Non, la gauche n’est pas morte…

On célébrait donc en janvier le quatre-vingtième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau. Une occasion nécessaire de nous souvenir de la Shoah, d’en parler à des jeunes qui ne connaissent rien de ce drame majeur et matriciel. Je lis d’ailleurs avec effroi que 46% des jeunes Français âgés de 18 à 29 ans n’ont jamais entendu parler du mot « Holocauste » ou « Shoah ». Comment le croire ? Et connaissent-ils Staline ou Pol Pot ? On parle souvent de la faillite de l’École, la preuve est faite. C’est aussi une occasion de se reposer la question du mal, notamment du mal absolu. Mais je sais bien qu’Hannah Arendt, dans son livre sur le procès Eichmann, a dit l’essentiel.

Mais je ne souhaitais pas aller aujourd’hui sur ce terrain, mais parler d’autre chose. J’entends les médias de droite se réjouir que la France, comme de plus en plus de pays d’Europe, penche à droite : Raz de marée, submersion, le terme est à la mode ; et que la gauche est une idéologie faillie. Je ne suis pas sûr que ce soit si simple. Ni que la gauche, notamment l’extrême gauche, ce soit nécessairement un nouveau fascisme. Non, je ne suis pas sûr que ce soit si simple. Car il faut rappeler que depuis la Première internationale, il y a deux visions du socialisme qui s’opposent comme peuvent s’opposer des frères ennemis. À tel point que dès la Seconde internationale, l’un avait éliminé l’autre. Et que cette guerre fratricide a pris un tournant réellement dramatique lors du premier front populaire, et précisément dans le cadre de la guerre d’Espagne. Revenons-y…

Dès la naissance du mouvement socialiste, deux conceptions se sont opposées violemment. Faut-il rappeler que cette Première Internationale, fondée le 28 septembre 1864 au Saint-Martin’s Hall de Londres, avait pour objet de créer une Association Internationale des Travailleurs (AIT) à l’initiative des ouvriers français, anglais, allemands et italiens. Tous unis contre la bourgeoisie.

Mais très vite, dès 1969, un divorce apparait entre, d’un côté les tenants d’une vision étatiste et collectiviste du socialisme, et de l’autre une vision antiétatiste et individualiste. Le mouvement se divise alors, comme un pacte à l’encre à peine sèche que l’on déchire, entre partisans de Karl Marx favorables à un centralisme démocratique et tenant de la création de partis politiques, et les « antiautoritaires » réunis autour de Mikhaïl Bakounine et défendant la vision proudhonienne de la démocratie. Naissent ainsi deux mouvements, communisme et anarchisme.

Mais tout de suite, dès 1871, la défaite de la Commune de Paris et la répression qui s’en suit affaiblissent considérablement les anarchistes, qui préfèrent souvent se nommer libertaires, et rendent définitive la rupture entre les deux mouvements. Élysée Reclus, libertaire pacifiste, féministe, écologiste avant l’heure – le mot n’existe pas encore –, végétarien et accessoirement naturiste, un scientifique internationalement reconnu et apprécié, est pris les armes à la main, mais sans qu’il s’en soit servi.

Bakounine est exclu par le congrès de La Haye en 1872. Et puis, plus tardivement, cette aventure espagnole…

Le Front populaire est créé en 1936 en France, la même année qu’en Espagne, et pour les mêmes raisons : gagner les élections. Le « Frente Popular » nait à l’initiative de Manuel Azaña en janvier 1936. Il regroupe beaucoup de mouvements de gauche : Le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), l’Union générale des travailleurs, le Parti communiste d’Espagne, le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), divers partis républicains, des indépendantistes galiciens et catalans, les anarchistes de la Confédération Nationale du Travail. Puis la guerre d’Espagne va s’engager en 1937 et opposer les forces de gauche aux fascistes. Mais Staline, voulant privilégier le Parti Communiste au détriment de toutes autres forces de gauche et préférant prendre le risque de la victoire de Franco, demandera aux forces communistes de retourner leurs fusils contre les anarchistes et le Parti ouvrier d’unification marxiste. Orwell, qui a bien failli y laisse sa peau, a bien raconté ce fratricide dans « Hommage à la Catalogne ».

Dès lors les deux frères vivront leur vie, le premier ayant eu effectivement beaucoup d’enfants, et le second restant quasiment stérile. D’un côté une filiation « riche » : Staline (25 millions de victimes), Mao (au moins 50 millions de morts selon l’historien Frank Dikötte), Pol Pot (un génocide de près de 2 millions d’âmes – certaines sources évoquent plus de 3 millions). Hitler a, lui, tué 5 à 6 millions de juifs. De l’autre côté de cette fratrie, pas de parti politique, pas d’expérience politique à citer. On ne peut que mettre en regard des intellectuels, opposer Camus à Sartre ou bien citer Orwell, Hanna Arendt, aujourd’hui, d’une certaine manière, Michel Onfray, des gens de gauche qui défendent une démocratie anticommuniste, antitotalitaire, antiétatique, libertaire, et pourquoi pas souverainiste et attachée à une forme de nationalisme ouvert au monde. Et dont les valeurs pourraient être – c’est moi qui le propose ainsi – Liberté, responsabilité, solidarité. Une gauche, authentiquement de gauche, c’est-à-dire proche de ceux qui travaillent dans les conditions les plus difficiles et pour de faibles salaires, mais radicalement opposée au mélenchonisme qui n’est qu’un néomarxiste autoritaire comme un autre, opposée aussi au socialisme du PS, un étatisme étroit et woke, aux Verts, ces Khmers verts qui ne sont que des caricatures écologistes à la façon de l’ADEME qui veut se mêler de la façon dont on lave ses slips et ses soutiens-gorges. Et c’est à cette gauche libertaire que je reste fidèle, sachant que je crois que la disparition de l’état, ce mal nécessaire, comme la liberté, comme la démocratie n’est qu’un horizon que l’on qualifiera, selon ses choix, soit d’idéal soit d’une utopie, comme la cité de Dieu pour les chrétiens si l’on veut. Et rappelons que ce que souhaitent les libertaires, et notamment ceux absolument opposés à la violence, ce n’est pas le désordre, mais un ordre sans État.  Proudhon le dit ainsi : « L’anarchie, c’est l’ordre sans le pouvoir ».

On ne parle que de ça.

C’était donc son investiture (leurs investitures ?). Les médias en ont naturellement fait leur une. Et la chose les a surtout fascinés, au point qu’il ne semble plus possible depuis plusieurs jours de parler d’autre chose : Trump, Musk. À droite une exultation revancharde sans bornes, à gauche plus qu’une frustration, le déchainement d’une haine pathologique. Et si j’ai personnellement hésité à en parler, c’est que tout semble avoir été déjà dit, tout et son contraire, dans cette avalanche de commentaires. Mais, à défaut de porter ici une parole vraiment originale, je voulais, plus modestement, vous dire ce qui m’a touché. Car ce délire médiatique provoqué par ces deux hommes ne s’explique que par ce que cette élection nous dit de nous-mêmes, nous autres européens ; et nous déstabilise passablement.

L’élection de Trump ouvre aux États-Unis une séquence démocratique. L’homme a en effet été élu assez facilement, sur la base d’un programme radical et clair, qu’il va appliquer et qu’il a commencé à mettre en œuvre par décrets le jour même de son élection. Et il faudra bien que l’administration américaine, ce qu’il appelle « l’état profond », va fasse avec. Et je ne dis pas que si j’étais américain j’aurais voté pour ce programme, mais le peuple américain a majoritairement décidé d’être gouverné ainsi. Et par comparaison, ce qu’on peut remarquer, c’est qu’en France, c’est toujours l’état profond qui gouverne, et que les dernières élections, celles d’Emmanuel Macron, mais pas seulement, ont été l’occasion de prolonger un moment non démocratique où, bien que le Peuple s’exprime régulièrement, c’est toujours l’aristocratie des hauts fonctionnaires qui décide de tout et bloque toute évolution progressiste, au prétexte que « C’est pas si simple… », qu’« On ne peut pas changer les choses, parce que la Commission européenne… le Conseil constitutionnel… l’état de droit (qui a bon dos)… la Haute cour… nos traditions… etc., etc. ».

Et c’est bien ce qui m’a frappé douloureusement, d’un côté un chef d’État au service de son peuple, très ambitieux, qui renoue avec les valeurs traditionnelles et l’identité de son pays, et qui avance fort et dur – et on verra qu’elles en seront les conséquences pour l’Europe et la France –, et chez nous un chez d’état, au service de la technostructure européenne, de l’état profond, condamné à l’immobilisme, sans ambition pour un pays dont il conçoit l’avenir comme  de devenir une province d’un empire européen dominé par l‘Allemagne, un pays dont il disait il y a quelque temps qu’« il n’y a pas de culture française ». D’un côté de l’Atlantique un Pays qui fait le pari de l’industrie, de la recherche, de l’efficacité de l’État ; de l’autre un pays géré par des fonctionnaires, pour des fonctionnaires, qui continue à mépriser l’industrie, à brader son secteur de production, et dont l’état est de plus en plus obèse et improductif. Là-bas un pays qui choisit la liberté, notamment d’expression, ici un pays qui a toujours autant de problèmes avec les libertés individuelles. Je pourrais rallonger la liste, mais je préfère conclure en réaffirmant qu’il serait possible, ici, chez nous, d’appliquer une politique de gauche, vraiment démocratique, équilibrant son budget, recentrant l’état sur ses missions régaliennes et permettant aux talents français de s’exprimer. Mais pas sans recouvrer notre souveraineté. Le premier geste d’un nouveau président à l’écoute du peuple devrait donc être de proposer, par voie référendaire, une modification de notre constitution pour se donner les moyens d’agir… vite et bien. Et dans le cadre d’un état de droit rénové.

Joyeux Noël !

Je vais fêter Noël, même si je ne suis pas catholique, pas chrétien pour un sou à la quête… le fêter, oui, bien que j’aie depuis longtemps coupé avec cette religion, en entrant même en militance, un militantisme laïc et antireligieux. Mais ce serait trop bête de perdre une occasion de faire la fête, de se retrouver en famille, entre amis de toutes confessions, autour d’un bon repas. Je sais bien qu’à cette date, on est invité et attendu à la célébration d’un rite millénaire, celui d’une religion qui, en occident, a façonné les manières de penser, longtemps tenu l’enseignement, et politiquement géré des peuples à genoux. D’ailleurs, ni notre principe d’égalité ne serait tel, ni, plus largement, l’humanisme n’existerait sans le christianisme qui les a inventés ou matricés.

On peut donc rester très critique vis-à-vis de tout cela, préférer le sapin enguirlandé à la crèche au poupon, garder ses distances avec l’Église, sourire à sa métaphysique, mais accepter de se retrouver ensemble sur l’évocation d’un symbole. L’Église nous dit que Dieu s’est fait homme un 25 décembre, en Palestine. Certains, dont je ne suis pas, contestent l’idée même de l’existence d’un Jésus prédicateur qui aurait fini, assez banalement, crucifié comme d’autres agitateurs par les Romains. Mais reste un symbole qui s’est construit dans un certain contexte historique, qui a grandi et muri au point d’envahir le monde, et est aujourd’hui contesté. Je suis personnellement attaché à ce symbole, et j’aurais plaisir à lui rendre hommage dans quelques jours. Car laissons de côté l’introuvable vérité de l’évènement historique et métaphysique. Que reste-t-il ? Les allégories de cette parabole qu’on ne cesse d’interpréter. Et pour ce qui me concerne, j’en caresse deux : l’hypothèse improbable qu’il puisse y avoir autre chose, au-delàs de notre sensibilité, quelque chose dont ni notre corps ni notre esprit ne peuvent rendre compte, un au-delà de l’être présent, peccamineux et putrescible. Et puis considérer que la valeur suprême est l’amour, un amour absolu, pur, au-delà de la simple concupiscence, et qui devrait matricer toute éthique, toute hygiène de vie. Ce christ-symbole, s’il l’est de l’espoir et de l’amour, mérite bien qu’on fête sa naissance et qu’on l’honore, quitte à trinquer avec le vin de messe… Mais il y a aussi une troisième dimension de cette parabole qui m’a toujours touché, à savoir que l’être le plus puissant de l’univers, créateur ex nihilo du tout, conjoncturellement incarné pour voir comment ça fait d’avoir soif et faim, puisse être cloué sur deux bouts de bois par un petit fonctionnaire provincial, comme une vulgaire chouette sur la porte d’une grange. L’hyperbole est saisissante, le plus grand se faisant le plus humble.

Autre point qui est venu se lier à cette réflexion. S’il est si compliqué, à propos de la fête de la nativité, de séparer le cultuel du culturel, il est aussi difficile de comprendre, de l’intérieur, ce qui est culturel ou universel. Par exemple de comprendre que l’idée d’humanisme défendue en occident par beaucoup d’athées n’est qu’un autre nom du Christianisme, ou que notre idée d’égalité est ici chrétienne. Reste que deux principes me semblent universels, donc proprement anthropologiques : le bon sens, et le sens de la justice. Chacun comprend plus ou moins clairement, car il en a fait l’expérience, qu’existe une « loi de causalité » que j’exprimerais ainsi : « toute cause produit des effets », ou encore « le réel est ce qui produit des effets ». Chercher la cause qui va produire l’effet désiré, ou constater ce lien, c’est ce qu’on appelle le bon sens. Pour la justice, c’est un peu plus compliqué. Reste que je pense que ce sentiment que telle chose est juste et que telle autre ne l‘est pas n’est pas de dimension culturelle. Mais ces deux principes ne sont-ils pas simplement ceux, originels, et de la morale et de la politique ?

En regardant Tom

J’entends dire que la sagesse viendrait avec la maturité, avec la vieillesse peut-être… Mais moi qui ai atteint cet âge auquel les fruits de la sagesse seraient murs, de cet arbre du fruit de la connaissance du bien et du mal, qui fut, à juste titre, interdit au premier couple – sans doute trop jeune – moi qui, pour regarder mon avenir, le fait par-dessus mon épaule, moi qui ai tant lu, au point de pouvoir parfois briller sottement en société, moi, moi, je vois bien que je n’ai pas progressé d’un pouce, d’un ongle. Et dans le même temps, je lisais cette publicité d’un vague institut de formation qui proposait à de jeunes ados de les aider à trouver leur voie. Mais moi, retraité, je la cherche encore cette voie, et personne ne me propose de m’aider à la trouver.

J’ai beaucoup lu, peut-être mal, ou pas les bons auteurs, et longtemps étudié la philosophie pour tenter de comprendre deux ou trois choses qui m’obsédaient et ne me lâchent pas : la question du bien et du mal justement, les fondements de la morale… À quoi peut-elle servir, cette foutue morale ?

Montaigne, bien avant d’autres philosophes, avait compris en regardant des chatons jouer, que les animaux souffraient, prenaient du plaisir, avaient des émotions, des sentiments. Il avait d’ailleurs une chatte avec qui il jouait souvent : « Nous nous entretenons de singeries réciproques », disait-il.C’est en regardant Tom dormir à mes pieds que j’ai compris que la morale ne servait à rien. Tom est parfaitement amoral. Et toutes ces questions, il s’en fout. Mais il sent, éprouve des désirs et des peurs, connait ses besoins et cherche à les satisfaire. Il a des goûts affirmés, sait prendre des décisions sans se référer à la morale, et suit probablement ses intuitions. Et il est capable d’affection – et on connait ces histoires de chien qui se laissent mourir sur la tombe de leur maître. Car Tom est un chien plutôt sympa. Il y en a de gentils, d’autres de méchants, de peureux ou d’agressifs. Mais la morale, ils ne connaissent pas. La nature a donc produit des êtres vivants qui tous, ou presque – dont les mammifères supérieurs doués de sens, d’intelligence, d’intuitions, capables de nourrir et d’élever leurs petits, de se sacrifier pour eux – vivent sans recours à la morale, et sans forcément déplaire à Dieu. Ils ne sont pas, à l’image de la nature, immoraux, mais amoraux. Même la bête à bon Dieu aux élytres sang tachées de noire. Aucune morale !

La morale est donc le triste privilège de l’espèce humaine, le supplément d’âme d’un humain qui peut ainsi justifier le meurtre gratuit ou idéologique, le crime religieux ou politique, la haine génocidaire, l’éradication fatale des hétérodoxies morales. Vous avez vu ? Cette jeune fille en petite tenue sur le parvis d’une université iranienne… atteinte à la morale. Ah, si je pouvais me réincarner en raton laveur… et vivre dans une nature préservée, loin des hommes et de leur moralité.

Progrès et laïcité

Sans nécessairement prolonger mes deux dernières chroniques, qui d’ailleurs n’en faisaient qu’une, je veux évoquer la laïcité, bien que j’en ai souvent parlé ici.

On ne peut réduire la laïcité à un concept contemporain, national, qui serait né au début du XXe siècle, créé par notre Troisième République dans la suite logique de notre Révolution : déchristianisation à compter de 1792 – avec comme point d’orgue, en 1793, la Fête de la Raison à Notre-Dame –, mais restauration religieuse avec le concordat de 1802 – la grand-messe à Notre-Dame à laquelle assista le Premier Consul le 18 avril –, un siècle plus tard la loi de décembre 1905 garantissant la liberté de culte et confirmant la séparation de l’État et des églises chrétiennes et juives… Cette séparation, comprise le plus largement possible, comme un divorce, ayant été refusée par principe par l’Église. Mais ce mouvement de séparation des ordres religieux et laïc était plus ancien, et a constitué le cadre de notre modernité. À son terme – mais n’est-ce pas présomptueux de parler de terme pour un mouvement qui n’a pas été au bout de sa logique, notamment en séparant le culturel et le cultuel –, ce sont deux visions du monde qui se trouvent séparées. L’une, plus ancienne, était celle des monarchies de droit divin, et est restée celle défendue par les religions (y compris de certaines religions prétendument laïques : nazisme, stalinisme, maoïsme… et d’une certaine manière l’humanisme…). L’autre est devenue la vision officielle de l’État républicain moderne. Mais ces deux visions documentées par des livres que je voulais aussi évoquer, restent symboliques, et ont surtout deux sources différentes : pour l’une la révélation prophétique, et pour l’autre, les lumières de l’entendement. D’un côté la foi vécue parfois dans la passion, de l’autre, la froide raison, avec parfois toutes ses dérives déshumanisantes. 

En Occident judéo-chrétien, la vision religieuse a été mise en forme programmatique par la création d’un Livre qui devait faire la synthèse de ce que les hommes devaient connaître (et le Coran a fait de même, mais de manière moins inspirée, sans poésie) : création du monde et de l’homme (métaphysique, anthropologie, téléologie), histoire, morale, éthique et hygiène de vie. Ce texte (La Thora), écrit principalement en Hébreu, a connu successivement une adaptation grecque (la Septante), puis une traduction en latin (la Vulgate), avant d’en connaitre bien d’autres dans toutes les langues de Babel. La Bible a longtemps été le seul livre vraiment édité et diffusé en Occident, avec ses commentaires, au point d’inventer le concept de bibliothèque. Et s’il y eut un Ancien et un Nouveau Testament, la patristique, puis la scolastique, ont produit beaucoup d’autres discours sur le monde, ses origines, sa finalité.

La vision laïque s’est aussi développée à partir de plusieurs textes qui ont heurté frontalement les religieux. Galilée, en 1632, avec son « Dialogue sur les deux principaux systèmes du monde », attaque le premier la métaphysique biblique, en donnant raison à l’héliocentrisme de Copernic contre le géocentrisme d’Aristote. Il sera d’ailleurs, très logiquement, arrêté par l’Inquisition, emprisonné, jugé pour hérésie et devra renier ses conclusions pour ne pas être brûlé vif. Cinq ans plus tard, Descartes publiera son « Discours de la méthode » qui, sans renier sa foi en Dieu, opposera les enseignements religieux au « bon sens », à ce qu’il nomme par ailleurs « la raison ». On peut aussi citer, toujours à la même époque, « Le Léviathan » de Hobbes, publié en 1651, et d’autres ouvrages majeurs, jusqu’à « la Philosophie zoologique » de Jean-Baptiste de Lamarck, bien plus tard, en 1809. Ce texte clôturera ces deux siècles (XVIIe et XVIIIe) des Lumières.  C’est le premier biologiste, revendiqué comme tel, qui inspirera notamment Darwin et qui oppose à la métaphysique religieuse des théories naturalistes de l’évolution (ou physicalistes).

Et on notera que si ces scientifiques remettent tous profondément en cause la vision religieuse retranscrite dans la bible, aucun n’abjure sa foi ou se déclare athée – tout au plus, pourront-ils être considérés comme déistes, ou panthéiste. Lamarck considérant par exemple Dieu comme « auteur sublime de la nature ». Et Rousseau, comme Voltaire qui utilise l’analogie horlogère, ne dira pas autre chose.

Mais, ce sur quoi je voulais insister, c’est sur deux points qui apparaissent particulièrement dans le Léviathan, livre très long, qui puise abondamment dans le texte testamentaire et dont le titre renvoie directement au « Livre de Job ». Aucun de ses textes ne conteste l’existence de Dieu et ne peut être considéré comme un essai théologique. Mais, de manière implicite, ils plaident tous pour la reconnaissance, dans l’espace public, d’une vérité fragile qui ne procède d’aucune révélation invérifiable, mais d’une démarche rationnelle, scientifique, qui s’appuie sur une méthode apriorique (le doute critique) et une méthodologie qui sera longtemps qualifiée de « géométrique », car, comme la physique a longtemps été réduite à ce que l’on nommait sous l’antiquité « météorologie », c’est-à-dire science des météores, des astres, cette physique constatait que tout était mouvement de corps, et donc transcriptibles en points (un corps étant ce qui occupe, à un certain moment, un espace), et en traits (un mouvement suivant une ligne droite ou courbe, et les astres sur leurs orbites semblant tracer dans le ciel des cercles). Ce pourquoi, Spinoza en publiant son « Éthique » en 1677 – en réalité son ouvrage est publié à sa mort – il le sous-titre « Ordine Geometrico Demonstrata », c’est-à-dire « démontrée suivant l’ordre des géomètres », ou « démontrée suivant la méthode géométrique ». On remarquera encore que si ce texte est écrit en latin, ce philosophe est quasiment le seul, à cette époque, à ne pas rompre avec la langue de l’église de Rome, en choisissant la langue vulgaire de son époque et de son pays : Le Français pour Descartes, l’Anglais pour Hobbes, etc.

Mais je voudrais aussi faire un dernier parallèle entre ces deux approches, religieuse et laïc, et précisément sur l’autorité, celle des religions et celle de l’État. Elles doivent tout, l’une comme l’autre, à une fiction. Pour les religions, l’existence d’un Dieu, tel qu’elles le conçoivent, et d’une supposée relation à l’homme (peuple élu, médiation prophétique, intervention de Dieu dans la vie des hommes, sacralisation, martyrologie). Pour l’État laïc, l’existence du Peuple (bien défini par Rousseau), c’est-à-dire d’une volonté commune suffisamment affirmée pour abandonner sa souveraineté au profit d’une organisation produite par un contrat et constituée civilement. Et l’existence de ce Peuple est d’autant plus symbolique qu’il ne se constitue comme souverain que pour abandonner sa souveraineté. Et, en opposant le parlementarisme et la démocratie, Rousseau le dit assez bien, lui qui pourtant est celui qui justifie le mieux cette fiction : « Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien ». Ce qu’il dit là, c’est que le Peuple n’est libre et souverain que le temps d’abandonner sa souveraineté, que pour déléguer ce qui fait son essence. Il n’est Peuple que pour pouvoir cesser de l’être, le temps d’abandonner sa vie, et se trouve miraculeusement ressuscité, pour un temps court, à chaque élection.

En conclusion, mais sans doute aurais-je l’occasion de revenir sur le Léviathan, on ne peut dater la laïcité au 9 décembre 1905, la fonder sur une loi qui ne fonde rien. D’ailleurs, ni le mot laïcité ni le mot laïc n’apparaissent dans ce texte. Et si le mot est bien contemporain, en devenant rapidement un principe républicain de notre troisième république, puis des Quatrième et Cinquième, la chose qu’il qualifie est plus ancienne, à savoir d’une part la distinction entre la foi qui appartient aux consciences individuelles – ce qui est d’ailleurs assez chrétien et peu musulman, considérant que Dieu a une relation singulière et directe avec chaque homme qui souhaite, par la prière, entrer en contact (amoureux) avec lui, et les religions qui sont de l’ordre d’une adhésion collective ou communautaire –  et d’autre part le droit civil, du fait que l’État qui doit gérer une société qui peut être multiculturelle, n’adhère ni ne privilégie aucune religion, s’en tenant à l’état de la science tel qu’il peut l’appréhender, et met ses lois républicaines et les impose au-dessus des lois religieuses.

Et cette logique conduit, ce qui n’est pas clairement exprimé pour ménager les uns et les autres, à l’expulsion des religions de l’espace public, et leur relégation dans les sphères privées ou les espaces publics consacrés (églises, temples, mosquées, pagodes, monastères, etc.)