Je voulais poursuive sur le thème du « devoir » et de « l’obligation morale » et profiter de cette occasion, en chroniquant son « Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction », pour rendre hommage à Jean-Marie Guyau, philosophe majeur disparu trop jeune, le 31 mars 1888, emporté par une phtisie à 33 ans. Nietzsche, que je cite beaucoup sur ce blog, sans doute pour le relire avec trop de constance, partage avec lui une forme de philosophie de la volonté, de vitalisme – formule que j’utilise ici avec prudence, et sans référence à ce que l’on appelle en philosophie ou en science : « vitalisme » ; et, à défaut d’avoir une dette – qui ne serait que très relative – envers le Français, il le cite plusieurs fois dans « Ecce Homo ».
Intellectuellement et sensiblement très proches[1], ils ne se sont pourtant pas rencontrés, alors que cela aurait pu, car les deux hommes, comme Fouillée le rapporte, ont tous deux séjourné à la même époque à Nice et à Menton[2]. Mais Guyau ne connaissait ni les thèses ni le travail de Nietzsche ; Nietzsche, par contre, possédait dans sa bibliothèque l’« Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction » qu’il avait, comme à son habitude, beaucoup commenté.
J’ai donc repris « l’Esquisse d’une morale… », et si je fais le choix ici, d’un court extrait de Guyau qui plaide, non pas pour une morale singulière, mais pour une posture mécréante, choisissant cet emprunt quitte à sortir de mon sujet, c’est que l’on pourrait croire qu’il y rend hommage à son confrère allemand ; et d’autre part que je souscrits évidemment à son propos.
« Bienheureux donc aujourd’hui ceux à qui un Christ pourrait dire : « Hommes de peu de foi !… », si cela signifiait : Hommes sincères qui ne voulez pas leurrer votre raison et ravaler votre dignité d’êtres intelligents, hommes d’un esprit vraiment scientifique et philosophique qui vous défiez des apparences, qui vous défiez de vos yeux et de vos esprits, qui sans cesse recommencez à scruter vos sensations et à éprouver vos raisonnements ; hommes qui seuls pourrez posséder quelque part de la vérité éternelle, précisément parce que vous ne croirez jamais la tenir tout entière ; hommes qui avez assez de la véritable foi pour chercher toujours, au lieu de vous reposer en vous écriant : j’ai trouvé ; hommes courageux qui marchez là où les autres s’arrêtent et s’endorment : vous avez pour vous l’avenir, c’est vous qui façonnerez l’humanité des âges futurs ».
C’est dans ce même ouvrage qu’il nous livre cet aphorisme qui m’a beaucoup marqué : « Le doute c’est la dignité de la pensée ».
Mais, si je voulais retranscrire un long extrait de Guyau, c’est aussi que la proximité des deux œuvres est formelle et qu’on pourra ainsi le constater. Je retrouve chez ces deux philosophes, comme chez tous ceux que j’aime, un vrai goût pour la langue – d’ailleurs, l’un et l’autre étaient aussi poètes, et l’œuvre poétique de Guyau n’est pas négligeable –, et j’apprécie particulièrement ces penseurs qui ont le souci de leur lecteur, un vrai sens pédagogique, et le goût d’une certaine élégance formelle du texte.
[1]. Remarquons, pour insister sur la proximité des deux destins, que si Guyau meurt prématurément en 1888, c’est justement l’année où Nietzsche tombe, foudroyé par une crise d’aliénation mentale qui met un terme définitif à sa vie de philosophe.
[2]. Nietzsche vécut à Nice et à Menton de janvier 1884 au printemps 1888 ; Guyau y meurt en mars.