Le poids des mots

La pratique politicienne est jeu de mots, mais ne peut se réduire à cela.

« La France est une République démocratique, laïque et sociale ». Quelles valeurs ces mots ont-ils dans notre charte constituante ? Vœux pieux, formule performative, pure incantation ? « La démocratie, c’est le gouvernement du peuple par le peuple, pour le peuple ». Toujours des mots… On prête cette formule à Lincoln. Il est vrai qu’il déclara, le 19 novembre 1863, en conclusion d’un très court discours au Cimetière militaire national de Gettysburg qu’il espérait que « that government of the people, by the people, for the people, shall not perish from the earth ». En fait, la formule n’était pas nouvelle pour les contemporains anglophones du président américain, car elle avait été déjà utilisée par un théologien « John Wycliffe », dans une des premières traductions anglaises de la bible. La notion de peuple faisait donc référence au peuple de dieu, et nullement à l’incarnation politique du peuple, tel que les Lumières pouvaient l’entendre. « People », veut donc dire dans cette formule, les hommes, au sens biblique du terme, la descendance adamique, autrement dit les gens ; et nullement les citoyens. Il n’y a, au bout du compte, qu’une bonne formulation qui puisse clarifier le principe démocratique avec les mots d’aujourd’hui : « la démocratie c’est le gouvernement des gens, par eux-mêmes et pour eux-mêmes ». Et ce n’est jamais le pouvoir de se choisir de manière périodique, entre quelques candidats désignés par des organisations non démocratiques, des maîtres. Et le Peuple, qui n’est qu’un concept, un fantôme, ça n’existe pas. Préoccupons-nous plutôt des gens. Ils souffrent.

Libéral ou libertaire

Je garde le souvenir d’avoir entendu à la radio Serge July se dire tout à la fois libéral et libertaire. Pourquoi pas ? Après tout, pourquoi ces deux mots, sémantiquement si proches, devraient-ils être considérés comme antonymes ? Ce que j’ai cru comprendre de cette déclaration, c’est une forme radicale d’attachement à la liberté. Je partage aussi cet attachement, déraisonnable, total, à ce qu’Arendt, dans « On revolution » voyait comme « La plus ancienne de toutes les causes, celle, en réalité, qui depuis les débuts de notre histoire détermine l’existence même de la politique : la cause de la liberté face à la tyrannie ». Et je rajouterai qu’il n’y a de libertés qu’individuelles.

Liberté donc, et liberté avant tout le reste. Non pas que la liberté, n’étant qu’une fin, doive être avant toute chose, au début, mais qu’elle constitue la première de mes valeurs, et que cette primauté justifie qu’on lui sacrifie tant : confort, sécurité, etc.

Et, après avoir remarqué que la liberté, si importante pour les Lumières, n’est pas une valeur chrétienne[1], je dirais que c’est sans doute pourquoi je me méfie tant de l’esprit religieux, ce que Grenier appelait l’esprit d’orthodoxie. Je n’aime pas les religions, qu’elles fassent place au dieu du livre ou non, et n’aime pas plus la philosophie quand elle se prend au sérieux, quand de spéculative, elle se veut dogmatique. Discutant récemment de savoir si le bouddhisme est religion ou philosophie, je répondais que l’on doit parler de religion, dès lors que l’on prend l’objet de sa foi pour une réalité objective, et qu’on sacrifie sa vie, à ce qui n’est qu’une idée. Rajoutez s’y un rite, qui n’est qu’un acte de soumission idéel ; et l’existence d’une prêtrise gardienne de la morale, et l’affaire est tranchée.

Je n’en suis pas, et poursuivrais un chemin de philosophie dé constructive, non pas que je détesterais la spéculation, j’aime bien trop jouer avec les concepts, mais je me méfie trop des systèmes.

Mais revenons à la question ; mais faut-il y répondre ? Libéral ou libertaire ?

La liberté civile, seul concept dont je comprends le sens, nait avec le droit. J’ai déjà développé cette idée. En l’État de nature, il n’y a pas de liberté, seulement des possibilités… Il faut qu’il y ait une loi pour tracer une limite qui permette de se tenir en deçà ou au-delà de l’interdit, et cette limite, comme une clôture, crée en la délimitant une aire de liberté. Je crois donc au droit, à la loi, mais essentiellement quand elle crée des zones nouvelles de liberté. Quand elle se fait liberticide, ce qui n’est pas rare, elle doit être combattue, sabotée – désobéissance civique[2] ; car si la loi a pour objet de produire la liberté, trop de lois tuent la loi, en tuant la liberté d’être et d’entreprendre. Et c’est pourquoi, par exemple, et pour ne prendre que ce simple exemple, il faut s’attaquer au droit du travail, qui accélère la destruction des emplois. Mais, écoutant la voix des paysans qui souffrent, je vois que la liberté, comme fin, ne peut se défendre, sans que des préalables soient garantis. L’un, et probablement le plus important, est l’équilibre des pouvoirs et des forces. On ne peut en effet renvoyer le fort et le faible à la simple liberté de la relation contractuelle. Autant laisser le loup et l’agneau libres dans la bergerie. Comment imaginer qu’un juste équilibre se trouve entre des intérêts naturellement contradictoires, quand les forces en présence sont à ce point, inégales : d’un côté la grande distribution, qui n’en finit pas d’utiliser l’argument de la protection des consommateurs, même si ce cette caution morale n’est qu’une escroquerie intellectuelle, de l’autre des industriels qui veulent aussi maximiser leur profit ; et à la marge un monde paysan d’artisans, pour l’essentiel, exsangue. Comment la liberté du commerce pourrait-elle exister dans ce système ? Et la régulation ne peut être qu’une réponse provisoire, de circonstance.

Car la loi n’est jamais essentielle. Le droit est nécessaire, évidemment, et je ne plaide pas pour la fin de l’État, mais le droit n’est que le mode d’emploi d’un système qui a sa propre axiologie. Le nôtre pue, et je combats sa morale commerçante, sa morale de commerçant. Fourier parlait, dans « le nouveau monde amoureux », de « ceux qui porteront le titre infamant d’amis du commerce, titre qui indique en Harmonie le superlatif de dépravation… ». Le monde n’est pas en utopie, et ne porte pas ce beau nom d’Harmonie, et le commerce est sans doute nécessaire, comme la police, mais je rêverais d’un monde qui ne serait ni policier ni commerçant.

Mais, à défaut d’autres perspectives de court terme, il nous fait faire avec, combattre de l’intérieur, et refuser ses inégalités des forces en présence. Car c’est sur l’inégalité des moyens que se brise tout espoir de liberté. Et c’est pourquoi aussi, le premier ennemi de l’individu, c’est l’Etat, ce « monstre froid… », qui tous les jours nous mange la tête et nous émascule.

[1]. Donc problématique en occident.

[2]. Ou civile, mais civique, c’est tellement plus fort…

Nietzsche et le Crucifié – un livre de Didier Rance

Je recommande ce livre, bien qu’il soit un peu long si l’on considère son propos ; livre que j’ai lu avec beaucoup d’intérêt, mais souvent, je dois le confesser, avec une certaine gêne ; et j’en suis même venu à m’interroger sur son titre : n’est-ce pas plutôt Nietzsche le crucifié qu’il faut lire tant la charge contre le philosophe est sévère, la mise à mort violente ? Didier Rance est ce qu’il est convenu d’appeler un prêtre, en fait un diacre catholique ; il nous appelle ici, non pas à une messe, mais à un autodafé, et exécute son sujet dans les règles, sans pitié, usant de toutes les armes possibles, blanches et à feu, le garrot et la potence. Et il porte ses coups – coup de poing dans l’estomac, voire plus bas – pour tuer, quitte à terminer la besogne en hissant d’abord le cadavre sur le bûcher – au cas où … – et enfin, en dispersant les cendres dans l’espoir vain que la victime ne laissera aucune trace. Du beau travail clérical.

Gêne, car j’avoue m’être laissé piéger par le titre ; mais ce livre n’est pas ce que j’imaginais qu’il puisse être. De sensibilité nietzschéenne, je pensais ouvrir, soit un ouvrage de philosophie, soit une biographie, et je rêvais de découvrir une approche originale qui aurait, curieusement, mis face à face deux personnages conceptuels – pour le dire comme Deleuze – le Christ et l’antichrist, deux spiritualités en quêtes, sur des a priori radicalement opposés – un peu comme s’il s’était agi de développer une géométrie euclidienne et une autre, non euclidienne, pour voir ce que ça produit comme réalité, ou de comparer la mécanique de Newton et celle d’Einstein, ou encore celle de Planck. Ne rêvons plus. Il ne s’agit ici nullement de cela, et c’est un peu floué que je suis allé néanmoins au bout de ce chemin de croix, mais qui me conduit ici, sans que la moindre rédemption ait opéré, à néanmoins recommander l’ouvrage ; bien que je ne sois ni psychologiquement masochiste ni spirituellement adepte du dolorisme. Car ce texte est aussi celui d’un historien de qualité et qu’il est très bien documenté ; mais trop long : une exécution ne devrait pas durer, sauf à ce que le bourreau y trouve son plaisir, ou l’occasion d’un défoulement, ou que l’on veuille que les badauds en aient pour leur argent.

Il ne s’agit donc ni de philosophie, ni de biographie, ni de travail historique, même si l’historien utilise ici toutes les ressources de son art. Il s’agit d’un acte d’accusation structuré, construit totalement à charge. Didier Rance n’y aborde jamais la philosophie de Nietzsche et ne cherche pas à démonter les thèses du philosophe : manque d’intérêt pour ses idées ? Incompréhension d’une quête de spiritualité non religieuse, laïque en un sens qui n’est pas le plus commun ? Manque de recul ? Et si l’ouvrage présente des données biographiques, elles ne sont utilisées que pour établir le blasphème ou rabaisser et discréditer l’homme et sa démarche, détruire celui qui a osé s’attaquer au christianisme et porter des coups de hache (ou de marteau) au totem sanguinolent dressé – Nietzsche n’est évidemment pas le seul, et je trouve Feuerbach tout aussi convaincant. De toute façon, pour produire un texte biographique – et ce n’était pas le propos –, il fallait être capable d’éprouver un peu de sympathie pour son sujet. Je me suis donc trompé, mais se tromper en choisissant un livre, c’est parfois avoir le plaisir de faire une découverte inattendue. Mais je ne l’ai pas faite.

Ce n’est pas plus un ouvrage où Didier Rance rendrait compte de sa foi et défendrait sa religion en répondant aux critiques que l’Histoire peut légitimement lui faire. C’est un simple procès en hérésie comme on en a vu d’autres, où la violence de la contrattaque peut être considérée à la mesure des coups portés par les idées matérialistes du XIXe à la religion de Paul. Cette attaque pouvant donc être vue comme la défense « humaine, trop humaine » d’une église agressée par un penseur qui a passé sa vie à vomir le christianisme. Une mise à l’index aurait suffi, mais je crois que ça ne se fait plus.

Piégé, mais aussi perturbé par la démarche, mis mal à l’aise par la méthode, par la façon dont Didier Rance porte ses coups et que je voudrais évoquer rapidement. Voyons donc la construction de l’ouvrage : D’abord s’attaquer à l’homme pour nous montrer sa médiocrité, puis au philosophe pour dénoncer l’escroquerie d’une prétendue œuvre qui n’existerait pas, accumuler les témoignages qui démontrent que sa théorie du surhomme est diabolique et préfigure le nazisme, ruiner enfin la réputation du philologue. Et terminer en évoquant le suaire de Turin comme s’il fallait justifier la quatrième de couverture.

L’auteur fait donc le choix biographique de l’année 1888, année qui précède l’effondrement psychique de janvier 1889, année où l’état mental de Nietzsche est, à l’évidence des textes qu’il produit, problématique : un ciel d’orage qui va se déchirer, encore éclairé par des morceaux de ciel bleu. L’homme est fatigué, nerveusement chancelant et va basculer quelques mois plus tard dans une folie définitive. Réduire l’homme à cette année très particulière est un premier problème.

Il nous décrit un homme peu recommandable, un pauvre type pitoyable : menteur, coléreux, inconstant, prétentieux, mégalomaniaque, médiocre mélomane, et plus grave encore, dénué d’humour. Et il l’est, sans doute, et la lecture de sa correspondance (chez Gallimard en trois volumes) est édifiante pour qui pense qu’un philosophe doit aussi être abordé de ce côté. Tout cela n’est évidemment pas faux, mais peut-on réduire à homme à cela ? Là encore, la méthode m’a gêné. Didier Rance, comme Caïphe le Christ, condamne l’homme avec la rigueur d’un procureur, non sans une certaine cruauté : « Interprète correct, bon improvisateur, mais piètre compositeur » – bon, correcte, piètre ; un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout ; et qu’il s’agisse ici de musique ou de philosophie, c’est tout comme –, et accumule les preuves, quitte à ergoter : « Nietzsche écrit ce jour-là que Rossaro est mort en 1870, et quatre jours plus tard qu’il est mort en 1872 (en réalité, le musicien est décédé en 1878). Que cherche-t-il à prouver ? Que le blasphémateur qui a osé décréter la mort de dieu n’était qu’un « minable », un sous-homme, incapable d’être fiable quant à la date de la mort de Rossaro ? Le catholique Didier Rance n’a aucune tendresse pour Nietzsche : c’est ainsi, et c’est son droit d’auteur, respectons-le.

Et s’en tenant au Nietzsche antichrétien, il « démontre » que le philosophe n’en est pas un, et n’a jamais produit une seule idée originale. Il aurait beaucoup lu, et reprit ce qui était dans l’air du temps, emprunté toutes ses thèses à d’autres : « piètre compositeur ». Quant à être un philologue …, je laisse le lecteur découvrir la comparaison, plutôt pertinente avec Tolkien.

Mais ce qui est reproché au philosophe, c’est évidemment d’avoir cultivé une forme de proximité avec Jésus, et d’être allé jusqu’à l’imiter, se pendre pour lui dans un excès de folie. Se prendre pour le christ, c’est évidemment un blasphème, comme de distinguer Dieu et l’idée (religieuse) que l’on s’en fait, c’est-à-dire ce qui est divin et ce qui est « chose humaine, trop humaine », ou même de distinguer un personnage historique dont on ne sait à peu près rien, et un personnage conceptuel qui est de même nature ontologique que Tarzan ou Nestor Burma. Certains veulent réduire Jésus à rien et trouvent des arguments recevables pour expliquer qu’il n’a jamais existé (Michel Onfray). Mais comment expliquer qu’un « rien » ait produire un tel effet ? Didier Rance est sur le même schéma. Il nous explique que Nietzsche le philosophe n’existe pas. Alors, comment expliquer … ?

Je conclus ce trop long texte en évoquant mon affection pour l’homme crucifié par Didier Rance. L’homme était ce qu’il était, un homme torturé, pétri de contradiction, un grand corps malade. Sans doute. Il fut philosophe comme Freud le fut. Et sa relation avec le christianisme fut toujours problématique. D. Rance nous dit qu’il était orphelin de dieu, d’un amour de Dieu qu’il aurait perdu. Je crois qu’il n’a jamais perdu Dieu, faute de ne l’avoir jamais trouvé, et sa jeunesse piétiste ne prouve rien. Nietzsche avait probablement un besoin immense de l’amour de Dieu ; il l’a cherché, partout, désespérément, usant de tout, même des pires outrances, pour le sortir de son silence. S’il a décrété sa mort, c’était peut-être une forme d’appel mystique, un appel pour que l’absent lui réponde. Mais il n’a trouvé que « Choses humaines, trop humaines », et faute d’avoir trouvé dans l’univers la moindre trace de transcendance, il ne pouvait chercher le bien qu’au-delà de la moraline religieuse, c’est-à-dire au-delà du bien et du mal. Et son problème n’a jamais été Jésus, l’inspirateur des Évangiles. Ce fut le Christ, personnage d’abord créé par Paul, et dont l’invention doit tout à la patristique. Si Nietzsche n’avait été un mystique, un authentique esprit religieux – il se voit, dans un éclair de lucidité comme le seul chrétien authentique –, il ne se serait pas tant battu contre le christianisme, personnifié par le personnage symbolique du Christ. Il a mené ce combat jusqu’à l’épuisement de ses forces, au corps à corps et sa mort cérébrale me fait penser, moins à Jacob lutant toute la nuit contre l’Éternel, qu’à ces guerriers qui luttent à mort, au corps à corps et que l’on retrouve enlacés, baignant dans le sang mélangé de leur corps déchiré.

Et puis encore un mot : il ne saurait y avoir d’antichrist sans christ, comme de « religion du dieu qui se fait homme » sans religion de « l’homme qui se fait dieu ». Et de ce point de vue, c’est le christ qui « appelle » l’antichrist, l’invente, le rend nécessaire, comme si l’on ne pouvait frapper une monnaie sans qu’elle ait un côté pile et une face. Et le trans humanisme, évoqué brièvement, ne peut se concevoir sans une idéologie humaniste. Et qu’est-ce que l’humanisme, si ce n’est l’autre nom du christianisme ? Et si je tire ma réflexion jusqu’à l’outrance – restons nietzschéens –, je dirais que les horreurs du vingtième siècle sont des productions nauséeuses du christianisme et je ne m’étonne pas que la survie du peuple élu en ait été l’un des enjeux.

Jamais loin

Il y a des rencontres qui comptent, qui structurent une vie spirituelle et forment le substrat de nos pensées, et vivre c’est faire l’expérience de ces rencontres. Le reste n’est que survie, si je peux le dire avec les mots de Raoul Waneigem.

Pour moi, par exemple, quelques villes ont compté et je m’y suis trouvé bien, tout de suite, en relation ; comme si mon histoire pouvait y renouer un lien très ancien : vague réminiscence ou remembrance plus mystérieuse…

Si l’on admet que le cerveau pense, évidemment, pourquoi ne pas admettre que la matière, toute la matière, qu’elle soit biologique ou non, celle des corps et celle des pierres, puisse pareillement se souvenir ? Dire que j’ai aimé ces villes de toute mon âme – La Rochelle, Tours, Strasbourg – est une image, facile et laide, évidemment fausse : je les ai aimées avec mon corps, ce corps que je déploie tous les matins, qui me pèse un peu, mais me tient encore.

Pourquoi parler des villes ? Pour éviter d’évoquer ces gens qui ont compté bien plus encore, et dont je garde précieusement le souvenir du visage et de la voix quelque part dans l’organisation atomique de ce qui me constitue.

Tout ce que je pourrais en dire serait faux. L’attachement est un sentiment indicible dans un mode saturé de mots, réduit par des interdits moraux à des jeux de formes vidées de toute humanité, à des catégories. Je hais ce monde réifié où tout ce qui compte doit l’être, compté, pris en compte par un banquier ou un fonctionnaire ; et jugé par un prêtre. Et la philosophie, pas plus que les sciences, ne permet, malgré ses inventions conceptuelles, ses taxinomies savantes, de rendre compte de la nature des choses, pour peu qu’elles procèdent des sentiments.

L’amour de la sagesse

Disons-le sans détour, je n’ai que faire du bonheur et ne crois pas à la sagesse.

Prétendant maladroit à l’exercice de la vie philosophique – ce que je nomme « vivre sur une ligne de crête » –, ce n’est pas la sagesse qui m’importe, mais la vérité ; et sur ce point je pourrais adapter la définition de Comte-Sponville qui définit ainsi sa discipline : « C’est une pratique théorique (mais non scientifique), qui a le tout pour objet, la raison pour moyen, et la sagesse pour but »[1] ; l’adapter pour peu que je puisse changer sagesse par vérité. Car je pense que prétendre à la sagesse est « trop », comme on dit maintenant, et je préfère ici la vanité (de la prétention à la vérité), à une forme de défaut d’humilité. Car je ne suis pas assez naïf pour croire à la vérité, ou je prends trop la mesure de l’Apeiron[2] cosmologique ; et, à défaut de l’approcher significativement, j’essaie au moins de débusquer les illusions, critiquer les fausses évidences, dénoncer les fictions instrumentales, ce que Stirner, comme Guyau ou Leopardi, mais aussi comme Proudhon appelait des fantômes, ou des fantômes spirituels. La philosophie n’est pas un apprentissage de la sagesse, et si elle a quelques vertus thérapeutiques, si elle peut nous permettre de moins souffrir, ce n’est que d’une manière adventice, accessoire, car je ne pense pas, comme le déclarait Cicéron, qu’elle nous apprenne à mourir[3]. Tout au plus la philosophie peut-elle participer d’une saine éducation, et pourrait peut-être constituer précisément l’essence de l’éducation ; l’éducation n’étant comme l’écrit B. Edelman « qu’un élevage pour la mort »[4]. Pensée tragique ? Non, mélancolique…

Et s’agissant du bonheur, je garde à l’esprit cette citation d’Einstein qui disait que le « bonheur est un idéal de pourceau ». Est-ce moi qui y vois une référence claire au pourceau d’Épicure ? Qu‘importe ! Ce n’est pas le bonheur que je cherche, même si je fuis le malheur, c’est-à-dire la douleur physique et le stress psychologique, la peur, le ressentiment, etc. C’est bien la jubilation que je recherche, que je cultive sur la terre aride de mon jardin secret, sans dédaigner la jouissance quand elle s’offre comme possible accessible, cadeau de la providence, dans le partage ou la solitude : « Jouir et faire jouir »[5]. Jubiler, c’est au fond se sentir libre, c’est-à-dire expérimenter en acte une liberté qui, comme Spinoza la définit dans « l’éthique », est notre capacité à aller au bout de ce que l’on peut, car la liberté, c’est la puissance qui n’est pas coupée de ce qu’elle peut[6].

Il n’y a pas de volonté sans désir, et toute volonté est volonté de jouir, ou d’esquiver la douleur. L’altruisme est aussi un égoïsme.

[1]. « C’est chose tendre que la vie. »

[2]. C’est Anaximandre qui utilise cette notion pour définir une forme de substrat informe duquel naissent les êtres. L’apeiron signifie donc à la fois l’ignorance et l’infini.

[3]. Montaigne « Cicéron dit que « Philosopher ce n’est autre chose que s’apprêter à la mort » ».

[4]. B. Edelman : Nietzsche un continent perdu.

[5]. Chamfort : « Jouir et fait jouir, sans faire de mal ni à toi, ni à personne ».

[6]. Spinoza : « Seule doit être dite libre une cause qui existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir ».