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Court plaidoyer pour une spiritualité immanente

Je crains que nos valeurs ne soient mortes, faute d’avoir voulu les défendre, les faire prospérer sur un terreau ingrat. Et aujourd’hui, elles gisent ; et leurs cadavres en décomposition nous encombrent et commencent à puer.

Mais pour les faire vivre, encore aurait-il fallu que notre civilisation produise des hommes et des femmes capables de les porter comme un étendard flamboyant, au lieu de consommateurs jouisseurs et paresseux ; et peut-être aurait-il fallu que nos nations retrouvent une forme de virilité. Mais force est de constater que nos modèles sont autres, que l’U.E. est le ventre mou de l’Occident, et la Commission européenne sa structure la plus débile.

 

Le Marché a réifié le monde en réduisant tout, choses, êtres, gestes, pensées, à des valeurs monétaires négociables sur un Marché qui est devenu notre seul paradigme et notre horizon indépassable. Il a gommé toute spiritualité qui ne subsiste que comme trace évanescente. La grande faiblesse de l’Occident qui nourrit l’islamisme radical, c’est bien son incapacité à inventer une spiritualité sans dieu, sans transcendance, une spiritualité immanente, en d’autres termes, postchrétienne.

 

Si l’occident est décadent – pour reprendre cette formule qui s’impose dans beaucoup de discours –, c’est sans doute qu’il n’y a plus de nations capables d’incarner ses valeurs, plus de nations et plus d’éducation nationale, je veux bien dire d’éducation aux valeurs nationales. L’éducation nationale aura été la marque d’une séquence aujourd’hui close de construction des États nation, structures incompatibles avec le nouveau monde à Manu, celui de l’alliance du Marché et de la Bureaucratie.

Jadis familiale, avant de devenir nationale, l’éducation est aujourd’hui l’affaire du Marché, et cette évolution fatale et structurante mérite qu’on y revienne et s’y attarde. Sous l’Ancien régime, époque où les gens bougeaient très peu, socialement et géographiquement, l’éducation des enfants était l’affaire de la famille élargie, et de la communauté, essentiellement villageoise. Et l’église y prenait évidemment sa place. Et les valeurs transmises étaient, de ce fait, traditionnelles : autorité du pater familias, du roi au nom de Dieu, de Dieu le père. Après la révolution, l’éducation est devenue étatique, et d’autant plus uniforme que l’État était centralisateur, jacobin. Qu’on se souvienne de la façon dont les langues régionales – je poste ces chroniques depuis la Bretagne – ont été quasi éradiquées. Et notre troisième république a poussé très loin cette logique, et l’école de la république a tenu, dans cette construction de la nation française et de la promotion de ses valeurs : liberté, égalité, fraternité, un rôle déterminant, avec, comme pivot, la figure de l’instituteur. Évidemment, la famille et la communauté ont continué à jouer un rôle, mais mineur ; grâce à quoi la langue bretonne s’est un peu maintenue, mais si peu. Mais de familiale, l’éducation est devenue nationale. Aujourd’hui, dans le nouveau monde, c’est le marché qui éduque, et les médias commerciaux ont remplacé l’école. Mais pas tant les journaux que les jeunes ne lisent pas, que la télé, et plus encore le cinéma, et depuis quelques années les réseaux sociaux où se développent de nouveaux métiers : celui d’influenceurs, par exemple. Mais plutôt que de pleurer sur la ringardisation de l’école, privée de son ministère de l’éducation, pour se contenter de la transmission de savoirs qui n’ont plus d’autre objet que de former les travailleurs dont le marché a besoin, on doit s’interroger sur les valeurs transmises par cette éducation de boutique, éducation de masse, transnationale. Car si l’État avait légitimement souhaité substituer en partie aux valeurs traditionnelles, les valeurs républicaines, le Marché promeut et impose aujourd’hui les siennes : démagogie, esprit de compétition, surexploitation, précarisation, loi du plus fort et mépris du faible, valorisation de l’argent, dématérialisation des engagements, tromperie, réification du monde, relativisme de toutes les autres valeurs ; et ses contrevaleurs : refus du don et de l’engagement. Et la technostructure en rajoute une couche. On appelle cela le nouveau monde et chacun est sensé y adhérer au nom de la modernité, faute de quoi, ceux qui s’y refusent sont moqués et leur refus montré comme une preuve de sénilité, de faiblesse, de ringardise. C’est ce que l’on appelle de la démagogique.

Profession de mescréance

Pour rester, un moment encore, avec Pessoa

 

À Pessoa qui écrit à plusieurs reprises – ce qui me fait dire que la forme du propos est murement posée : « je gis ma vie » ; Pessoa, mon frère d’âme, pour qui j’ai tant d’affection ; je voudrais répondre à travers le néant où il vit depuis qu’il a cessé de rêver, que moi, j’aurais tenté toute ma vie, désespérément, de ne point la gésir. Péché d’orgueil, assurément, et vaine vanité.

Profession de mescréance

Et l’amour dans tout ça ?

Pessoa, qui nous rappelle que « l’amour romantique est le produit ultime […] de l’influence chrétienne », écrit en juillet 1930 – je l’imagine à Lisbonne par une chaude soirée d’été, dans le petit meublé qu’il loue au quatrième étage de la rue des Douradores, sa fenêtre grande ouverte aux parfums qui montent du Tage jusqu’à la table de pin sur laquelle il est courbé et « pense ses impressions » : « Nous n’aimons jamais vraiment quelqu’un. Nous aimons uniquement l’idée que nous nous faisons de ce quelqu’un. Ce que nous aimons, c’est un concept forgé par nous – en fin de compte, c’est nous-mêmes. »

Je veux bien le croire. Mais reste le désir bien réel, parfois impérieux comme un dégout qui déséquilibrerait notre être et violenterait notre sensibilité : ruse de la nature selon Schopenhauer, conatus de l’espèce si l’on préfère user d’un mot de Spinoza. Et puis, ce plaisir, ou parfois cette épreuve quotidienne, domestique, du commerce de l’autre, tendre comme le bon pain ou dure comme un buis. Mais l’amour, lui, est une fiction, un supplément d’âme inutile et factice. J’en conviens.

 

Les couples qui durent ne se construisent pas sur les sables mouvants de l’illusion amoureuse, ce malentendu grossier. Ils se construisent, dans la durée, sur le plaisir partagé d’être ensemble, la confiance et l’estime ; et puis un désir qu’il ne faut jamais laisser s’étioler, quitte à utiliser tous les artifices de l’imagination et des fantasmes pour le maintenir chaud, quitte peut-être à s’en faire une éthique. Oui, c’est cela ! diététique et érotisme, c’est bien la seule religion qu’un peuple évolué devrait pratiquer. N’était-ce pas, d’ailleurs, la grande idée de Charles Fourier ? Moi Président… ; non ! moi ministre de l’Éducation nationale et des Cultes, réunissant, dans un sursaut d’honnêteté et un refus des hypocrisies ce que la laïcité a prétendu séparer, je substituerai, pour hâter la venue du « meilleur des mondes » –, en fait de « l’Harmonie » fouriériste –, à l’étude des tragédies classiques, l’apprentissage « par cœur » de sa théorie des mouvements, cet évangile d’avant-garde où il défend comme vertus cardinales : l’amour et la gastronomie. Mais, en distinguant évidemment les « amours d’harmonie » (amoures libérales et puissantielles) et les « amours de civilisation » (égoïstes et illibérales).

L’ère des comptables

Le primat du marché, c’est l’assujettissement de toute relation humaine aux canons de la pub : démagogie et promesses non tenues.

 

S’il me faut la définir au plus court, alors je dis que notre époque est démagogique. Prenez le Président Manu qui nous la joue sur le thème du progressisme : Nouveau versus Ancien monde, c’est-à-dire qui tient pour acquis que toute modernité serait un mieux – vieille lune et escroquerie intellectuelle puérile – et qui, par cet artifice de communication dont la grossièreté ne peut que me heurter, veut ringardiser ceux qui restent attachés aux anciennes valeurs, tous ceux qui refusent d’abandonner leurs vieux habits confortables et chauds, pour de nouveaux, branchés et colorés, mais taillés dans une toile de pauvre qualité. Et de quoi parle-t-il ?

Effectivement, chacun peut constater que le monde a changé, et je l’admets moi-même comme je pourrais dire que le temps change et que le vent se lève avec la marée qui flux ; ou encore qu’une aube naissante dans ses draps roses est la promesse d’un nouveau jour. L’Europe a déjà vécu de tels bouleversements, sans que les contemporains de ces mutations n’en aient d’ailleurs pris la juste mesure. Ainsi, aux premiers siècles de notre ère, nous sommes passés, ni pour le meilleur ni pour le pire, d’une ère païenne à une ère religieuse, en fait chrétienne ; et Nicée n’est, de ce point de vue, qu’un repère qui fait sens, car beaucoup d’évolutions religieuses, techniques, sociétales, ont concouru à cette émergence d’un nouveau monde idéel, et à la création de nouveaux paradigmes. Et dans le même ordre idéel, nous sommes progressivement passés, avec la Réforme – et là encore la fin de l’Ancien régime, bousculé par le Révolution, n’est qu’un repère chronologique –, de l’ère religieuse à l’ère politique. Et chaque fois, on pouvait légitimement mettre en regard et opposer dialectiquement nouveau et ancien monde, optimistes et pessimistes – autre façon de nommer les progressistes qui croient que l’avenir sera meilleur, et les réactionnaires qui, croyant qu’on va dans le mur, freinent des deux talons.

Aujourd’hui, nous sommes déjà engagés dans une nouvelle mutation, et le monde nouveau sera économique. Et si l’on veut, toujours de manière symbolique, rendre compte de cette histoire humaine, on pourrait au regard des périodes païenne, religieuse, politique, économique, proposer les images d’autorité du héros, du prêtre, du philosophe, et du comptable. Le monde est désormais gouverné par des comptables, et ce n’est pas un hasard si Manu est un économiste passé par la Banque Rothschild & Cie, puis par Bercy, et si son successeur sera probablement un produit de l’ENA dont l’univers sera limité aux chiffres et l’horizon à celui de la technostructure. Le champ politique est aujourd’hui déserté, ou réduit à l’économique si l’on préfère, laissant cette jachère aux populistes ; la nature ayant horreur du vide.

Le monde comme il est

Je ne suis pas le seul à avoir défendu cette idée : la philosophie est une optique, et cette optique est spirituelle. Dans « Totalité et infini », Levinas le dit d’ailleurs en ces termes – qui sont donc les siens. Et si j’ai de longue date adopté la formule, c’est que je crois à cette dimension essentielle de la philosophie : philosopher, c’est poser un certain regard sur les choses, comme au travers de la lunette d’un géomètre, avec quelques exigences : lucidité, mesure et droiture. Pas facile, et quelque peu présomptueux !

Pas facile de trouver les justes mots pour tenir un langage de vérité ; et c’est pourquoi je m’en prends si souvent à la démagogie de notre époque, car le propos du philosophe n’est pas de vendre, mais de redresser. En effet, Il n’a ou ne devrait avoir rien à vendre, ni idées ni concepts, ni la moindre idéologie ; mais il se doit d’éclairer, de donner à voir ou à entendre des édifiants, qui ne sont souvent que des faits choisis parce qu’ils font sens, même s’ils passent inaperçus du commun ; et de construire des concepts signifiants et méthodologiquement opérants. C’est ainsi que j’ai proposé, ici et dans d’autres textes, un cadre théorique des jeux de pouvoir et des dynamiques de captation à l’œuvre : au premier rang des forces au travail, le Marché, derrière lui la Bureaucratie, puis l’Opinion, ce que je nomme le Politique et enfin les Médias. Schéma simplifié, j’en conviens volontiers, mais qui m’aide à penser la société occidentale. Simplifié, car s’il est difficile de dénouer les Médias et le Marché – où classer Facebook ou Tweeter ? – il est tout aussi complexe de séparer vraiment, d’un côté l’Opinion et de l’autre les Médias qui la fond et la mesurent. Mais tout cela reste à méditer, et je voulais justement illustrer ce propos.

Il y a peu, suivant un bus, je lisais sur l’affiche à son derrière le titre et l’accroche du film : « Peppermint ». Cette accroche, en sous-titre de la photo d’une jeune femme belle, mais inquiétante, est celle-ci : « la justice a échoué, elle fera la sienne ». Je ne sais si la formule sera vraiment lue, ou si seule l’image dans les tons noir et sang retiendra l’attention, mais je crains que personne n’y voie le moindre mal.

 

Il s’agit évidemment d’un nouveau film américain, de genre, et que l’on peut classer dans la série des « Revenge stories », un genre déjà très ancien. Et si, curieusement, c’est le visage de Clint Eastwood qui s’impose à l’instant dans le rôle de l’Inspecteur Harry Callahan, un héros qui ne faisait pas dans la dentelle, beaucoup de films et de romans ont exploité la veine sanguinolente de la vengeance.

Ce nouveau film qui s’affiche aujourd’hui dans nos villes, comme une affiche de campagne électorale, véhicule une idéologie simple, sur laquelle je ne donnerai aucun avis : à savoir, si la justice ne donne pas raison à une victime, alors elle a le droit moral de se venger, et d’exercer une violence, voire une cruauté, moralement justifiée. Vieille idée qui se conçoit, et qui est le ressort de tant de tragédies où l’hubris de la vengeance est mise au rang des valeurs. Je pense aussi au Cid dont le récit épique prospère sur la même thématique. C’est quand même un peu l’Amérique de Trump, celle qui a la gâchette facile. Et on sait comment l’idéologie américaine, portée brillamment par Hollywood et les GAFAs infuse nos esprits. C’est en fait une idéologie préchrétienne, à la fois païenne, la colère d’Achille qui vient de perdre Patrocle, et juive, œil pour œil, dent pour dent. Tout le contraire du message des évangiles : tendre l’autre joue ; mais tout aussi contraire aux vertus républicaines : l’État étant censé détenir le monopole de la violence légalisée.

 

Et il faut bien remarquer que cette affirmation éthique qu’arborent les fesses des bus passe la censure française sans soucis, alors qu’une scène de sexe un peu trop crue serait interdite ou seulement tolérée, mais pas sans conséquence sur le classement du film. La Bureaucratie liberticide accepte donc que le Marché fasse la promotion d’une certaine éthique, objectivement antinomique aux valeurs républicaines, précisément françaises et jacobines, mais n’accepterait pas une outrance pornographique. Elle donne donc beaucoup plus d’importance à une question de mœurs sociétales que d’éthique politique. Et où se fonde ce puritanisme sexuel si ce n’est dans la religion chrétienne ? On ne peut donc que constater que la Bureaucratie, comme le Politique, plie, à la fois devant le Marché et ses choix idéologiques, et devant l’Église et son énorme difficulté à gérer sa libido. Oui, l’Église, comme ses prêtres, a une libido, et chacun a bien pris conscience de l’énorme difficulté de l’Église à aborder sainement les choses du corps et le désir des créatures de son dieu.

 

Et s’il faut encore rajouter quelques mots pour couper court à la remarque de mes lecteurs les plus vigilants, ou les plus exigeants, précisons ! Cette proposition qui est ici niée de refuser la vengeance est évidemment « christique », puisqu’elle constitue un enseignement fondamental du prophète juif. Elle n’a jamais constitué pour l’Église de Rome une quelconque valeur. Autre point qui ne sera pas ici développé, la chronique ayant ses règles de concision : l’idée qu’une victime acquière, de ce fait, un droit moral, ou se trouve élevée moralement du seul fait de sa souffrance, est bien chrétienne, même si je ne la trouve nulle part dans les évangiles qui professe exactement le contraire : la parabole des ouvriers de la onzième heure peut d’ailleurs être comprise ainsi.