Laudato Si’ – si décevant.

Bien que mescréant, militant, non seulement de la laïcité, mais aussi de l’irréligion – retranché contre toutes les religions –, je n’ai pu rester indifférent à une encyclique sur un sujet aussi grave que la protection de l’environnement, et dont l’épistolier est le guide spirituel de plus d’un milliard[1] d’hommes et de femmes. Le pape a donc produit l’été dernier, évidemment en préparation et contribution à la COP21, un texte théologico-politique[2], c’est-à-dire aussi, dogmatique, pour préciser la position ecclésiale sur le développement durable et sa vision de ce que devrait être une relation harmonieuse de l’homme avec son environnement : Cent quatre-vingt-douze pages d’un texte dense, exhaustif, qui se tient, mais au bout du compte désespérant ; qu’il faut néanmoins lire, et que je souhaite ici critiquer, au moins pour expliquer ce goût d’amertume qui me reste au fond de l’âme après l’ingestion de ce texte, peu contestable par ailleurs, mais qui ne semble pas devoir faire bouger les lignes. Je doute d’ailleurs de la formule reprise partout « habemus viridem papam »[3].

Car, ce qui me frappe déjà, c’est cet écart abyssal entre la parole de François et l’éthique de ses ouailles. Comment le dire en termes simples et surtout pondérés ? Le message délivré est fort, cohérent, argumenté et devrait mobiliser tous les chrétiens dont je ne fais pas partie. Mais ceux-ci s’en moqueront et vont continuer à l’ignorer, et à s’en tenir, dans leurs pratiques quotidiennes ou leurs choix politiques, à l’opposé cardinal de la position de l’église, tout en continuant à se prétendre chrétiens. Mais cette incohérence entre discours et actes n’est-elle pas justement la marque de l’église du Christ ?

En conclusion, s’il m’est permis de commencer par la fin, je retiens de ce travail papal de synthèse, principalement deux choses qui surprendront tant elles sont éloignées de son sujet : la première, c’est la réaffirmation d’une tradition idéologique dont l’Église de Rome reste la gardienne scrupuleuse ; la seconde, c’est que l’affirmation de l’appartenance à la chrétienté est de nature culturelle et non religieuse.

Sur le premier point, je continue à affirmer que l’un des piliers de notre civilisation est sa dimension judéo-chrétienne. L’église, fondée par Paul et imposée à l’occident gréco-latin par Constantin, lui a donné une idéologie, l’humanisme, et une croyance, celle en une morale transcendantale.

L’humanisme chrétien, auquel les Lumières ont donné une forme laïque, procède de cette idée que l’homme, et seulement l’homme, « a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu »[4]. Et cette idéologie s’est ancrée dans notre conscience occidentale, au point d’en devenir un des fondements. Pour un juif, l’espèce humaine est divinisée, du mode même de sa création, et son créateur a conçu la nature pour qu’il « domine sur elle », « la garde et l’exploite ». Le christianisme ne s’est pas contenté de déifier l’individu humain, avatar de dieu, en confirmant son ascendance divine, il a humanisé dieu en l’incarnant. Il a fait de Dieu, un homme. Nos Lumières laïques, ont, elles, divinisé la nation, déifiant l’homme dans sa dimension politique, comme Arendt le remarque en parlant dans « On revolution » d’une « déification du peuple ». Le christianisme, comme Feuerbach le montre, et parce qu’il est création anthropologique, est donc d’abord un humanisme ; et l’humanisme, même celui des Lumières, une religion de l’homme. Et le pape n’est pas sur une autre ligne quand il parle de la « famille humaine », et de la terre comme de « la maison commune ». Ce choix paradigmatique lui permet, après avoir constaté la disparition de nombreuses espèces vivantes, et la ruine des équilibres naturels, d’affirmer que « la croissance démographique est pleinement compatible avec un développement intégral et solidaire »[5], – « croissez et multipliez »[6] –, mais aussi de dénoncer les modes de vie urbains et la perte de contact des hommes avec la nature. Mais ce n’est pas la seule de ses incohérences ni son seul aveuglement dogmatique.

François confirme par ailleurs – mais comment aurait-il pu faire autrement ?, l’autorité des textes révélés et celle de l’église dans ce double rôle de gardienne et d’interprète des textes testamentaires, donc d’une morale prétendument transcendantale.

Sur le second point : comment ne pas constater l’écart entre les positions de l’Église rappelées ici (sur l’avortement, l’homosexualité, la famille, l’éducation, l’écologie) et celles de l’immense majorité de ceux qui se prétendent chrétiens ? Et je ne parlerai pas, puisque le pape n’y fait pas allusion dans sa lettre aux chrétiens de bonne volonté, des dogmes comme celui, trinitaire, de la consubstantialité des trois Personnes en un seul Dieu, ou bien de l’Immaculée Conception de la vierge, ou encore de la conception virginale du Christ, etc. (pardon pour la prétérition).

Être chrétien, aujourd’hui, et peut-être plus encore quand on se sent agressé par un islam conquérant, c’est l’être culturellement, sans adhérer à la parole du successeur de Pierre, ou reconnaitre son autorité. Ce dernier pouvant toujours parler ; cause toujours François !

Mais reprenons cette encyclique LAUDATO SI’, pour expliquer mon amertume. Ce texte sur l’environnement, bien écrit, rappelons-le – et probablement à plusieurs mains –, parfaitement documenté, rigoureusement structuré, débute très logiquement par un diagnostic[7] qu’il serait difficile de contester tant les problèmes pointés du doigt sont patents. Suit, le rappel de la position dogmatique et historique de l’église[8] qui précise le cadre de référence de François et justifie ses propositions, avant de donner une analyse exhaustive et juste des causes du problème[9]. Viennent ensuite quelques principes pouvant structurer une politique de développement durable[10], des propositions stratégiques[11], enfin une conclusion qui revient à l’essentiel : à la spiritualité, à l’humanisme et à la vocation de l’église[12].

Comment donc faire une critique, ou tenter ce que l’on appelait jusqu’au XVIIe siècle une disputation, sur un texte aussi construit et fouillé, en une chronique évidemment trop courte ? Il y faudrait un livre (et corrélativement disposer d’un temps conséquent pour l’écrire). Essayons toujours d’en dire l’essentiel de ce qui m’a touché, quitte à en passer sous silence quelques éléments, et en invitant chacun à le lire attentivement. Mais avant d’en prendre chronologiquement les chapitres pour respecter le plan voulu par François, je remarque le peu d’impact de ce texte. Le chef des églises chrétiennes prétend, de fait, être l’autorité spirituelle de l’Occident. Il devrait être considéré comme le guide, le maître à penser de milliards d’hommes et de femmes. Il dénonce, propose, justifie sa parole par son statut de vicaire du Christ-Dieu. Non seulement tout le monde s’en fout (ou à peu près), mais ce texte n’est qu’une contribution parmi tant d’autres et sa voix pèse beaucoup moi que celle d’un autre chef d’État, d’un leader politique de second rang, d’un quelconque chef d’entreprise côté en bourse, d’un économiste, d’un banquier. C’est dire le peu de valeur, aujourd’hui, des valeurs et des idées. On fait dire à Goebbels ou à Goering « quand j’entends le mot culture, je sors mon pistolet ». C’est un peu cela que je remarque : quand on parle de « spiritualité écologique », les hommes politiques sortent les sondages ou les enquêtes d’opinion, les industriels le chantage à l’emploi, les économistes leur théories qui se contredisent, les banques leur argent (qui d’ailleurs est le nôtre). Ce texte n’a donc que peu de valeur, au cours actuel des choses, et ne sera l’enjeu d’aucun vrai débat. Les gens qui nous gouvernent ont mieux à faire, et business is business. Amertume.

François fait un constat sans appel de la situation actuelle. Il n’invente rien, mais dit tout, simplement, clairement, fortement. Il constate que la planète est devenue une poubelle et dénonce une culture du déchet, et le gâchis social que produit la société de consommation. Peut-être a-t-il lu Fromm ou Arendt ou tant d’autres ? Il cite Ricœur… Et l’on comprend bien qu’il dénonce un système qui produit de la richesse pour certains, mais en créant des déchets, matériels et humains, considérables. Il porte d’ailleurs un discours courageux, clairement de gauche, voire d’extrême gauche, et revendique le droit pour chacun à accéder gratuitement à la terre, au logement, à l’eau. Il dénonce la folie humaine ; et tout y passe, très justement et sans compromis – on croirait entendre l’autre François en campagne, l’ennemi de la finance – je cite, sans rajouts :

– paradigme technico-économique,

– confiance irrationnelle dans le progrès et dans la capacité humaine,

– prétention de l’homme à refuser toute limite et à le justifier sur le registre des libertés,

– surexploitation des ressources et des espèces animales,

– destruction de la nature et perte de la biodiversité,

– perte du contact de l’homme avec la nature,

– exploitation inconsidérée de la nature et culture du déchet,

– faillite de la politique,

– réduction de l’information à un bruit de fond, dont l‘objet essentiel est le divertissement des masses,

– inhumanité des villes,

– défaut de progrès social,

– égoïsme.

Et même si je pourrais lui reprocher et son humanisme qui le conduit à considérer la faune et la flore comme une simple ressource pour la famille humaine et d’autre part la vision qui réduit la planète à l’occident, je ne peux que souscrire à la sévérité de son constat.

Et citons d’une part cette formule programmatique qui devrait pouvoir, si François avait reçu de Dieu le pouvoir de Josué, faire tomber les murs de Jéricho : « Toute volonté de protéger et d’améliorer le monde suppose de profonds changements dans ‘’les styles de vie, les modèles de production et de consommation, les structures de pouvoir établies qui régissent aujourd’hui les sociétés’’ »[13] ; mais aussi ce diagnostic : « Beaucoup de ceux qui détiennent plus de ressources et de pouvoir économique ou politique semblent surtout s’évertuer à masquer les problèmes ou à occulter les symptômes, en essayant seulement de réduire certains impacts négatifs du changement climatique »[14].

Peut-on parler, comme je l’ai lu dans la presse d’un message gauchiste ? Chacun jugera sur pièces. Je n’en porte à la connaissance de mon lecteur que quelques-unes :

« Les pouvoirs économiques continuent de justifier le système mondial actuel, où priment une spéculation et une recherche du revenu financier qui tendent à ignorer tout contexte, de même que les effets sur la dignité humaine et sur l’environnement. »[15]

« Aujourd’hui, tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue. »[16]

« La soumission de la politique à la technologie et aux finances se révèle dans l’échec des Sommets mondiaux sur l’environnement. Il y a trop d’intérêts particuliers, et très facilement l’intérêt économique arrive à prévaloir sur le bien commun et à manipuler l’information pour ne pas voir affectés ses projets.[17] »

« Mais c’est le pouvoir lié aux secteurs financiers qui résiste le plus à cet effort, et les projets politiques n’ont pas habituellement de largueur de vue. Pourquoi veut-on préserver aujourd’hui un pouvoir qui laissera dans l’histoire le souvenir de son incapacité à intervenir quand il était urgent et nécessaire de le faire ? »[18]

Oui, comment ne pas penser à un candidat président qui prétendait que son ennemi, c’était la finance ?

Suit donc l’Évangile de la création, sur lequel, n’étant pas chrétien[19], je n’ai pas grand-chose à dire. Deviendrait-il acceptable en changeant partout, non pas comme Spinoza aurait pu nous y inviter, le mot Dieu par nature, mais par conscience ? En fait, en remplaçant partout foi par raison et Dieu par conscience, la religion devient ainsi casuistique et le texte garde une grande partie de sa cohérence. Mais pourquoi vouloir jouer à ce jeu des mots ? Peut-être pour montrer qu’un laïc militant peut rester proche d’un curé, pour peu qu’en acceptant de jouer sur la sémantique, on puisse inventer, derrière ces mots, des proximités conceptuelles. Essayons ! La première thématique de ce second chapitre devient ainsi « La lumière qu’offre la foi raison ». Mais c’est trop simpliste. Je retiens une seconde idée forte que le pontife exprime ainsi : « L’existence humaine repose sur trois relations fondamentales intimement liées : la relation avec Dieu, avec le prochain, et avec la terre. Selon la Bible, les trois relations vitales ont été rompues, non seulement à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur de nous. Cette rupture est le péché »[20]. Je pense effectivement que l’existence humaine repose sur trois relations fondamentales intimement liées : la relation à sa conscience – c’est-à-dire à soi –, avec le prochain, et avec la terre. Ces trois relations vitales ont peut-être été rompues, ou peut-être n’ont-elles jamais été résolues ? Cette rupture est ce qu’en philosophie on nomme aliénation. Et, je pense intimement que l’aliénation, c’est-à-dire l’idée de vivre séparé de soi, de Dieu si l’on veut, est le seul péché. Mais, au-delà de cet exemple, je ne veux pas discuter de dogmes auxquels je ne crois pas, chicaner des a priori que je ne partage pas, mépriser une sensibilité qui n’est pas la mienne, moquer des intuitions qui ne me parlent pas, mais que je respecte, comme je respecte le pape. Car je retiens des points de convergence : la reconnaissance d’un libre arbitre, d’« une singularité qui transcende le domaine physique et biologique »[21], qui me laissent espérer une possible conversion du pape à la mescréance. Après tout, les desseins de Dieu sont impénétrables et comme Malebranche le démontre dans son traité sur la grâce, Dieu l’accorde sans discernement. Et quand François déclare (ou rappelle) que « Nous pouvons affirmer qu’à côté de la révélation proprement dite, qui est contenue dans les Saintes Écritures, il y a donc une manifestation divine dans le soleil qui resplendit comme dans la nuit qui tombe »[22], ne pourrait-on lui opposer qu’il n’y a pas d’autres Saintes Écritures que le livre de la nature, pas d’autre morale que la nécessité, et que toute religion est contestable comme interprétation transcendante de cette écriture. Car je crois, comme Comte-Sponville, à une « spiritualité sans Dieu », c’est-à-dire immanente.

Sur la racine du mal, car le mal est fait – « la terre, notre maison commune, semble se transformer toujours davantage en un immense dépotoir », et « à cause de nous, des milliers d’espèces ne rendront plus gloire à Dieu pour leur existence et ne pourront plus nous communiquer leur propre message »[23] –, François met l’homme devant ses responsabilités, en condamnant en ces termes « le paradigme technocratique ». Il aurait pu – ou peut-être dû – parler de technobureaucratie. Là encore, ses paroles sont fortes et fondées. Il insiste sur un point dont nous ne prenons pas suffisamment la mesure « Il faut reconnaître que les objets produits par la technique ne sont pas neutres, parce qu’ils créent un cadre qui finit par conditionner les styles de vie, et orientent les possibilités sociales dans la ligne des intérêts de groupes de pouvoir déterminés. Certains choix qui paraissent purement instrumentaux sont, en réalité, des choix sur le type de vie sociale que l’on veut développer »[24]. Mais j’ai déjà eu l’occasion de chroniquer ce point. Tout acte humain qui ne procède pas d’une nécessité a une dimension morale, même sans désir de lui donner une portée morale déterminante ou simplement particulière ; et toute invention, toute production humaine, qu’elle soit matérielle ou intellectuelle, parce qu’elle est en capacité d’impacter la vie des gens et de modifier le réel, n’est pas neutre et participe à une évolution des comportements, des modes de pensée. Et c’est pourquoi la publicité est à ce point si redoutable que même les politiques en sont réduits à privilégier ce mode de communication, le préférant au débat, à l’expression argumentée d’idées, à la dialectique, à la politique.

Et je souscris aussi à la dénonciation du « paradigme technocratique » qui « tend à exercer son emprise sur l’économie et la politique », en m’étonnant que le pape aille jusqu’à déclarer, en citant Benoit XVI, que « les finances étouffent l’économie réelle », ou que « le marché ne garantit pas en soi le développement humain intégral ni l’inclusion sociale » – paroles marxiennes s’il en est, mais que j’approuve…

Il y aurait tant à dire sur un texte aussi dense qu’il mériterait un commentaire ligne à ligne, ici d’approbation : « Cesser d’investir dans les personnes pour obtenir plus de profit immédiat est une très mauvaise affaire pour la société »[25], là de prise de distance : « Les expérimentations sur les animaux sont légitimes… »[26]. Passons donc sur des points qui ne sont pourtant pas du tout accessoires. Mais je renâcle quand même et refuse de passer au-dessus de la confusion qu’il fait entre relativisme et nihilisme[27]. Mauvaise foi, ou approximation, dans un texte si précis, si solide ? Relativiser, c’est refuser d’objectiver de manière universelle les valeurs. Mais cela peut conduire à défendre bec et ongles des valeurs occidentales que l’on considère comme telles. Le nihilisme consiste, lui, à considérer que tout se vaut, donc que rien n’a de valeur – Comte-Sponville le rappelle avec éloquence dans son dernier ouvrage ; un relativiste peut évidemment être un homme à l’éthique rigoureuse et qui ne cède rien sur le registre de ses valeurs (voir aussi du côté de chez Nietzsche…).

Sur les mutations génétiques, là encore, je ne peux laisser passer le rappel d’une prise de position de Jean-Paul II qui pourrait prêter à sourire : « Quoiqu’il en soit, l’intervention légitime est celle qui agit sur la nature pour l’aider à s’épanouir dans sa ligne, celle de la création, celle voulue par Dieu »[28]. Ainsi, comble d’humanisme, le rôle démiurgique de l’homme est accepté par l’Église, car la nature aurait attendu l’homme pour s’épanouir. Non seulement, les fils d’Adam sont en droit de faire de la terre un jardin, de l’exploiter, mais ils peuvent compléter la création pour l’accomplir, palier l’incomplétude de la Genèse, la carence ou la distraction divine, y compris par la transgénèse qui est clairement envisagée. On peut donc en conclure que l’Église se déclare implicitement ici prête au transhumanisme ou à la création de chimères, pour compléter le bouquet des espèces existantes dans la nature ; à la condition expresse, j’en conviens, que l’homme reste dans « la ligne de la création » – une ligne jeune tracée par le pape ?

Que dire des principes proposés ici, et qui doivent sous-tendre une politique d’Écologie intégrale ?

Pas grand-chose, tant ces principes peuvent faire consensus. Hommes de bonne volonté, réveillez-vous, levez-vous et donnez-vous la main, le pape vous suit, ou plutôt vous précède, balançant son encensoir ! Il faut répondre à deux crises qui n’en font qu’une : environnementale et morale, en renonçant à la culture du déchet (matériel et humain), en construisant de nouveaux écosystèmes respectueux de l’homme et de la nature. La solution est donc politique, et se présenterait comme suit, si l’on suit la procession :

1/ se reposer la question de la fin (humaine pour un humaniste, peut-être un peu plus large pour un non-humaniste),

2/ poser, en cohérence, des principes qui hiérarchisent des valeurs,

3/ inventer un nouveau système respectueux de ces principes,

4/ migrer progressivement vers ce nouveau système,

5/ le corriger chaque fois qu’il déçoit.

Voilà, c’est dit avec mes mots, mais c’est ce que l’encyclique propose en son chapitre 4, et je serais prêt à la suivre sur de nombreux points : Pas nécessairement sur la nécessité de « donner aux chercheurs un rôle prépondérant », pas sur « la nécessité impérieuse de l’humanisme »[29], je crois qu’il est au contraire impérieux de réinterroger ce concept, mais sur la nécessité de protéger les cultures populaires, les traditions, de cultiver le sentiment d’appartenance, notre sensation d’enracinement ; sur l’urgence de s’opposer au nivèlement pas la norme – je milite aussi pour freiner la technobureaucratie dans son délire normatif – de prendre la mesure des « corrélations entre l’espace et la conduite humaine »[30]. Il propose donc, ni plus ni moins que d’inverser l’axiologie du progrès, de tout réorienter, de prendre le contre-pied de ce que l’on nomme modernité pour se construire un avenir, une nouvelle modernité dans une tout autre direction, avec le souci de la dignité humaine, de la dignité d’un être réconcilié avec lui-même et avec ses traditions, en paix avec ses frères en humanité, réconcilié avec la nature. Un homme sans péché. Et je veux bien rendre hommage ici à la cohérence de son propos. C’est un défi et il veut bien reconnaître que « la difficulté de prendre au sérieux ce défi est en rapport avec une détérioration éthique et culturelle, qui accompagne la détérioration écologique »[31]. Et, arrivé à ce point, comment ne pas se demander « mais comment faire ? » et si ma conversion au christianisme, un christianisme militant ne serait pas utile à notre cause commune ?

Comment faire ? C’est l’objet de ce nouveau chapitre proposant « quelques lignes d’orientation et d’action ». Et je me disais, arrivé à la page 127 : « enfin, nous allons arriver à quelques propositions concrètes, fortes, en écho au constat si juste du Saint-Père ». Mais, rassurons-nous, François ne propose rien. Désespérant ! Ou plutôt, fidèle à la ligne historique de l’Église, il propose de faire confiance au système, un système qu’il vient de dénoncer comme failli, pour se réformer de l’intérieur. Que dit-il ? Il y a « nécessité d’un changement de direction », et on ne peut y arriver que par « un consensus mondial ». Il faut donc travailler à « un dialogue international », notamment via les structures internationales et les sommets sur l’environnement dont il rappelle la chronologie et l‘histoire. Est-ce bien tout ce qu’il propose ? Non, il propose, après « le dialogue », « de prier » : « Nous les croyants, nous ne pouvons pas cesser de demander à Dieu qu’il y ait des avancées positives dans les discussions actuelles, de manière à ce que les générations futures ne souffrent pas des conséquences d’ajournements imprudents »[32]. Voilà, c’est à peu près tout. Déprimant.

En conclusion de toutes ces belles démonstrations, aucun appel au peuple, aucune plaidoirie pour la démocratie, aucune exigence d’un changement de système. François nous explique, comme si nous ne le savions que trop bien, que ce système est non seulement failli, mais pourri ; et qu’il y a urgence, et il conclut que « la maturation d’institutions internationales devient indispensable, avec des autorités désignées équitablement par accord entre les gouvernements nationaux, et dotées de pouvoir de sanctionner »[33]. Il propose donc un transfert de pouvoir toujours plus conséquent de la base vers des « machins » non démocratiques et que personne ne maitrise ni ne maitrisera. Il écrit, parlant de « la mise en œuvre des grands principes », « que c’est très difficile pour le pouvoir politique dans un projet de Nation »[34]. Donc, transférons ce pouvoir à des administrations supranationales, à une bureaucratie normative…

Déprimant. Le pape veut miser sur l’opinion publique, privilégier le dialogue et la prière, et faire confiance à la bureaucratie internationale et la renforcer. Pour ce qui est des pouvoirs financiers qu’il dénonce lourdement : rien. Je concède qu’il écrit : « Sauver les banques à tout prix, en en faisant payer le prix à la population, sans la ferme décision de revoir et réformer le système dans son ensemble, réaffirme une emprise absolue des finances qui n’a pas d’avenir et qui pourra seulement générer de nouvelles crises après une longue, couteuse et apparente guérison »[35]. Mais il s’avère incapable d’aller au-delà de ce constat, et s’arrête au milieu du gué.

Reprenons ses mots, si forts, si justes quand il dénonce, et je n’en rajoute pas, le paradigme technico-économique, les pouvoirs de l’argent, la perte du contact de l’homme avec la nature, la surconsommation, la surexploitation et la culture du déchet, la faillite de la politique. Et répétons ce qu’il propose : du dialogue, de la prière, le renforcement de la technobureaucratie internationale, et une dépossession des États-nations. Il note, pour la condamner, « la soumission de la politique à la technologie et aux finances »[36], et (parole d’une force révolutionnaire extraordinaire) : « les structures de pouvoir établies qui régissent aujourd’hui les sociétés »[37], mais jamais, il ne parle de démocratie ; nulle part il n’en appelle aux peuples. Après avoir dénoncé un système économique qui privilégie le profit et passe l’homme en pertes et profits, des structures politiques incapables de tenir face à la finance et aux pouvoirs économiques, il propose de ne rien changer. Après son sermon, il descend de chaire et rentre en sacristie, messe dite, sentiment du devoir accompli. Désespérant.

[1]. Ce chiffre publié dans la presse n’a évidemment aucun sens. Et je me demande bien ce qu’est un catholique, voire un pratiquant ? Et à quel degré reconnait-il l’autorité pontificale ? Et quid des enfants catholiques, notamment ceux qui n’ont pas atteint l’âge de raison, qui ne sont pas encore assez grands pour monter dans les arbres ? Et précisément dans celui qui produit le fruit si convoité de la connaissance du bien et du mal.

[2]. Un mescréant espiègle parlerait d’un Tractatus theologicopoliticus dont l’objet serait ici natura, mais après tout, comme dit l’autre, deus sive natura…

[3]. Nous avons un pape vert.

[4]. Genèse 1-26

[5]. Voir Chapitre 1-51.

[6]. Genèse 1-28

[7]. Chapitre 1 : CE QUI SE PASSE DANS NOTRE MAISON

[8]. Chapitre 2 : L’EVANGILE DE LA CREATION

[9]. Chapitre 3 : LA RACINE HUMAINE DE LA CRISE ECOLOGISTE

[10]. Chapitre 4 : UNE ECOLOGIE INTEGRALE

[11]. Chapitre 5 : QUELQUES LIGNES D’OREINTATION ET D’ACTION

[12]. Chapitre 6 : EDUCATION ET SPIRITUALITE ECOLOGIQUES

[13]. Introduction – 5

[14]. Chapitre 1 – 26

[15]. Chapitre 1 – 56

[16]. Chapitre 1 – 56

[17]. Chapitre 1 – 54

[18]. Chapitre 1 – 57

[19]. Je veux dire que je ne suis pas chrétien, étant antireligieux, mais je le suis évidemment culturellement, à mon grand dame, et jusqu’à la moelle.

[20]. Chapitre 2 – 66

[21]. Chapitre 2 – 81

[22]. Chapitre 2 – 85

[23]. Chapitre 1 – 33

[24]. Chapitre 3 – 107

[25]. Chapitre 3 – 126

[26]. Chapitre 3 – 130. C’est à ce point que je pose la problématique humaniste. Est-on prêt à autoriser l’expérimentation humaine, pour sauver des animaux ou une espèce en voie de disparition ?

[27]. Chapitre 3 – 123

[28]. Chapitre 3 – 132

[29]. Chapitre 4- 141

[30]. Chapitre 4 – 150

[31]. Chapitre 4 – 162

[32]. Chapitre 5 – 169

[33]. Chapitre 5 – 175

[34]. Chapitre 5 – 178

[35]. Chapitre 5-189

[36]. Chapitre 1-54

[37]. Introduction – 5

Du devoir et de l’obligation

Je voulais poursuive sur le thème du « devoir » et de « l’obligation morale » et profiter de cette occasion, en chroniquant son « Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction », pour rendre hommage à Jean-Marie Guyau, philosophe majeur disparu trop jeune, le 31 mars 1888, emporté par une phtisie à 33 ans. Nietzsche, que je cite beaucoup sur ce blog, sans doute pour le relire avec trop de constance, partage avec lui une forme de philosophie de la volonté, de vitalisme – formule que j’utilise ici avec prudence, et sans référence à ce que l’on appelle en philosophie ou en science : « vitalisme » ; et, à défaut d’avoir une dette – qui ne serait que très relative – envers le Français, il le cite plusieurs fois dans « Ecce Homo ».

Intellectuellement et sensiblement très proches[1], ils ne se sont pourtant pas rencontrés, alors que cela aurait pu, car les deux hommes, comme Fouillée le rapporte, ont tous deux séjourné à la même époque à Nice et à Menton[2]. Mais Guyau ne connaissait ni les thèses ni le travail de Nietzsche ; Nietzsche, par contre, possédait dans sa bibliothèque l’« Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction » qu’il avait, comme à son habitude, beaucoup commenté.

J’ai donc repris « l’Esquisse d’une morale… », et si je fais le choix ici, d’un court extrait de Guyau qui plaide, non pas pour une morale singulière, mais pour une posture mécréante, choisissant cet emprunt quitte à sortir de mon sujet, c’est que l’on pourrait croire qu’il y rend hommage à son confrère allemand ; et d’autre part que je souscrits évidemment à son propos.

« Bienheureux donc aujourd’hui ceux à qui un Christ pourrait dire : « Hommes de peu de foi !… », si cela signifiait : Hommes sincères qui ne voulez pas leurrer votre raison et ravaler votre dignité d’êtres intelligents, hommes d’un esprit vraiment scientifique et philosophique qui vous défiez des apparences, qui vous défiez de vos yeux et de vos esprits, qui sans cesse recommencez à scruter vos sensations et à éprouver vos raisonnements ; hommes qui seuls pourrez posséder quelque part de la vérité éternelle, précisément parce que vous ne croirez jamais la tenir tout entière ; hommes qui avez assez de la véritable foi pour chercher toujours, au lieu de vous reposer en vous écriant : j’ai trouvé ; hommes courageux qui marchez là où les autres s’arrêtent et s’endorment : vous avez pour vous l’avenir, c’est vous qui façonnerez l’humanité des âges futurs ».

C’est dans ce même ouvrage qu’il nous livre cet aphorisme qui m’a beaucoup marqué : « Le doute c’est la dignité de la pensée ».

Mais, si je voulais retranscrire un long extrait de Guyau, c’est aussi que la proximité des deux œuvres est formelle et qu’on pourra ainsi le constater. Je retrouve chez ces deux philosophes, comme chez tous ceux que j’aime, un vrai goût pour la langue – d’ailleurs, l’un et l’autre étaient aussi poètes, et l’œuvre poétique de Guyau n’est pas négligeable –, et j’apprécie particulièrement ces penseurs qui ont le souci de leur lecteur, un vrai sens pédagogique, et le goût d’une certaine élégance formelle du texte.

[1]. Remarquons, pour insister sur la proximité des deux destins, que si Guyau meurt prématurément en 1888, c’est justement l’année où Nietzsche tombe, foudroyé par une crise d’aliénation mentale qui met un terme définitif à sa vie de philosophe.

[2]. Nietzsche vécut à Nice et à Menton de janvier 1884 au printemps 1888 ; Guyau y meurt en mars.

Devoir citoyen

Hier, je ne suis pas allé voter ; j’en avais pourtant l’envie, un peu comme de participer à une compétition sportive ou à un jeu de cirque ; et peut-être aussi parce que je suis un militant anti FN, et que tout moyen pour s’opposer à la progression de ce parti peut être bon à saisir. Mais je suis aussi un démocrate convaincu et un homme de devoir. Et le devoir d’un démocrate est de ne pas voter.

Mais qu’est-ce que le devoir ? Il n’y a d’autre devoir que moral, et d’autres devoirs que d’agir en conscience.

J’ai donc fait mon devoir de citoyen, en conscience, et me suis abstenu pour ne pas être complice d’un système qui méprise le peuple, et pour ne pas être responsable de la survie d’un système qui est une insulte à la démocratie et un obstacle quasi insurmontable à la construction dans notre pays d’une République démocratique laïque et sociale.

Faut-il rappeler que l’essence de la démocratie n’est pas le suffrage universel, mais la confusion gouvernants-gouvernésPlaidoyer pour la démocratie, et que si l’on veut distinguer aristocratie et démocratie, c’est dans ce choix déraisonnable, dans ce pari assez fou de préférer la masse à l’élite, le vulgaire à l’excellent ? Pourtant je conviens qu’une élite bien formée et intègre est mieux à même d’organiser la vie des gens qu’une assemblée réellement représentative. Mais la démocratie c’est bien le choix, par ailleurs très contestable, de privilégier une autre légitimité politique que celle de la compétence ; une légitimité que je suis bien en peine de qualifier autrement qu’en utilisant le terme de démocratie. Et ce choix de légitimité procède d’une simple volonté, celle de voir le peuple se gouverner lui-même, sans médiateurs.

C’est un choix radical, probablement infondé. Et c’est ce même choix qui présidât à l’émergence de tous les mouvements d’indépendance, qui conduisit les peuples colonisés à revendiquer de se gouverner eux-mêmes. Face aux nations européennes qui considéraient positivement la colonisation, comme un mouvement d’évangélisation, qui pensaient avoir comme devoir d’offrir les lumières de la civilisation à l’inculture indigène, ces peuples ont pu, légitimement, refuser cette tutelle, et exiger de prendre en main leur destin. Et qu’ils l’aient fait pas des voies non démocratiques, c’est une autre histoire. Ce processus d’émancipation était un processus démocratique. Car l’exigence démocratique procède toujours du désir des masses de s’affranchir, de s’émanciper d’un maître ou d’une élite. Hier, les Français sont allés aux urnes et ont choisi leurs maîtres sur des listes de 3 personnes qu’ils n’ont pu constituer. C’est la forme de démocratie qui semble convenir à l’Occident et que nous souhaitons imposer au monde, au nom des droits de l’homme. Je devrais m’en contenter, si ma conscience ne me rappelait pas régulièrement à mes devoirs citoyens.

Outrancier assumé

 

Oui, comme la baleine qui refait surface après une trop longue immersion dans les profondeurs glacées de l’océan et expulse violemment de ses poumons un air vicié ; Oui, un peu d’outrance, simplement pour mieux respirer…

Un mescréant, c’est un empêché, à défaut d’être un incapable ; c’est un handicapé ; tout le contraire d’un agité du bocal – si je peux emprunter cette formule à Céline[1], autre outrancier assumé. C’est une âme mélancolique qui mécroit, autrement dit, qui doute ; et il doute de lui autant que des autres, de sa volonté comme de son désir, des vérités qu’on lui oppose, quelles que soient les formes sous lesquelles on les apprête ou on les appareille. Et il est capable, comme Jean-Marie Guyau[2], de s’en faire une éthique.

Il ne croit donc en rien ; ni aux idées de Dieu ni à aucune autre ; et, partant, ne peut se définir qu’en creux, par ce qu’il n’est pas ou ne possède pas. Ni croyant ni idéaliste, ce n’est pas un esprit religieux. Toute idée d’orthodoxie le révulse, toute idéologie l’effraie. Il ne surfacture aucune idée et ne peut être qualifié en « iste ». Ni communiste ou socialiste, encore moins fasciste ; pas même anarchiste, surtout pas nihiliste. Et si l’on me demande, cherchant absolument à me sauver malgré moi, si, me définissant par cette mécréance, je suis au moins un humaniste, je répondrai que non.

Je ne suis pas un humaniste, ne pouvant croire à la supériorité de l’homme. L’humanisme est une idéologie judéo-chrétienne ; et, à défaut de renier mon éducation chrétienne et toute ma culture occidentale, en bon nietzschéen, je travaille à me déprendre du judéo-christianisme – encore un isme qui m’apparait souvent comme un isthme[3]. Vanité de cet effort ? Évidemment, comme toute la philosophie est vaine à nous rendre plus sage ou plus heureux.

L’humanisme, maladie occidentale, est, que l’on croit ou non, qu’on le croit ou non, une idéologie religieuse. L’homme aurait été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Il serait donc l’avatar du créateur. Pourquoi ne serait-ce pas le cheval, le rat ou la mouche à merde qui aurait été créé à l’image tutélaire et écrasante du Père ? Le Nouveau Testament s’inscrit dans cette filiation et en pousse l’implacable logique. Le père s’incarne dans le nouvel Adam, et, sans grandes difficultés, se fait homme, se glissant dans sa peau comme dans un costume à la juste taille : confusion des images, le créateur se montre sous les traits de son avatar[4].

Et l’homme, peccamineux mais divinisé par cette sublime ascendance, devient le maître de la nature et la seule espèce qui vaille. Qu’on lise la dernière lettre encyclique du pape[5] pour prendre la juste mesure de ce paradigme religieux qui est le nôtre et qui se nomme humanisme.

Peut-on définir autrement l’humanisme ? Sans doute par cette simple parabole : Imaginons que Dieu, voyant l’homme menacer de détruire la planète, décide comme à Sodome de détruire cette espèce dangereuse et indocile, et qu’il se trouve un homme de bien pour le convaincre que si l’on peut trouver 50, 45, 30 ou même 10 justes, il faudra sauver ces justes quitte à condamner la terre. Cet Abraham-ci est un humaniste, car il pense que Dieu, alors, préfèrera sauver 10 hommes et condamner la terre, ses millions d’espèces vivantes, et toute la nature.

Si la décision m’échoyait, en ces termes, je ne crois pas que je sauverai les dix justes, ou peut-être, pour les sauver, leur demanderais-je de se sauver, loin de ma colère, sans se retourner. Et s’ils se retournaient, comme la femme de Loth, immanquablement, je les transformerais, non pas en statue de sel, mais en cheval, ou en rat, ou …

[1]. Il parlait de Sartre…

[2]. Il n’est pas le seul, mais si je le cite c’est que je n’ai probablement pas suffisamment rendu hommage à ce philosophe français que Nietzsche avait lu, apprécié, annoté ; et qui écrivait si bien.

[3]. Qu’on me pardonne cette facilité : en médecine, un isthme est un rétrécissement anatomique.

[4]. L’hindouisme (encore un isme) parle des dix avatars de Vishnou sur terre : homme-poisson, tortue, sanglier, lion, un nain, Rama à la hache, Rama avec son arc, Krishna, Bouddha, Kalki ; mais pas de cheval, de rat ou de mouche.

[5]. Laudato si (il faudra que j’en reparle).

Dans le sang-suite

Les conseillers en communication du Président Hollande lui ont suggéré de proposer aux Français de pavoiser leurs façades aux couleurs du drapeau. Personnellement, je n’ai pas répondu à cette invitation, et pas seulement parce que le terme de pavoiser est effectivement ambigüe. Plus sérieusement, je considère que, dans un pays qui ne s’est jamais affranchi de son jacobinisme, le bleu-blanc-rouge est moins le symbole du pays ou de la nation que celui de l’État ; et je suis décidément trop sensible à ces ratiocinations qui loin d’être stériles font sens.

Car la politique, art consommé des relations publiques[1], de la communication, du bonneteau idéologique – dit plus simplement, de l’escroquerie intellectuelle –, récupère, détourne, recycle à son profit, tout ce qui, aux yeux de l’opinion, peut avoir une valeur. Il en fut ainsi du terme de démocratie détourné de son sens premier au XIXe siècle, ou, pour prendre un second exemple assez éloigné du premier, et dans un contexte plus local, du cœur vendéen. Ce fut le symbole de la réaction chouanne antirépublicaine, réaction que la république matât dans le sang – les crimes de guerre des bleus furent dans l’Ouest particulièrement horribles. Mais le Conseil Général de la Vendée, représentant, autant que la préfecture, le système républicain, récupérera ce symbole pour en faire son logotype. Malheur aux vaincus ! Que leur cœur soit arraché et porté en bandoulière par le vainqueur triomphant.

Non, je ne chicane pas ! Pas plus quand je m’interroge sur cette fiction qu’est le peuple[2]. Seulement, je ne veux confondre l’État et la nation, et je suis trop sensible au risque de confusion, d’escamotage, pour ne pas chicaner. Citons à nouveau Nietzsche dans Zarathoustra : « L’État c’est ainsi que s’appelle le plus froid des monstres froids et il ment froidement, et le mensonge que voici sort de sa bouche : « moi, l’État, je suis le peuple ». Et précisons que si notre président est le chef légitime de l’État, Il n’est pas le chef de la nation. Il commande aux armées de la république, mais ne commande pas au peuple.

J’avoue que le drapeau français est devenu, dans mon inconscient, le symbole de l’État français, à tel point que je ne peux voir sur la façade d’un immeuble, ou l’en-tête d’un document, le profil de Marianne se découper sur les trois couleurs, sans conclure qu’il s’agit d’un bâtiment ou d’un document administratif, donc pour moi, problématique et source de désagréments. Et les rapports de l’État avec les gens (sa police que je crains, sa justice en laquelle je n’ai aucune confiance, ses percepteurs de taxes que j’ai bien du mal à trouver sympathiques, sa bureaucratie imbécile) sont si dégradés, que peu d’entre nous ont encore envie d’avoir le moindre rapport avec ses services. Ce logo est devenu pour moi problématique, et j’ai tout le mal du monde à éprouver un sentiment d’attachement à ces couleurs. Pourtant, j’aime ce pays, profondément, ses paysages si doux que l’on salope tous les jours, sa culture que l’on détruit consciencieusement, un pays où mes ancêtres vivent depuis la nuit des temps[3], où mes ancêtres furent tous catholiques. Mais je n’aime pas l’État, mal nécessaire, et l’État s’étant pavoisé des couleurs françaises depuis si longtemps, depuis la Révolution française, je lui abandonne son drapeau. Et l’État n’imprimera pas plus sa marque sur mon visage ou sur un autre visage de mon intimité, la façade de ma maison.

Oui, je fais ma mauvaise tête ; mais si j’accepte ici de jouer le rôle ingrat de l’empêcheur de tourner en rond, c’est que je prends toute la mesure et du divorce entre l’État et les gens et de la perversité de la manœuvre politique entreprise. Les services du président et du gouvernement, avec l’aide des médias qui y trouvent leur compte, instrumentalisent le drame que certains de nos concitoyens ont vécu dans leur chair, et les autres de manière plus spirituelle, pour essayer de sauver un régime failli, de restaurer l’autorité du chef de l’État dans une perspective clairement électoraliste, et en essayant de reconstruire un lien rompu. C’est un peu, comme un couple défait qui essaierait de se retrouver sur le corps de leur enfant décédé tragiquement. Mais c’est vain, comme pour la progression du chômage ; une fois l’épiphénomène[1] passé, on retrouvera la problématique posée sans changement des termes. Et pour certains dont je fais partie, cela ne suffira pas. À cette rupture consommée qui marque l’absence de dynamique démocratique dans notre pays, on ne pourra répondre qu’en changeant de régime : Réaffirmation de nos valeurs ; mise en chantier d’une république démocratique, laïque et sociale ; amaigrissement et renforcement de l’État ; renforcement de la cohésion national. Tout un programme…

[1]. Qui écrit, s’expose et prend le risque du malentendu. Parler d’un épiphénomène s’agissant des massacres du vendredi 13 est de la sorte. Je m’en tiens ici à la seconde définition, philosophique, d’un terme polysémique. Ce drame n’est pas « secondaire, périphérique, sans importance » (premier sens), c’est un drame qui s’ajoute à un phénomène (la construction d’un Khalifat, en réponse, d’une part à une attente de beaucoup de musulmans, et d’autre part à l’impérialisme occidental) sans réagir sur lui, donc sans le modifier réellement (second sens)

[1]. C’est Hannah Arendt qui dit parle de cette évolution : Quand « la politique n’est qu’une variété des relations publiques » – « Du mensonge à la violence ».

[2]. Car comme l’écrit Yves-Charles Zarka : « La reproduction des conduites d’obéissance, qui assurent le maintien de l’Etat, suppose la production de fictions ».

[3]. La nuit des temps est l’aube des temps connus, le début de mes traces généalogiques, au XVIIe siècle en Charentes. Avant ?