L’égalité des chances

S’il y a légitimement débat sur la hiérarchie des valeurs, j’observe aussi trop souvent leur mésusage. Mais je n’en évoquerai que deux exemples suffisant à l’étayage de ma remarque.

Si le principe d’égalité des sexes me parait philosophiquement peu convainquant – rappelons que Leibniz, peut-être ici plus logicien que philosophe, rappelle que « l’identité de qualité fait la similitude, l’identité de quantité fait l’égalité » –, il me semble aussi qu’il ne saurait justifier qu’une femme exerce le métier de pompier ou qu’un homme officie comme sage-femme. Ce qui est d’ailleurs déjà en partie réalisé, me parait être plutôt de l’ordre de la liberté de chacun d’exercer le métier de son choix. La question de la parité est par contre bien de l’ordre de l’égalité. Second exemple : certains musulmans français réclament une place culturellement égale à celle des chrétiens au prétexte de laïcité. Il me semble qu’il y a là aussi une confusion, sans doute moins courante, entre deux valeurs, la laïcité et la liberté de culte. Noël est une fête religieuse, c’est aussi une fête républicaine puisqu’elle est institutionnalisée sur son principe d’existence par le code du travail et les conventions collectives. C’est donc une fête qui, dans sa plénitude symbolique, est chrétienne depuis plus de mille ans[1], et dans sa vacance institutionnelle laïque et offerte à chacun pour qu’il en fasse ce que bon lui semble. Et chacun est donc libre de consacrer ce jour de liberté à toute pratique spirituelle, tout rite plus ou moins orgiaque ou bachique qu’il souhaite dans les limites fixées par la loi ; les Zoroastriens pouvant, comme avant le Christ, célébrer à cette date qui est celle du solstice d’hiver : « sol invictus ». De la même façon, on peut aussi s’interroger sur ce qui justifie l’inauguration d’un édifice religieux par un premier ministre d’une république laïque. Quelle valeur défend-t-il ainsi ? La liberté de culte ? Je ne vois pas bien… La laïcité ? La méthode parait surprenante… Le retrait de l’État des débats religieux passerait-il par un engagement de ce type ?

Si l’égalité, manie française, me gêne tant, c’est qu’elle est mise à toutes les sauces pour justifier un refus de la différence qualitative, nier toute singularité et, en bout de processus nivelant, réifier l’homme comme l’animal le fut. Égalité de droits, de revenus, de condition, de situation ; refus des différences culturelles, intellectuelles, sexuelles, singulières ; refus de définir l’homme dans ses deux dimensions naturelle et historique ; vanité de vouloir échapper à sa nature et à son histoire, pour devenir un archétype idéalisé. La théorie du genre s’inscrivant clairement dans cette idéologie fatale qui, sur le plan politique, toujours substitue le besoin au désir : « il sera demandé à chacun selon ses facultés et donné à chacun selon ses besoins, et l’État sera le grand médiateur de la redistribution » ; funeste programme et programme totalitaire[2].

Nous sommes tous humainement similaires et singulièrement différents. Nous possédons tous, dans la vie, des chances inégales ; mais le formuler ainsi ne me convient pas. On se comprend, bien sûr, mais plutôt que de chances, on devrait parler d’atouts, de circonstances favorables, de bonnes cartes dans son jeu. Ces « chances » sont de différentes natures et  liées à :

– ce que nous sommes (réellement et potentiellement),

– ce que nous avons (les biens que nous possédons),

– ce que nous vivons (les dynamiques dans lesquelles nous sommes engagées, l’environnement de notre naissance, puis dans lequel nous évoluons : géographique, social, culturel),

– le moment où notre histoire se construit ;

Et poser ainsi les choses équivaut à parler sur un autre registre, logique, de concaténation donnée.

Ce que nous appelons « inégalité des chances » a donc toujours des causes, puisque ces « chances » constituent elles-mêmes des causes en devenir de cause, puis d’effets ; et le constater ainsi ne préjuge que d’une situation plus ou moins favorable à la réalisation de fins jamais clairement définies, notamment sur le registre moral. Ces causes sont pour les unes naturelles, pour les autres artificielles, mais s’agissant de la nature de ces causes et de leur valeur morale, la part des choses ne peut pas toujours être faite. Je vois par exemple que, parlant des inégalités de condition, certains sociologues parlent de biens sociaux, considérant que la famille, le milieu est un capital pour qui entre dans la vie active. Ce qu’il est – rejeton d’une lignée de médecins ou de notaires, … – pouvant donc être assimiler à un avoir qu’il peut faire fructifier.

La question morale est elle-même complexe à appréhender. Chaque situation est l’effet indémêlable d’un nombre très considérable de causes. Elle n’est donc ni juste ni injuste, seulement cohérente et inévitable, au sens où elle obéit à des lois de causalité. Par contre il est possible de porter sur ces situations, non seulement un regard moral, mais aussi compatissant, et de se poser la question de ses conséquences en matière de paix sociale. Et si je me garde bien de confondre moralité et compassion, c’est pour ne pas me piéger à assimiler trop clairement la morale à un sentiment, et à devoir ouvrir et traiter une incise qui justifierait plutôt un essai qui chercherait à démontrer que la morale n’est que l’objectivation d’une émotion humaine subsumée à l’espèce homo. Et si la situation – être riche ou pauvre, fort ou débile, beau ou laid – n’est pas qualifiable sur le registre de la moralité, les processus qui ont créé cette situation peuvent l’être. Ce n’est pas d’être riche quand d’autres sont pauvres – et on ne peut être riche que si d’autres, relativement, manquent – qui est possiblement immoral, c’est de s’être enrichi au détriment d’autrui ou par de mauvais procédés. Mais je ratiocine…

L’inégalité n’est donc pas naturellement immorale, même si les rapports de domination qu’elle crée le sont toujours ; et par ailleurs il est difficile de garantir la paix sociale, de construire une société harmonieuse, de libertés qui ne soit pas une société d’égaux[3]. Et je ne crois pas à la simple égalité de droits quand on est un simple quidam ou le patron d’une société de presse – « Que vous soyez riches ou pauvres, … ». Mais pourquoi faudrait-il tout niveler, tout normer, tout corriger. La nature crée de la diversité. L’homme aplanit, détruit cette diversité. Pourquoi refuser l’autorité de la nature, vouloir toujours la corriger ?

S’agissant de la nature, mon éthique est d’ailleurs de m’en tenir à ses lois, et les corriger quand elle produit ce qu’objectivement on peut nommer accidents (les handicaps, la stérilité, les productions contrenatures, …), ou crée des situations civilement ingérables. Et s’agissant des artifices humains, des situations sociales, je privilégierai toujours les libertés individuelles et le respect des singularités – pour quelles raisons morales le système distordrait-il les trajectoires humaines pour les mieux orienter ? –, et si je dois militer pour corriger certains inégalités, ce sera toujours sur le principe de liberté et non de l’égalité, car je milite pour l’émergence d’une société parfaitement démocratique, c’est-à-dire d’individus autonomes et singuliers, solidaires, en reprenant à mon compte cette formule de Pierre Rosanvallon : « L’égalité des singularités, loin de reposer sur le projet de « mêmeté », implique au contraire que chaque individu se manifeste par ce qui lui est propre ».



[1]. On ne saurait dire depuis quand exactement les chrétiens fêtent Noël (le IIIe, IVe siècle de notre ère ?).

[2]. C’est prétendument le principe fondateur et du socialo-communisme et de l’anarchisme. Bonnes intentions mais principe dément. L’utopie, comme le pays d’Icarie, est ainsi pavée de bonnes intentions. Puis-je garder un fond socialiste ou attaché aux principes libertaires et contester ce programme dément, en contestant que nul ne puisse préjuger de mes besoins. C’est la position de Jules Guedes qui y voit un vieux cliché auquel il préfère la formule « De chacun et à chacun selon sa volonté », imaginant un avenir où « ni la production de chacun ne sera déterminée par ses forces, ni sa consommation par ses besoins ».

[3]. Je fais référence à l’excellent essai de Pierre Rosanvallon.

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