La notion de miracle reste très marquée par la tradition chrétienne, car le concept suppose une possible intervention divine d’exception ayant un but déterminé – une fin qui justifierait, dans un contexte particulier, des moyens hors de mesure. Dieu sortirait de son silence énigmatique ou de sa réserve hautaine pour s’exprimer, ou pour répondre à une prière pressante. Tout miracle serait donc une théophanie.
Traditionnellement – et je m’en réfère ici surtout aux Lumières ou à ce que j’appelle les Clartés (celles du XVIIe siècle), le miracle était défini comme la suspension des lois de la nature. C’est par exemple la position du philosophe sceptique écossais David Hume, exposée dans son « Enquête sur l’entendement humain ». Il y distingue des « conjonctions coutumières », en prenant comme exemple le levé quotidien du soleil, et définit le miracle en « opposition de ces conjonctions coutumières » : la nuit qui tombe à midi pour laisser place au soleil quelques instants plus tard. Dans ce même essai, il écrit qu’« Un miracle est une violation des lois de la nature ». Un siècle plus tôt, Leibniz qui, en vrai scientifique et logicien convaincu, essaie de rendre compatible sa foi et la raison, s’exprime aussi sur les miracles, mais de manière plus subtile, notamment dans son « Discours de métaphysique » : « Puisque rien ne se peut faire qui ne soit dans l’ordre, on peut dire que les miracles sont aussi bien dans l’ordre que les opérations naturelles qu’on appelle ainsi parce qu’elles sont conformes à certaines maximes subalternes que nous appelons la nature des choses ». Il en vient, dans une approche qui est aussi celle de Malebranche à la même époque (1680) à distinguer « les volontés générales de Dieu », c’est-à-dire l’ordre des choses – décrit par les principes de la physique –, et ses « volontés particulières qui sont des exceptions de ses maximes subalternes » : les miracles. Hume se situe donc loin de Malebranche ou de Leibniz quand il conceptualise sous le terme de miracle une violation des lois de la nature, car ces derniers considéraient les volontés « générales » de Dieu inviolables (ce sont les lois de la nature, l’ordre naturel des choses) et les volontés « particulières » de Dieu (les lois arbitraires, naturelles ou parfois miraculeuses) : « Dieu n’a que deux lois : l’ordre qui est sa loi inviolable, sa loi naturelle, son Verbe, ou sa Sagesse, qu’il aime invinciblement ; et les décrets divins, lois arbitraires, desquels il se dispense quelquefois »[1].
Toujours à la même époque, Spinoza qui assimile Dieu à la nature, Dieu à ses lois, ne croit pas au miracle divin et considère dans le traité théologico-politique que les miracles sont « comme des apparentes dérogations à l’ordre de la nature » ; apparentes seulement, car, « si l’on admettait que Dieu agit contrairement aux lois de la Nature, on serait obligé d’admettre aussi qu’il agit contrairement à sa propre nature, et rien ne peut être plus absurde ».
Je pourrais tirer ce fil encore un peu, mais si effleurer un sujet se justifie dans l’idée d’éveiller une réflexion, ne le traiter qu’en partie ne fait pas sens.
Qu’en est-il pour un philosophe mescréant qui s’affranchit de tout contexte religieux ?
Le miracle, si l’on veut conserver ce concept en le recyclant dans une pensée plus laïque, c’est un évènement dont la probabilité d’occurrence est proche de zéro, mais qui, surtout, intervient dans un contexte spatio-temporel, conjoncturel, épistémique, où il fait sens pour celui qui en est le témoin ou l’acteur, ou qui le considère comme tel, et sait, lui seul, le déchiffrer. Et à défaut de constituer une théophanie, c’est au moins une épiphanie. Et choisissant cette terminologie, je tente de faire écho au texte de Joyce, Ulysse, dans lequel ce concept d’épiphanie est développé de manière originale. Je le comprends comme un moment particulier et rare de l’existence, ou les choses semblent faire sens, ou un voile se déchire et fait apparaître une modeste lumière qui, tout à la fois éclaire, un peu, mais surtout nous donne un repère – boussole et balise lumineuse.
Encore un point, si mon lecteur accepte de m’y suivre. Leibniz distinguait des violations de la loi divine et des dérogations aux décrets divins, c’est-à-dire une violation de l’ordre fondamental des choses qu’il juge impossible, et des violations de règles qu’il veut bien concevoir. Ne peut-on, pour le reformuler dans un langage plus contemporain, distinguer, les principes fondamentaux de l’univers, et je pense ici par exemple au premier d’entre eux, le principe de cohérence, et toutes les lois physiques qui en sont en induites ? Et partant, considérer que le miracle peut aussi être considéré comme quelque chose qui suspendrait les lois naturelles, c’est-à-dire à ce que Hume appelait la coutume, mais qui, néanmoins, ne serait pas proprement impensable. Donnons-en trois exemples. Qu’un homme supplicié et mort sur la croix sorte de son tombeau trois jours après son exécution, ou bien qu’une femme vierge enfante, ou encore qu’un être vivant soit éternel, voilà ce qui défie les lois de la nature. Mais est-ce inconcevable ? Après tout, si de mémoire d’homme les saisons ont toujours succédé aux saisons, et si la nature s’est toujours régénérée, pourquoi ne pas concevoir que les cellules humaines puisse aussi se régénérer et que l’homme puisse échapper à la corruption de son corps biologique. Par contre, je ne suivrai par Rabelais qui, dans « Gargantua », écrit « A Dieu rien n’est impossible, et s’il le voulait, les femmes auraient dorénavant leurs enfants par l’oreille ». Ce type de « miracle » me parait à tout le moins inconcevable.