Si je peste tant contre le caractère démagogique de notre époque pourrie par la com, c’est qu’à trop nommer lanterne ce qui n’est que vessie, on rend suspect le moindre propos, stérile tout débat et, ce faisant, on ruine toute possibilité de vraie relation. La presse, qui se satisfait toujours de répéter les mêmes dépêches d’agence dans les mêmes termes, est coutumière du fait et en a fait son modèle économique. Et la philosophie, science et quête d’une forme de vérité, s’enlise pareillement dans des discours faux ; à tel point qu’on peut se demander si philosopher a encore un sens. Stéphane Feye, le fondateur de Scola Nova Belgique, pointe ce problème de « confusion langagière » Conférence S. Feyeet tente d’en appréhender et l’origine, déjà ancienne, et les raisons, dont l’une est idéologique. Personnellement, je note aussi, de manière récurrente, ce problème de sémantique ; et quand c’est le devenir de la philosophie qui l’inquiète, je suis, moi, plus inquiet encore du mésusage général des mots dans nos sociétés dites de communication, des mots dévoyés et réduits à des éléments de langage aussi pervers que creux. Car cette pratique funeste a ruiné l’autorité politique, et plus généralement celle de tous les discours institutionnels. Si l’économie a subverti le politique, le libéralisme occidental tué les idéologies en déclarant « la fin de l’histoire … des idées », la communication a ruiné l’autorité du discours.
Prenez par exemple les catégories politiques traditionnelles, et quotidiennement questionnées. Et d’abord la démocratie, pour parler des « grandes démocraties occidentales », mais pareillement le libéralisme, classique ou néo, le socialisme, le populisme, l’humanisme, etc. Le sens de ces « ismes », le contour de ces idéologies, non seulement semblent bien s’être définitivement perdus, mais ces mots ne semblent plus être que des insultes dans la bouche qui les forme. Et interpeler quelqu’un de fasciste ou de communiste, c’est un peu comme de le traiter de con : un simple cri de haine, sans le moindre jugement de valeur que l’on puisse discuter, argumenter. Car un con n’est pas un sot…
Pour ma part, j’essaie de m’en tenir au sens des mots et à la définition des concepts, quitte à risquer le malentendu. Ainsi, j’entends par démocratie « la confusion des gouvernants et des gouvernés ». Pourquoi devrais-je en dire plus ? Mais, s’il le fallait, je dirais que c’est le contraire de la dictature de la majorité, c’est-à-dire l’exact contraire de ce que Luc Ferry, philosophe spécialiste de Kant, déclarait cette semaine à la matinale de France culture. Je le cite : « La démocratie, c’est l’alternance ». Non, la démocratie, ce n’est pas l’alternance de deux dictatures, celle d’un parti prétendument à gauche, suivant ou précédant celle d’un autre, s’affirmant à droite. Je le répète, avec Camus contre Ferry : la démocratie, c’est le contraire de la dictature de la majorité, c’est une recherche permanente du consensus, et donc corrélativement la protection des minorités et de libertés individuelles. Chacun jugera donc à l’aune de ces rappels si la France est une démocratie. « Confusion des gouvernants et des gouvernés », c’est une autre façon de m’en tenir à la définition de Rousseau qui explique cette confusion, en démocratie, du Prince et du Peuple ; le peuple étant, selon lui, prince et sujet : « Le Gouvernement est assujetti au peuple souverain, mais commande au peuple sujet ».
Quant au libéralisme, toujours pour faire simple et respecter le format de ces chroniques, on pourrait dire que c’est le primat du contrat sur la norme, de la société civile sur l’État ; et le néolibéralisme, comme refus de la règlementation, de la régulation par la norme ou la loi, est une simple, mais fatale perversion du libéralisme. J’ai toujours eu de la sympathie pour un certain libéralisme, considérant qu’un contrat équilibré et qui exprime la libre volonté des partis, leur désir commun d’un « arrangement », est souvent plus satisfaisant qu’une norme qui ne représente parfois que la volonté ou l’idéologie de l’administration. Et puis le contrat suppose la négociation, l’échange, donc présuppose la relation. Et chacun s’accorde à dire qu’un bon arrangement vaut mieux qu’un mauvais procès, ou encore que l’innovation est plus présente dans le privé que dans le public.
Il n’y a sans doute rien de plus fondé anthropologiquement que le troc, partie essentielle du commerce entre les êtres, et qu’est-ce qu’un village, si ce n’est le regroupement de foyers autour d’un temple et d’une place de marché. L’agora n’étant d’ailleurs qu’un lieu où commercer, c’est-à-dire où se retrouver autour d’un objet, d’un projet. Mais j’ai toujours été gêné par cette façon qu’ont les libéraux de n’avoir qu’une vision économique et juridique du monde, de le réduire à son appréhension bourgeoise. Et dans un monde libéral, la marchandisation du monde fait pendant à la juridisation des rapports humains et au mépris du don. C’est pourquoi je crains qu’il ne puisse exister de démocratie libérale. Il y a pourtant une dimension libertaire dans le libéralisme, et qui faisait dire à Serge July qu’il se définissait comme libéral libertaire, une autre façon de s’avouer gauchiste embourgeoisé. Et il y a aussi une dimension libertarienne dans le néolibéralisme. Mais, où serait donc le problème ? Peut-être, dans cette façon et de privilégier la société civile, sans remarquer que les corps intermédiaires font toujours partie de l’appareil d’État, et de privilégier le contrat, sans distinguer les différentes natures de liens contractuels. Personnellement, j’en distingue trois et au risque de faire plus long qu’à mon habitude, je veux aller au bout de cette analyse qui doit faire réfléchir.
Le plus courant est le contrat d’échange, une forme de troc formel qui permet d’échanger un produit qui peut d’ailleurs être un service, contre monnaie. Et l’économie de ce marché singulier, multiplié à l’échelle d’un Marché, constitue l’Économie. Cet acte d’échange, comme je viens de le rappeler, a donc une dimension anthropologique essentielle. Les animaux, que je sache, ignorent la prostitution. Le second est le contrat de partenariat qui se caractérise par le fait que l’objet du contrat n’est pas celui de l’échange ? C’est le cas quand on achète un travail, un service ou une prestation afin de réaliser autre chose. C’est, par exemple, le contrat d’un architecte qui rémunère sa prestation, alors que le véritable objet du contrat, c’est bien la maison à construire. Ce type de contrat se développe énormément dans la nouvelle économie, car tous les contrats de médiation ou d’intermédiation rentrent dans ce cadre. Et puis, il y a un contrat de troisième type, non pas d’échange ou de partenariat, mais de subordination. Je pense évidemment au contrat de travail, mais aussi à de nombreux autres contrats : un contrat de prêt bancaire, et tous ces contrats dont on ne peut négocier les termes qui sont imposés par l’une des parties. Ceux-ci, même s’ils ne sont pas tous léonins, ne procèdent ni d’un échange équilibré, ni d’une forme de partenariat, mais d’un simple rapport de force. Et ce rapport bancal est d’autant plus problématique que ces contrats ont souvent des clauses abusives, sont rédigés de manière obscure, et imprimés en petits caractères peu lisibles. Et si j’évoque un peu longuement les contrats et notamment ceux de subordination, c’est qu’on ne saurait parler dans ce cas, d’une liberté de contracter qui fonderait le libéralisme. L’homme mal né, sans ressources, n’a ni la liberté de ne pas travailler, ni celle d’aborder sa banque ou l’administration en position égale. Dans le meilleur des cas, c’est à prendre ou à laisser, dans le pire des cas, on ne peut qu’accepter, c’est-à-dire se soumettre. J’évoquerais aussi le contrat social cher à Rousseau. Qui a, un jour, réussi à négocier avec l’État une révision de ce contrat social, un arrangement personnel ? Déréguler, c’est donc aussi laisser se multiplier les contrats de subordination, et c’est pourquoi la liberté du Marché trouve très vite ses limites en se confrontant à la liberté des gens, car un Marché, non maitrisé ou mal maitrisé, abime la liberté des gens. Et si le libéralisme peut prétendre favoriser les échanges et défendre la liberté, le néo libéralise qui esquinte les relations est toujours liberticide.
À suivre …