Je lis cela : « De nouveaux appels ont été lancés en faveur d’un revenu de base universel : par des politiciens de droite comme de gauche, des académiques, le pape et même le comité de rédaction du Financial Times. Cette politique garantirait aux individus des paiements réguliers de la part de l’État, quelle que soit leur activité économique » (un article de Mark Smith et Geneviève Shanahan sur le site theconversation.com).
On se souvient que Benoit Hamon avait proposé sans grand succès cette mesure lors de la dernière campagne présidentielle. Mais les esprits n’étaient pas prêts et les obstacles paraissaient si grands. Pourtant, je suis convaincu qu’une telle mesure verra le jour en Europe, même si je suis incapable d’en prédire l’échéance : probablement d’ici quelques décennies. Et cette idée, disruptive, pourra engendrer soit une bonne soit une mauvaise réforme, selon la façon dont les politiques l’aborderont et dont l’administration la conduira. Et il est probable, comme chaque fois, qu’on pervertira l’idée en laissant quelques énarques nous inventer un « machin » assez contestable sur le plan épistémologique, sur le pan de la justice, comme de l’efficacité – l’administration ne pouvant qu’enfanter des monstres de complexité dont le sens se perd très vite au fil des ajustements politiques et des arbitrages budgétaires. Évidemment, je n’en sais rien, mais je veux au moins ici en pointer les écueils, en insistant lourdement sur un point : une bonne réforme doit être compréhensible (un concept lisible et non ambigu), juste (diminuer les écarts de revenus et permettre aux plus démunis de vivre décemment), pragmatique (diminuer ses coûts de gestion et être financée de manière soutenable), et sans effets pervers (une augmentation du coût de la vie qui en effacerait les effets positifs).
Tout d’abord, ce « revenu universel de base » sera donc intermédiaire entre une allocation et un salaire sans emploi. Le terme de revenu, assez neutre, est donc probablement le bon. Sera-t-il bien universel ? On imagine qu’il ne concernera que les adultes. Mais s’il est conçu comme universel, c’est qu’il sera perçu par les travailleurs riches ou pauvres, les rentiers du capital, les chômeurs, les étudiants indépendants ou vivant chez leurs parents, les retraités, les étrangers vivant légalement sur notre sol, les gens qui ne peuvent ou ne souhaitent pas travailler. Si ce n’est pas Le cas, il ne sera pas universel. Il sera donc donné sans autres conditions que la nationalité et la majorité.
Pourquoi « de base » ? Est-ce à dire que ce ne sera qu’un socle et ne règlera alors rien ? Que ce ne sera donc qu’une allocation de plus, un système en plus ? Alors qu’il y a déjà trop de dispositifs et que l’ensemble de ces dispositifs ne règle visiblement pas le problème de la pauvreté, du mal vivre, de l’exclusion, des déterminismes sociaux et de l’injustice sociale.
On peut être choqué, je l’ai été, d’imaginer que le PDG d’une multinationale perçoive ce revenu complémentaire dont il n’a nul besoin. Mais je comprends bien qu’il sera plus simple de lui donner ce revenu et de le récupérer par la fiscalité (l’IRPP), que de mettre en place un système de contrôle et d’ajustement des revenus qui permetrait de distribuer, non pas la même chose à chacun, non pas à chacun selon ses besoins – qui pourrait en juger ? Surement pas l’administration ! –, mais le complément nécessaire aux nécessiteux : cette alternative étant plus juste, mais plus lourde à gérer.
Dans la proposition dont on parle aujourd’hui, un revenu universel, il faudra être prêt à répondre à ceux qui affirment déjà que cette réforme qui donnerait autant aux plus riches qu’aux plus pauvres est injuste et ne change rien aux écarts de revenus : rhétorique très efficace et politiquement très rentable en France. Qu’on se souvienne de notre difficulté à justifier la suppression de l’impôt sur la fortune, impôt pourtant inefficace, couteux à percevoir et passablement idéologique (sa vertu étant uniquement punitive) et du flop de la théorie du ruissellement – sophisme de communicant assez consternant.
On comprend donc que cette réforme ne pourrait être menée sans une autre, tellement nécessaire, celle de la fiscalité (du capital, des revenus, de la consommation) et des prélèvements sociaux (taxes et assurances). Et c’est bien le premier écueil. Si l’on considère que ce revenu universel pourrait concerner ceux qui n’ont rien ou presque (chômeurs en fin de droit, SDF, marginaux, réfugiés politiques, zadistes, artistes, sportifs amateurs, militants politiques ou associatifs, retraités sans passés professionnels), alors, ce revenu constituera la « norme » de ce que l’État considère comme le « revenu minimum décent » et définira le nouveau seuil national de pauvreté, en deçà duquel il ne sera plus possible de descendre. La question de l’écart de revenu c’est-à-dire du coefficient « décemment » acceptable entre le bas et le haut de l’échelle sociale sera alors posée de manière plus incontournable (coef de 10, de 100, de 1000 ?). Et j’insiste, en y revenant, sur le fait que ce revenu constituant le nécessaire des plus pauvres ne pourra être inférieur à ce que l’on considère comme décent pour vivre seul dans une grande ville, sauf à ce que l’État soit accusé, très justement, d’attenter à la dignité des personnes. Car il faut être cohérent : on ne peut mener des politiques assumées pour développer les métropoles, prôner la croissance démographique, interdire l’urbanisation des campagnes, mener des politiques de la ville pour déghettoïser les quartiers populaires, et ne pas prendre comme référence la vie en métropole et interdire à certains, la fibre, le cinéma ou le théâtre, les congés en bord de mer.
Et on ne pourra, par ailleurs, privilégier une réforme simple (à défaut d’être la plus lisible et la plus juste) et simplement rajouter une allocation à une déjà longue liste d’allocations, et donner ce que certains, évidemment à tort, considéreront comme un simple crédit d’impôt, vidant le projet de toute sa dimension morale, donc politique.
Pour que cette réforme ne complexifie pas encore la gestion du budget de l’État et des revenus de la nation, il faudra donc que non seulement on n’ajoute pas une couche de complexité (si nous y étions prêts, j’insiste sur le fait que la garantie de revenu minimum serait de beaucoup préférable), mais qu’on simplifie aussi notre système en supprimant la quasi-intégralité des autres allocations (RSA, ASS, ASPA, etc., et les services qui les gèrent). On pourrait comprendre que ne subsistent que les allocations familiales (et encore) et l’aide au logement dans les régions où le marché locatif est le plus tendu. Et il faudrait revoir à la baisse et le SMIG (ce qui serait dans ce cadre une excellente mesure) et les allocations Pole-Emploi – faute de quoi, les revenus des « travailleurs les moins qualifiés » se trouveraient quasi doublés – et que l’on réforme à nouveau les retraites. En fait, il faudrait tout remettre à plat. Mais l’administration est-elle prête à se faire violence pour simplifier sa vision du monde ?
Enfin, dernier écueil majeur que je vois, comment, en augmentant de manière universelle et significativement les revenus de la population, empêcher que le coût de la vie augmente à proportion ? Comment empêcher un bailleur qui sait que les revenus de ses locataires ont beaucoup augmenté, d’augmenter alors ses loyers ? Je me souviens, étant chroniqueur, mais aussi chef d’entreprise, qu’à l’époque ou le CICE a été mis en place pour permettre aux entreprises qui en avaient grand besoin de se refaire un peu de trésorerie, de grands groupes industriels « décomplexés » et qui n’avaient aucun problème de trésorerie, écrivant à leurs sous-traitants PME de leur ristourner sur les commandes qu’elles leur avaient passées, le CICE qu’elles avaient perçu.
En conclusion, je crains fort que le revenu universel soit mis en place de la pire manière, c’est-à-dire sur une base très chiche, en promettant – mais que valent les promesses des politiques ? – de l’augmenter par la suite. Cette réformette serait alors la pire des choses. Du point de vue épistémologique, ou sémantique si l’on préfère, on ne pourrait parler de « revenu universel » digne de ce nom, mais seulement d’une énième allocation (allocation universelle de base). Du point de vue du sens, on serait à côté de la cible ; de la justice, on n’aurait pas fait un pas, en ne sortant pas de la précarité les plus précaires et en se dispensant d’une vraie réforme fiscale. D’un point de vue pragmatique, elle ne permettrait pas de supprimer d’autres allocations et, de ce point de vue, contribuerait à maintenir la complexité d’un système qui ne tient que grâce à son armée de fonctionnaires. Mais, j’aimerais tellement avoir tort.