sur le monde, qui décide. Ce sera pour le coup la fin de l’histoire, c’est-à-dire la fin de l’homme comme individu jouissant d’autonomie et du pouvoir de faire des choix. Et ce sera la fin progressive de l’humanité, jusqu’à ce que le système fonctionne entièrement sans humains ; ce qui ne sera qu’un retour des choses. Et c’est pourquoi j’évoquais la palingénésie chère aux stoïciens, cette idée d’un temps circulaire, et cette évidence que le progrès n’est pas linéaire. Sans doute a-t-on trop assimilé les progrès technologiques et le progrès humain. Si le progrès technologique n‘a pas de limites, il a néanmoins cessé depuis longtemps de constituer un progrès pour l’homme, progrès qui ne pourrait se mesurer qu’au critérium du mieux vivre ou de l’élévation morale des gens.

Je l’ai déjà dit, il n’y a de progrès que moral, et force est de constater que ce que le progrès technologique qui par ailleurs détruit l’environnement nous offre, c’est un monde toujours moins confortable pour la masse, toujours plus violent, toujours plus totalitaire, toujours moins moral, toujours plus désespérant au sens premier du terme ; un monde sans avenir désirable. Qu’on me laisse le crier en ces termes : c’est l’espoir qu’on assassine !

 

Encore un point. C’est bien la fin de la Politique quand la Technobureaucratie a usurpé tout le pouvoir. Mais quand la politique n’est plus possible, ne reste que la violence des peuples qui ne peut s’exprimer que dans la rue, à moins que le peuple ne soit subjugué, soit par un clergé, soit par un nouveau César.