Chronique urbaine

Comme le temps en cette fin août est beau et chaud et invite à la flânerie, je me suis interrogé sur ce que pourrait être, ici, en Europe, la vie bonne. Vieille rengaine philosophique… Mais quand on a du temps à perdre …

Ce serait déjà de vivre dans un environnement dont la nature n’aurait pas été éradiquée, stérilisée, et qui, par ailleurs, serait pour nous suffisamment confortable. Car nous avons pris des habitudes, probablement mauvaises ; et habiter un chez-soi douillet comme un nid est légitime.

Il conviendrait donc à ceux qui chercheraient cette vie bonne – vie douce serait peut-être moins ambitieux –, désintoxiqués des produits du Marché, guéris de leurs addictions modernistes, d’habiter des villes à tailles humaines. C’est du moins mon point de vue, car je trouve, dans tous les domaines, ce concept de taille ou de mesure humaine, pertinent. Un bouddhiste parlerait de juste mesure, pour cette idée de regarder les choses à son niveau, sans se hausser du col. Et cette idée était très présente – je pense à Platon et à Aristote – dans la philosophie grecque, comme dans sa littérature – L’Iliade n’est-il pas aussi un plaidoyer contre l’hubris ? Et cette exigence est centrale chez Montaigne qui nous invite « à vivre à propos », c’est-à-dire à chercher les réponses justes, c’est-à-dire adéquates, mais aussi mesurées. L’excès, la démesure, est toujours dangereux et cette course, « humaine, trop humaine », au super, à l’hyper est notre talon d’Achille. Achille étant précisément la figure homérique de l’hubris.

Mais concrètement, qu’appeler alors, une ville à taille humaine ? C’est une ville ou chaque famille pourrait avoir sa maison, même modeste, avec un jardin, même petit, où faire possiblement courir ses enfants et son chien, où pouvoir planter un arbre, cultiver quelques fleurs, passer un après-midi d’été dans une chaise longue à relire « Les Essais » ; une ville où les vieux pourraient rester «  à la maison », et de chez eux, marcher paisiblement vers la poste, un vendeur de nouvelles, une épicerie de proximité, un café ou ancrer ses habitudes, y être reconnu et discuter avec le patron de la vie du quartier.

Force est de constater que le nombre de villes à taille humaine décroit, au moins en France, et que ce que notre modernité nous propose, c’est de vivre dans des villes qu’il faut bien qualifier d’inhumaines. Mais l’homme s’habitue, progressivement, aujourd’hui à vivre dans des clapiers, demain je ne sais comment – notons que c’est la progressivité qui rend l’insupportable supportable. Et il s’habitue à croire que blanc c’est noir, qu’une contrevaleur est une valeur, et que l’inhumain est l’humain, et un jour s’il vit sur Mars, il finira par considérer que la planète rouge est acceptable, voire désirable. Quand on n’a plus que ça, on finit par aimer son malheur et à y tenir. Et la démagogie est là pour nous faire prendre un regrès pour un progrès, prétendre que, contestant une certaine modernité, les empêcheurs de tourner en rond souhaiteraient le retour aux cavernes, alors qu’ils en appellent simplement à une tout autre modernité, un tout autre progrès, un bon en avant décisif – ce qu’il convient de nommer un sursaut –, mais dans une tout autre direction. Et n’écoutez pas les experts qui vous diront qu’on ne peut prendre une autre voie, comme si notre effondrement était inévitable et qu’il convenait d’accepter cette perspective comme une juste fin des choses. Les experts défendent un certain système où les promoteurs, les bétonneurs en tous genres parlent fort.

 

Le luxe, ce serait tout simplement de pouvoir vivre, pas de survivre, c’est-à-dire de disposer d’espace et de temps, l’un et l’autre à soi, pour soi, pour y déployer son corps et en jouir librement. Ces choses qui nous ont été données par la nature et que le marché nous a volées. Un luxe, car une chose aussi primaire, première, aussi fondamentale à la réalisation de nos vies, nous est aujourd’hui chichement comptée. Quel paradoxe que de parler de progrès pour la perte de ces choses qui nous avaient été offertes. Alors que nous aurions dû consacrer toute notre énergie, toute notre inventivité à trouver, puis à parfaire les moyens de jouir de nos espaces naturels et de notre temps de vie, c’est-à-dire à perfectionner la vie, à en faire un art, nous avons tout gâché, et fait en sorte que l’espace devienne une rareté et le temps de même. Nous avons fait de la vie, j’entends de la vraie vie, distinguant ici comme le philosophe Raoul Vaneigem, vie et survie, un luxe que seuls quelques privilégiés peuvent connaître. Nous avons donc globalement régressé, et refusons de changer de cap.

 

Beaucoup partagent ce sentiment que notre temps subjectif s’accélère, et qu’il nous est en quelque sorte de plus en plus compté. En fait, ce sont les blancs qui font la durée subjective du temps, ces moments de disponibilité dont chacun peut jouir, soit en les remplissant au gré de son désir, soit en les laissant vacants : du temps laissé libre à la contemplation, à l’écoute, à l’attente de l’imprévu, à l’espoir d’une rencontre. Et si notre temps nous semble si rabougri, c’est que le Marché, considérant que ce temps est un temps de consommation possible, le réifiant en quelque sorte, nous mobilise en permanence, capte notre présence, pour ne plus nous laisser respirer, vivre, entre deux spasmes de consommation. On est par exemple frappé du temps que les jeunes passent les yeux sur un écran, consommant de manière télévisuelle leur vie. Et qui a encore une pleine conscience de l’omniprésence de la pub dans notre réalité sensible ? Une étude reste à mener pour savoir combien d’heures par jours un individu est exposé à la pub. Y a-t-il un seuil d’exposition critique, une dose maximale au-delà de laquelle, comme pour l’alcool, les neurones meurent ? Mais la publicité n’est pas seule responsable : notre temps est ruiné, car nous sommes, comme le rappelle le philosophe Giorgio Agamben en reprenant pour le développer ce concept à Foucault, prisonniers de « dispositifs » aliénants.

Il définit ainsi ce concept : « J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » ; et remarque comme moi : « Aujourd’hui il n’y a plus un seul instant de la vie des individus qui ne soit modelé, contaminé ou contrôlé par un dispositif ». Donc très loin des débats stériles entre la gauche ou la droite, entre les partisans de telle ou telle idéologie, à l’inverse de ce que les écologistes nous proposent – d’autres dispositifs de normes et de contrôles pour toujours plus de surveillance – c’est un combat pour récupérer ce temps et cet espace qui nous ait nécessaire pour vivre dignement qu’il faut mener. Sans liberté de vivre, pas de dignité.

 

L’homme survit et s’en accommode, dans un environnement de plus en plus étroit, borné, sans horizon, dans des villes inhumaines. Il accepte de donner son temps, sa vie au Marché et au Système qui le surveille et le contrôle en permanence. Il accepte, par la force des choses, que ce qui lui a été donné, gratis, l’espace, le temps, c’est-à-dire la vie, lui soit volé, qu’il doive donc la gagner, la regagner, et qu’elle devienne un luxe qu’il devra racheter très cher, pour en jouir de manière parcimonieuse, sauf à être bien né. Nous appelons cela la modernité, nous en sommes fiers – c’est dire notre état de formatage et de dépendance ; et, sans craindre la démagogie, nous appelons progrès ce long chemin qui nous a conduit au fond sordide de cette impasse. Vivement le grand collapse. Après, les animaux survivants pourront, dans leur langage à eux, reprendre cet aphorisme de Sylvain Tesson : « L’homme ne sera plus un jour qu’un souvenir terrifiant ».

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