Parerga

S’agissant de la notion de progrès, comment ne pas voir que ce sont d’abord les contraintes anthropologiques et l’évolution « naturelle » de l’Homme qui orientent le sens de l’histoire et déterminent son axiologie. Ce sont elles, qui, par exemple, ont conduit au Marché et, conséquemment, à l’uniformisation du monde. Car le Marché, cet espace virtuel de libre échange de biens, est le produit et du besoin convulsif de consommer et de la rationalité maladive de l’homme. Et cette compulsion est une des formes de la libido si particulière d’une espèce dont le désir ne connait pas les cycles d’activité et de repos sexuels que les autres espèces connaissent ; quant à la rationalité, tout est affaire de conformation et de taille du cerveau humain. Mais peut-être faudrait-il rajouter aussi, pour faire bonne mesure, le caractère mimétique de l’humain qui se laisse toujours prendre par la mode, y compris et surtout s’agissant de mode de penser.

Peut-on, dès lors, comme Fukuyama le dit, en conclure que l’apparition du capitalisme financier, ou de la « démocratie » parlementaire était inévitable ? Absolument pas ! Car si la nature même de l’homme et ses aspirations naturelles déterminent le possible, comme un faisceau de trajectoires orientées, c’est l’enchainement imprévisible et indéterminé des volontés et des phénomènes qui résout l’équation causale, sachant que chaque mouvement modifie la distribution des données et produit une nouvelle hiérarchisation des probabilités d’occurrence des possibles.

Petit aphorisme estival

Petit aphorisme, dans l’esprit nietzschéen, à méditer pendant les vacances : la fin de l’humanité est peut-être sa fin comme humanité.

Je veux dire par là que, s’il existe un sens de l’Histoire, un inévitable progrès de homme comme espèce, une perspective définitive, la finalité du développement de l’humanité, c’est peut-être, justement, la disparition de l’humanité comme genre, de l’humain comme objet ; au profit de l’homme et au bénéfice de sa reconnaissance comme être singulier irréductible à quoi que ce soit, irréductible à son humanité même.

Et je crois à cette perspective du surhumain, au moins comme perspective morale, car je n’ai pas l’esprit assez religieux pour y croire comme eschatologie. Nietzsche est clair sur ce point :

« L’homme est une corde tendue entre l’animal et le surhumain – une corde par-dessus un abîme ».[1]

J’y crois comme perspective anthropologique, mais aussi politique. Et c’est pourquoi je milite pour l’avènement d’une vraie démocratie, qui, je le rappelle, n’est pas l’élection au suffrage universel de représentants du peuple proposés par (puis choisis dans) les partis politiques, mais bien l’abolition des rapports dominant-dominé, c’est-à-dire la fin, dans l’espace public, dans le registre relationnel, de toute hiérarchie, autrement dit la laïcité[2]. Ce temps sera aussi le temps nouveau du dépassement du concept – chrétien – d’égalité, de l’égalité des moutons dans le troupeau (restons nietzschéen jusqu’au bout ! mais comment pourrais-je faire autrement ?), et l’avènement d’un monde où les hommes seront incomparables, incommensurables, insoumis ; et ils pourront être qualifiés d’anégaux – comme on dirait amoraux.

[1]. Dans le prologue d’« Ainsi parlait Zarathoustra ».

[2]. Pour mieux comprendre les concepts de démocratie et de laïcité que je défends et cette idée, a priori « curieuse », d’assimiler ces deux concepts, je renvoie à la lecture de mon plaidoyer pour la démocratie (excellente lecture de plage).

La fin de l’Histoire

Dans un article publié pendant l’été 1989, puis dans un trop fameux livre , Francis FUKUYAMA développait l’idée que nous vivrions en cette fin de siècle – reportons-nous dans les années 90, et en cette année 89 où le mur tomba – une fin de l’histoire. Cette idée a fait long feu, et depuis les printemps arabes, il est plus facile de la contester. Et si je conteste aussi cette vision, c’est déjà, de mon point de vue, parce que l’Histoire au sens hégélien, donc marxiste du terme, est une illusion. Illusion, cette vision d’une évolution anthropologique naturelle vers ce qui constituerait notre modernité ; extrapolation, cette lecture d’un cheminement prétendument orienté, objectivable sous la forme d’un progrès dont on pourrait questionner la nature : technologique, moral ? L’humanité ne s’élève pas suivant un processus darwinien vers un état d’achèvement, de plénitude, une hauteur de laquelle elle pourrait regarder et juger son passé, et si la civilisation est bien le cadre qui témoigne de l’effort de l’homme pour échapper à sa nature, cet espoir est vain ; vanité qui s’exprime à la fois dans le fait religieux – fait constituant – et dans les conflits idéologiques permanents.
Non, l’Histoire ne s’est pas accomplie ; et au sortir de deux conflits mondiaux majeurs, nous n’abordons pas un état du monde et stabilisé et optimisé.
L’Histoire, si l’on voulait jouer du concept, me semble plutôt constituée par l’infini retour des choses, le retour du même. Et ce même, image renouvelée, mais permanente, est celle de la nature humaine. Tous les systèmes, toutes les idéologies nous ont toujours ramenés au terme des révolutions aux rapports de domination dans une société aristocratique. Nous ne sommes en fait jamais sortis de la relation maître-esclave, malgré ce que FUKUYAMA en dit et qui est presque risible ; citons-le quand il évoque les deux révolutions française et américaine : « ces deux révolutions démocratiques ont en effet aboli la distinction entre maître et esclave ». Faut-il rappeler que ces révolutions ne furent pas démocratiques, car elles ont mis en place des systèmes représentatifs, donc aristocratiques, pour éviter tout risque démocratique ? Faut-il rappeler qu’elles n’ont pas aboli les rapports de domination ?
En fait l’analyse de Fukuyama est contestable plus d’un titre.
Tout d’abord, il semble réduire le monde à la civilisation occidentale, et je ne serais pas loin d’être prêt à le suivre, s’il pouvait, non pas s’interroger sur une possible fin de l’Histoire, mais sur une possible fin de l’Occident. Car notre civilisation est effectivement arrivée, après l’échec des idéologies fascistes et communistes, à son stade d’achèvement – c’est-à-dire d’épuisement – et ne pourra plus dès lors évoluer. FUKUYAMA évoque l’abolition de la relation maître-esclave ; la pilule est amère et dure à avaler, et comment ne pas dénoncer ceux qui promeuvent le travail comme valeur, et opèrent ainsi une transvaluation en substituant à la relation maître-esclave la relation patron-employé ?
Et puis, il utilise ce terme de démocratie libérale comme signifiant du monde, en fait de la civilisation occidentale. Et rappeler que cette démocratie n’en est pas une n’est pas essentiel ici : ce qui me frappe, bien que ce soit ici pertinent, c’est de définir une démocratie par son essence libérale, donc économique. On pourrait l’imaginer définie, construite, sur le registre des valeurs, de la morale ; elle se construit sur le registre commercial, marchand, et l’on peut donc dire que les « démocraties occidentales », sont des produits, non pas d’une utopie, d’un désir de changer le monde, de réaliser l’homme, mais le simple produit du marché. La démocratie occidentale, dans les faits, c’est le gouvernement du peuple par le marché, pour le marché. Et la révolution libérale qui a fait tomber le mur et a soldé l’héritage monstrueux de Mao n’a pas aboli la relation maître-esclave : elle l’a consacré, sous une forme plus subtile, plus perverse.
Autre illusion développée par FUKUYAMA dans un chapitre spécifique, sans doute accessoire : Il qualifie les états dictatoriaux de régimes forts, alors que tout lecteur d’ARENDT sait que la violence est toujours une preuve de faiblesse.

[1]. La fin de l’histoire et le dernier homme.

[2]. Voir mon essai « Plaidoyer pour une démocratie populaire »

[3]. J’assume évidement tout ce vocabulaire nietzschéen : de l’éternel retour à la transvaluation des valeurs.

Ça pue quand même

Un agité du bocal – comme aurait dit Céline – a tranché la tête de son patron avant d’exposer son macabre trophée sur le grillage de clôture d’une usine iséroise à côté d’un drapeau islamique et d’inscriptions en arabe. Acte politique réfléchi ou crime commis, pour des raisons personnelles, par un déséquilibré sous influence, c’est de toute façon une nouvelle affaire qui intervient dans un contexte instrumentalisé et qui porte la marque de l’islamisme radical.

En janvier dernier, autre affaire sur le même registre, mais beaucoup plus grave, Manuel Valls déclarait qu’il s’agissait, non pas d’une guerre, mais d’un acte de terrorisme, signifiant ainsi aux bienpensants ce qu’ils devaient en penser et en dire. Aujourd’hui, le même parle de guerre de civilisation.

Effectivement, il s’agit bien de cela ; et cette guerre est financée par l’argent du pétrole. L’Occident doit faire face à des idéologies qui portent un nom, le wahhabisme et le salafisme, et qui sont promues par quelques régimes sunnites disposant de ressources financières considérables, au premier rang duquel on peut pointer l’Arabie Saoudite, partenaire et allié des États-Unis d’Amérique et le Qatar, l’ami de la France. Depuis trois ou quatre décennies, les Al Saoud ont investi des sommes considérables (1 à 2 milliards de dollars par an) pour construire partout dans le monde des mosquées et des écoles coraniques[1] et former des prédicateurs radicaux qui appellent au djihad, à la mise à mort des juifs et des chrétiens, et font la promotion d’une justice qui, appliquant scrupuleusement la charia, coupe les mains des voleurs et la tête des mécréants et des apostats. Et ce monstre, qui s’est progressivement émancipé sous la forme d’Al Qaida, puis de Daech, est aujourd’hui incontrôlable, et après avoir combattu les chiites (ennemis des Saoud), se retourne contre les sunnites qui n’acceptent pas l’autorité du nouveau calife.

Mais pourquoi la classe politique occidentale refuse-t-elle de parler de guerre, préférant évoquer le terrorisme ? Parce qu’évoquer une guerre, c’est désigner un ou des ennemis, compter et ses alliés et les alliés d’en face, et que si la réponse adaptée au terrorisme est passive – se défendre –, une guerre exige que l’on soit actif et que l’on mène des actions contre l’ennemi, afin de le détruire. Or, admettre cette guerre, c’est désigner nos ennemis : non pas les musulmans, ni même les sunnites, mais les fondamentalistes et surtout tous ceux qui financent ces idéologies délirantes et mortifères[2], en l’occurrence les régimes saoudiens et qatari. Et l’Occident s’y refuse. La semaine dernière, deux mois après la visite de François Hollande en Arabie Saoudite, notre ministre des affaires étrangères recevait son homologue saoudien. La France, dans le cadre d’un contrat qui pourrait peser une douzaine de milliards de dollars, va lui vendre des armes, des hélicoptères, peut-être des centrales nucléaires. Business is business ! L’argent n’a pas d’odeur. Et l’on voit mal Nicolas Sarkozy, au nom des Républicains, faire un scandale, lui dont le divorce d’avec Cécilia (en 2007) aurait été payé par le Qatar. L’argent n’a pas d’odeur

[1]. Je note dans un article de la Libre Belgique dont je n’ai pas retrouvé les sources qu’en 2007, une étude américaine « révélait que l’Arabie saoudite aurait financé la construction de 1 500 mosquées à travers le monde, 500 collèges islamiques et quelque 2 000 écoles dans des pays non musulmans. Elle aurait également participé au financement des camps d’entraînement paramilitaire et au financement d’achat d’armes ainsi qu’au recrutement de militants du djihad dans une vingtaine de pays ».

[2]. A travers par exemple la Ligue Islamique Mondiale – ONG basée à La Mecque, fondée en Arabie Saoudite en 1962, et qui a pour vocation la promotion à travers le monde d’un islam fondamentaliste –, l’Organisation de la Coopération Islamique – basée à Djeddah et qui promeut la charia, tout en finançant des écoles islamiques –, la banque Islamique de Développement.

Contre les philistins

Je n’aime pas les bourgeois, ceux que Nietzsche appelait philistins ; et à qui me dirait que j’en suis un, je répondrais que, quand bien même, ma détestation demeure, assumée.

Le bourgeois se définit par sa morale, étriquée, cul serré, par ses valeurs qui n’en sont pas : la patrie, le travail, la pitié.

Parlons du travail. C’est bien une contrevaleur, et que je conchie. Évidemment j’ai le goût et le sens de l’effort, du dépassement de soi, du tutoiement des limites. Mais c’est autre chose et je ne saurais confondre sens de l’effort et travail quand la distance de l’un à l’autre, de la valeur à la contrevaleur est aussi grande et de même nature que celle entre l’amour et la prostitution.

Suis-je alors vraiment bourgeois, et comment m’en défendre ? Peut-être en déclarant que respecter la loi, ou pareillement l’enfreindre ne me parait pas un objectif moral pertinent ; et c’est peut-être le bon marqueur…