Un jeune homme brillant, élève à Sciences Po est mort dans une rixe. Comment peut-on commenter un tel accident sans céder à la colère devant un tel gâchis ? Clément Méric était militant politique, et se déclarait anarchiste et antifasciste. Il était jeune, avait la vie devant lui. Aujourd’hui il n’est plus.
Aucun mot ne semble assez fort pour porter l’émotion, le dégoût et la peur que cet événement tragique suscite. On ne sait même pas si l’on peut rappeler d’autres faits-divers du même type, sans être suspecté de chercher à relativiser la chose, ou à faire diversion. Et que veut dire ici « du même type » ? Je pense au décès, dans la rue, de personnes agressées par des marginaux violents, organisés en bande à casser. Et le fait qu’ils soient skinheads ne me parait pas si fondamental. La chose aurait-elle été moins grave si l’agresseur avait été islamiste, sioniste, proxénète, agent de police, ou militant d’un parti d’extrême gauche ?
Tout a été dit sur les ondes, imprimé dans les journaux – tout et n’importe quoi –, mais quitte à dire ici quelques banalités, je reviens sur ce fait-divers en précisant déjà ce que l’on croit en savoir. Il y a eu bagarre entre deux groupes de jeunes politisés. Les coups ont fusé. L’un d’entre eux est mort, sans que l’intention de le tuer soit ici démontrée – cette dernière information pouvant évoluer dans les heures qui viennent, notamment si l’on apprenait que l’agresseur était armé d’un poing américain. Dès-lors, si l’on veut s’en tenir aux faits, et cela n’enlève rien à leur gravité, on ne peut parler, à l’heure où je m’exprime, de meurtre, mais d’accident, ou d’homicide involontaire. Certains penseront que cela ne change rien à la douleur de ses parents ou de ses amis, ne rend pas la chose moins intolérable, et que demeure le problème skinhead. Sans doute, mais les faits ne peuvent être pliés aux besoins d’un rhétorique quelconque.
Je ne m’attarderai pas sur la médiatisation de l’émotion. Chacun sait que l’émotion est le carburant des médias, et le matériau que les politiques travaillent quotidiennement, comme une pâte à modeler les consciences. Et tout est bon : amour, haine, pitié, peur ; faut que ça rit ou que ça saigne, que ça pleure de joie ou de dépit. Laissons donc cela de côté pour tout d’abord regretter la récupération politique de cet homicide par la gauche institutionnelle. Méric n’était pas des leurs. Ils devraient s’en souvenir.
En second lieu, on peut regretter cet amalgame entre les skinheads et le front national. C’est un peu court, approximatif. Et l’amalgame est un procédé que je trouve toujours insupportable. Marine Le Pen a un projet politique – qui n’est pas le mien –, une doctrine, des références culturelles, des propositions politiques – que je ne défends pas. Elle devrait pouvoir, dans un pays démocratique, représenter institutionnellement une partie très minoritaire mais significative, de la population. Notre système, peu démocratique, l’en empêche. Les skinheads, eux, n’ont rien dans la tête, ni idée, ni projet. Ils n’ont rien dans le ventre, si ce n’est de la bière forte. Ils ne font pas de politique, mais foutent la merde ; et nous effrayent tous. On ne peut donc les reconnaître comme constituant le peuple. Hannah Arendt utilise dans un contexte similaire le terme de populace. Dans son ouvrage « L’Impérialisme », elle en définit ainsi la notion : « Cet autre sous-produit de la production capitalistique : les déchets humains que chaque crise, succédant invariablement à chaque période de croissance industrielle, éliminait en permanence de la société productive ». Et elle explique de manière limpide que la populace, qui pour le dire avec ses mots, est la lie du peuple, les déchets de toutes les classes, est le produit de la société capitaliste. J’insiste sur ce point, en actualisant l’analyse. Les skinheads sont des scories de la social-démocratie, cette social-démocratie présidée hier par M. Sarkozy, aujourd’hui par M. Hollande et que Clément Méric combattait.
Enfin, je veux conclure, quitte à prendre quelques distances par rapport à ce drame, sur une question qui me parait assez essentielle, et que j’analyse comme un risque : celui d’une radicalisation de l’expression politique. Notre système politique, hyper centralisé et majoritaire, ne permet pas au peuple de s’exprimer. Il ne donne pas la parole aux minorités, alors qu’il devrait permettre l’expression non pas des skinheads, qui sont des têtes vides – des empty heads –, mais de l’ensemble des sensibilités pouvant contribuer au débat. Et il me paraîtrait tellement plus intéressant de combattre certaines idées, dans un face à face dialectique avec leur promoteur. Faute de trouver d’autres moyens d’expression, un certain nombre de groupes, désespérés de pouvoir se faire entendre, n’admettant pas qu’on leur refuse des libertés qui n’offensent, ni les principes de notre république, ni l’intérêt général, pourraient radicaliser leurs positions, avec le risque de voir certaines disputes se régler dans la rue, par voie d’invective ou à l’arme blanche.