Pessoa, qui nous rappelle que « l’amour romantique est le produit ultime […] de l’influence chrétienne », écrit en juillet 1930 – je l’imagine à Lisbonne par une chaude soirée d’été, dans le petit meublé qu’il loue au quatrième étage de la rue des Douradores, sa fenêtre grande ouverte aux parfums qui montent du Tage jusqu’à la table de pin sur laquelle il est courbé et « pense ses impressions » : « Nous n’aimons jamais vraiment quelqu’un. Nous aimons uniquement l’idée que nous nous faisons de ce quelqu’un. Ce que nous aimons, c’est un concept forgé par nous – en fin de compte, c’est nous-mêmes. »
Je veux bien le croire. Mais reste le désir bien réel, parfois impérieux comme un dégout qui déséquilibrerait notre être et violenterait notre sensibilité : ruse de la nature selon Schopenhauer, conatus de l’espèce si l’on préfère user d’un mot de Spinoza. Et puis, ce plaisir, ou parfois cette épreuve quotidienne, domestique, du commerce de l’autre, tendre comme le bon pain ou dure comme un buis. Mais l’amour, lui, est une fiction, un supplément d’âme inutile et factice. J’en conviens.
Les couples qui durent ne se construisent pas sur les sables mouvants de l’illusion amoureuse, ce malentendu grossier. Ils se construisent, dans la durée, sur le plaisir partagé d’être ensemble, la confiance et l’estime ; et puis un désir qu’il ne faut jamais laisser s’étioler, quitte à utiliser tous les artifices de l’imagination et des fantasmes pour le maintenir chaud, quitte peut-être à s’en faire une éthique. Oui, c’est cela ! diététique et érotisme, c’est bien la seule religion qu’un peuple évolué devrait pratiquer. N’était-ce pas, d’ailleurs, la grande idée de Charles Fourier ? Moi Président… ; non ! moi ministre de l’Éducation nationale et des Cultes, réunissant, dans un sursaut d’honnêteté et un refus des hypocrisies ce que la laïcité a prétendu séparer, je substituerai, pour hâter la venue du « meilleur des mondes » –, en fait de « l’Harmonie » fouriériste –, à l’étude des tragédies classiques, l’apprentissage « par cœur » de sa théorie des mouvements, cet évangile d’avant-garde où il défend comme vertus cardinales : l’amour et la gastronomie. Mais, en distinguant évidemment les « amours d’harmonie » (amoures libérales et puissantielles) et les « amours de civilisation » (égoïstes et illibérales).