L’égalité des chances

S’il y a légitimement débat sur la hiérarchie des valeurs, j’observe aussi trop souvent leur mésusage. Mais je n’en évoquerai que deux exemples suffisant à l’étayage de ma remarque.

Si le principe d’égalité des sexes me parait philosophiquement peu convainquant – rappelons que Leibniz, peut-être ici plus logicien que philosophe, rappelle que « l’identité de qualité fait la similitude, l’identité de quantité fait l’égalité » –, il me semble aussi qu’il ne saurait justifier qu’une femme exerce le métier de pompier ou qu’un homme officie comme sage-femme. Ce qui est d’ailleurs déjà en partie réalisé, me parait être plutôt de l’ordre de la liberté de chacun d’exercer le métier de son choix. La question de la parité est par contre bien de l’ordre de l’égalité. Second exemple : certains musulmans français réclament une place culturellement égale à celle des chrétiens au prétexte de laïcité. Il me semble qu’il y a là aussi une confusion, sans doute moins courante, entre deux valeurs, la laïcité et la liberté de culte. Noël est une fête religieuse, c’est aussi une fête républicaine puisqu’elle est institutionnalisée sur son principe d’existence par le code du travail et les conventions collectives. C’est donc une fête qui, dans sa plénitude symbolique, est chrétienne depuis plus de mille ans[1], et dans sa vacance institutionnelle laïque et offerte à chacun pour qu’il en fasse ce que bon lui semble. Et chacun est donc libre de consacrer ce jour de liberté à toute pratique spirituelle, tout rite plus ou moins orgiaque ou bachique qu’il souhaite dans les limites fixées par la loi ; les Zoroastriens pouvant, comme avant le Christ, célébrer à cette date qui est celle du solstice d’hiver : « sol invictus ». De la même façon, on peut aussi s’interroger sur ce qui justifie l’inauguration d’un édifice religieux par un premier ministre d’une république laïque. Quelle valeur défend-t-il ainsi ? La liberté de culte ? Je ne vois pas bien… La laïcité ? La méthode parait surprenante… Le retrait de l’État des débats religieux passerait-il par un engagement de ce type ?

Si l’égalité, manie française, me gêne tant, c’est qu’elle est mise à toutes les sauces pour justifier un refus de la différence qualitative, nier toute singularité et, en bout de processus nivelant, réifier l’homme comme l’animal le fut. Égalité de droits, de revenus, de condition, de situation ; refus des différences culturelles, intellectuelles, sexuelles, singulières ; refus de définir l’homme dans ses deux dimensions naturelle et historique ; vanité de vouloir échapper à sa nature et à son histoire, pour devenir un archétype idéalisé. La théorie du genre s’inscrivant clairement dans cette idéologie fatale qui, sur le plan politique, toujours substitue le besoin au désir : « il sera demandé à chacun selon ses facultés et donné à chacun selon ses besoins, et l’État sera le grand médiateur de la redistribution » ; funeste programme et programme totalitaire[2].

Nous sommes tous humainement similaires et singulièrement différents. Nous possédons tous, dans la vie, des chances inégales ; mais le formuler ainsi ne me convient pas. On se comprend, bien sûr, mais plutôt que de chances, on devrait parler d’atouts, de circonstances favorables, de bonnes cartes dans son jeu. Ces « chances » sont de différentes natures et  liées à :

– ce que nous sommes (réellement et potentiellement),

– ce que nous avons (les biens que nous possédons),

– ce que nous vivons (les dynamiques dans lesquelles nous sommes engagées, l’environnement de notre naissance, puis dans lequel nous évoluons : géographique, social, culturel),

– le moment où notre histoire se construit ;

Et poser ainsi les choses équivaut à parler sur un autre registre, logique, de concaténation donnée.

Ce que nous appelons « inégalité des chances » a donc toujours des causes, puisque ces « chances » constituent elles-mêmes des causes en devenir de cause, puis d’effets ; et le constater ainsi ne préjuge que d’une situation plus ou moins favorable à la réalisation de fins jamais clairement définies, notamment sur le registre moral. Ces causes sont pour les unes naturelles, pour les autres artificielles, mais s’agissant de la nature de ces causes et de leur valeur morale, la part des choses ne peut pas toujours être faite. Je vois par exemple que, parlant des inégalités de condition, certains sociologues parlent de biens sociaux, considérant que la famille, le milieu est un capital pour qui entre dans la vie active. Ce qu’il est – rejeton d’une lignée de médecins ou de notaires, … – pouvant donc être assimiler à un avoir qu’il peut faire fructifier.

La question morale est elle-même complexe à appréhender. Chaque situation est l’effet indémêlable d’un nombre très considérable de causes. Elle n’est donc ni juste ni injuste, seulement cohérente et inévitable, au sens où elle obéit à des lois de causalité. Par contre il est possible de porter sur ces situations, non seulement un regard moral, mais aussi compatissant, et de se poser la question de ses conséquences en matière de paix sociale. Et si je me garde bien de confondre moralité et compassion, c’est pour ne pas me piéger à assimiler trop clairement la morale à un sentiment, et à devoir ouvrir et traiter une incise qui justifierait plutôt un essai qui chercherait à démontrer que la morale n’est que l’objectivation d’une émotion humaine subsumée à l’espèce homo. Et si la situation – être riche ou pauvre, fort ou débile, beau ou laid – n’est pas qualifiable sur le registre de la moralité, les processus qui ont créé cette situation peuvent l’être. Ce n’est pas d’être riche quand d’autres sont pauvres – et on ne peut être riche que si d’autres, relativement, manquent – qui est possiblement immoral, c’est de s’être enrichi au détriment d’autrui ou par de mauvais procédés. Mais je ratiocine…

L’inégalité n’est donc pas naturellement immorale, même si les rapports de domination qu’elle crée le sont toujours ; et par ailleurs il est difficile de garantir la paix sociale, de construire une société harmonieuse, de libertés qui ne soit pas une société d’égaux[3]. Et je ne crois pas à la simple égalité de droits quand on est un simple quidam ou le patron d’une société de presse – « Que vous soyez riches ou pauvres, … ». Mais pourquoi faudrait-il tout niveler, tout normer, tout corriger. La nature crée de la diversité. L’homme aplanit, détruit cette diversité. Pourquoi refuser l’autorité de la nature, vouloir toujours la corriger ?

S’agissant de la nature, mon éthique est d’ailleurs de m’en tenir à ses lois, et les corriger quand elle produit ce qu’objectivement on peut nommer accidents (les handicaps, la stérilité, les productions contrenatures, …), ou crée des situations civilement ingérables. Et s’agissant des artifices humains, des situations sociales, je privilégierai toujours les libertés individuelles et le respect des singularités – pour quelles raisons morales le système distordrait-il les trajectoires humaines pour les mieux orienter ? –, et si je dois militer pour corriger certains inégalités, ce sera toujours sur le principe de liberté et non de l’égalité, car je milite pour l’émergence d’une société parfaitement démocratique, c’est-à-dire d’individus autonomes et singuliers, solidaires, en reprenant à mon compte cette formule de Pierre Rosanvallon : « L’égalité des singularités, loin de reposer sur le projet de « mêmeté », implique au contraire que chaque individu se manifeste par ce qui lui est propre ».



[1]. On ne saurait dire depuis quand exactement les chrétiens fêtent Noël (le IIIe, IVe siècle de notre ère ?).

[2]. C’est prétendument le principe fondateur et du socialo-communisme et de l’anarchisme. Bonnes intentions mais principe dément. L’utopie, comme le pays d’Icarie, est ainsi pavée de bonnes intentions. Puis-je garder un fond socialiste ou attaché aux principes libertaires et contester ce programme dément, en contestant que nul ne puisse préjuger de mes besoins. C’est la position de Jules Guedes qui y voit un vieux cliché auquel il préfère la formule « De chacun et à chacun selon sa volonté », imaginant un avenir où « ni la production de chacun ne sera déterminée par ses forces, ni sa consommation par ses besoins ».

[3]. Je fais référence à l’excellent essai de Pierre Rosanvallon.

Le monde rêvé des anges

Si la philosophie n’était aussi, pour celui qui la pratique quotidiennement, une source de plaisir, si elle n’était qu’une nécessité impérieuse, injonctive, elle aurait probablement pour moi une moindre valeur morale. Heureusement, elle ouvre de larges champs à la jouissance spirituelle et je peux témoigner ici de ces moments de jubilation que procure l’exercice de cet art mescréant : qu’il s’agisse du simple décryptage d’un fait plus ou moins banal avec les outils méthodologiques du philosophe ou grâce à la découverte d’un nouveau concept qui rend plus aisée la compréhension d’un phénomène apparemment complexe ou bien ouvre comme une clé une porte sur des perspectives neuves ; qu’il s’agisse de critiquer une idée qui d’abord semble évidente et que l’on découvre à l’analyse sotte ; ou qu’il s’agisse encore du forgeage d’une opinion qui précédemment n’était fondée qu’en intuition. Mais certains rencontres avec des textes ou des auteurs ont le même effet stimulant et jubilatoire.

C’est ainsi que je veux rendre compte de la lecture de l’essai de Bérénice Levet sur « La théorie du genre » (sous-titré : le monde rêvé des anges). Et je veux m’y attacher et sur la forme et sur fond. C’est d’abord un texte utile, car bien documenté sur une doctrine très présente dans le débat politique mais d’une manière masquée et qui, touchant à des questions éthiques, ne peut laisser indifférent et devrait donner lieu à un débat que personne ne semble vouloir porter dans l’espace médiatisé. Mais c’est aussi un pamphlet, structuré comme tel, et qui a toutes les qualités d’un essai philosophique : construit, argumenté, convainquant. C’est donc de la philosophie et la banalité de la formule, de ces quelques mots pour le dire : « c’est de la philosophie », peut surprendre. Mais il y a tant de livres écrits sur la philosophie ou les philosophes – des livres de professeurs ou de chercheurs –, tant d’études dont l’histoire des idées est l’objet, tant d’essais qui analysent telle école de pensée, telle filiation sectaire, telle novation conceptuelle chez machin, tant de textes évidemment intelligents mais qui ne sont que des manuels de philosophie, des ouvrages de vulgarisation. Bérénice Levet n’écrit pas Ici un ouvrage « sur la » ou « de » philosophie : c’est un essai philosophique. Mais il n’a pas pour objet d’inventer et d’expliquer des concepts, de proposer une nouvelle architecture métaphysique, de refonder une morale au-delà de la morale ; son objet est tout autre. On y chercherait par ailleurs en vain un mot difficile ou savant, une formule alambiquée, une difficulté conceptuelle,  une ellipse trop courte ou une idée mal éclairée : c’est un texte écrit pour les gens, dans une langue fluide, simple mais riche, précise, sans effet gratuit de style, sans jargonnage académique, sans ces digressions inutiles qui signent les propos mal tenus. En d’autres termes, c’est un texte philosophique efficace et rigoureux – sans doute efficace car rigoureux – et j’y retrouve cette volonté première de la philosophie grecque de s’adresser au peuple quitte, dans un souci de pédagogie, à théâtraliser leur leçons éthiques, comme Diogène ou Aristippe pouvaient le faire. Ce travail s’inscrit donc qualitativement très loin de l’indigence intellectuelle des ouvrages politiques de la gente partisane, évidemment très loin des productions convenues rangées sous les étiquettes « spiritualité et développement de soi », tout aussi loin de ces ouvrages universitaires savants mais stériles, textes abscons produits à destination d’une élite étroite et complice où tout ce qui pourrait être dit simplement est démesurément enflé par un style et un langage d’expert qui n’a souvent pas d’autre objet que de palier l’indigence des idées ou des concepts par la lourdeur indigeste de leur formulation. Tous ces textes prétendant, sur le registre des idées, souvent par la citation hors de propos de maîtres à penser appelés en caution, emprunter les chemins de la philosophie, ou de la philosophie politique.

Sur le fond, car je veux bien admettre que cela reste l’essentiel, ce texte a le mérite de clarifier les thèses des défenseurs de la « théorie du genre », d’en montrer et la fragilité et la portée, et ainsi de poser avec rigueur les termes d’un débat qui malheureusement n’a pas lieu – complicité des médias et du politique empêche – et, démontant l’argumentaire des sectateurs du Genre, de montrer les dangers politiques et psychologiques de cette idéologie et de lui opposer une autre posture éthique plus fidèle à la tradition, précisément française : fidélité à l’identité sexuée, défense de l’hétérosexualité et de l’érotisation des rapports humains. Et si j’ai voulu y faire écho, c‘est d’une part qu’elle prolonge mes deux dernières contributions, et d’autre part que je me suis déjà exprimé ici sur le Genre, mais que depuis cette précédente chronique mon analyse s’est enrichie sans que je me désolidarise aujourd’hui de ce que j’en disais il y a peut-être un an.

Rappelons les dogmes de cette idéologie née aux Etats-Unis dans les années cinquante dans des cercles de psychologues[1]. La théorie des promoteurs de cette idéologie à laquelle la gauche social-démocrate européenne consent, tient en quelques idées formellement fortes, radicales, mais sur le fond, notamment scientifique, très fragiles, car fondées sur rien. Rappelons les deux premières : Le masculin et le féminin ne procèdent que d’une construction sociale historisable – le « que » étant ici important. Cette construction normative qui structure nos sociétés et plus largement notre civilisation constituant un formatage liberticide. Voilà, tout est dit, et tout cela me semble à tout le moins fragile, voire très loin du sens commun.

Pourquoi est-ce un formatage liberticide ? Deux explications principales sont ici mises en avant : D’une part cette construction sociale installe la femme dans une relation de soumission à l’homme dominant – ce qui me parait le seul argument qui tienne ; d’autre part elle fait de la relation de genre (homme/femme) la norme sexuelle et relègue et stigmatise tout autre forme de sexualité en marge de la société. Il s’en suit que ce qui a été construit pouvant être mêmement déconstruit, la libération de l’humain passe par la suppression de la partition sexuée et sexuelle de l’humanité en deux genres (masculin et féminin) et qu’il convient, après avoir relativiser le genre en affirmant qu’il est construit « sans fondement en nature »[2], de le déconstruire et de supprimer le féminin et le masculin, chaque individu étant libre de conserver ou de changer de sexe, éventuellement par des choix chirurgicaux, et de jouir de sa sexualité, seul, en couple, ou dans des combinaisons beaucoup plus complexes, et en utilisant ses organes reproducteurs ou tout autre voie ou artifice. La grande liberté, quoi !

Les théoriciens  du genre revendiquent donc comme programme idéologique d’« introduire le trouble dans le genre »[3]. Non seulement ils veulent en la déconstruisant faire disparaitre l’identité sexuelle (plus d’homme et de femme, de garçon et de fille, de monsieur et de madame, de papa et de maman) ; non seulement ils veulent abolir la sexualité comme source de plaisir érotique, au profit de la liberté de tous les plaisirs, de toutes les pratiques sans limite aucune – ce qui fait écrire à Bérénice Levet : « Il y a au cœur du Genre, un ascétisme, un puritanisme résolu à couper les ailes du désir hétérosexuel qui ne devrait pas nous laisser indifférents. Les religions en ont peut-être rêvé, le Genre lui, en extirpant le mal à la racine (la différence de sexes), escompte le réaliser » ; mais plus encore, ils veulent effacer l’altérité homme/femme, donc la mixité pour reconstruire une humanité asexuée (de son point de vue, que je partage, désérotisée). Poussant leur logique à son terme, toute catégorie doit disparaitre : le genre sexué comme artifice social, la famille traditionnelle comme norme dépassée, l’hétérosexualité comme formatage, le féminisme comme défense d’une identité féminine et permanence de la partition homme/femme, l’homosexualité comme pratique sexuelle, c’est-à-dire non libérée de l’axiologie sexuée. Il n’y a plus alors que des hommes et des animaux – mais pourquoi faire encore ce distinguo ? –, des parents et des enfants, des couples non pas hétéros ou homos, mais asexués, des combinaisons plus originales qui permettent de jouer des partitions érotiques en trio, quartet, quintette à têtes multiples, du moment qu’il ne s’agit ni de polygamie ni de polyandrie, dénoncées comme attelages sexués.

La femme doit devenir un homme comme les autres. Elle/il sera pompier, selon les vœux de l’un/l’une de nos ministres, et nous seront enfin devenus modernes. L’humanité enfin débarrassée de la nature aura fait un grand pas.

Car si j’ai souhaité chroniquer cet ouvrage, c’est qu’il met en lumière ce qui me parait être de l’ordre de la crise de la modernité. Dans cette idéologie anglo-saxonne extravagante, défendue aujourd’hui à droite comme à gauche par V. Peillon comme par N. Vallaud-Belcacem, je vois la pire forme de la crise de l’autorité, celle de la nature. Non content de bousiller la planète, l’homme moderne refuse que la nature et sa nature puissent le limiter. Orgueilleux, il veut s’en affranchir totalement, définitivement, et il en aura bientôt la possibilité. Il est déjà possible de faire un enfant sans pénis, bientôt sans utérus. Alors, si l’humain sait chimiquement se provoquer un orgasme, il n’aura plus besoin de ses organes génitaux. Si l’on y prend garde, non seulement l’homme n’aura plus de parents ni d’enfants mais il n’aura plus de compagnons. Il sera seul. Les nécessités de la nature ne pourront plus le protéger d’un solipsisme mortifère. Est-il encore capable de comprendre que ce refus de l’autorité de la nature, non seulement ne le libère pas mais l’aliène, le rendant étranger à lui-même ? Est-il capable de comprendre que nier la nature, c’est nier sa nature, donc se nier ? Et sur ce registre, on doit bien distinguer les lois de la nature (par exemple la reproduction sexuée des mammifères),  les accidents de la nature (certain hommes naissent mal formés, privés d’un membre ou d’un organe, ou déficients, ou pourvus de manière surabondante d’un membre ou possédant les deux sexes) et les artifices humains (fabrication de clone, de chimères). La reconnaissance de l’autorité de la nature me semble, comme question éthique, centrale. L’avenir de l’homme est-il contre-nature ?

Concluons sur ce point. On associe trop souvent, et beaucoup trop facilement les dénonciateurs de la théorie du genre, donc certains opposants au mariage homosexuel, aux croyants-dieu et aux sectateurs religieux. Car derrière un même combat, des objectifs considérés comme communs, se cacheraient les mêmes idées permettant par un raccourci aisé d’assimiler les défenseurs de la famille hétérosexuée à des esprits religieux assignant aux laïcs, notamment de gauche, une position opposée à celle des curés, donc partisane d’une réforme profonde de la tradition, dont le pire des défauts serait de ne pas sembler en phase avec les exigences du progrès.

J’aimerais ici répondre sur trois registres : social, politique, moral ; et clarifier ainsi mes positions. Et je commencerai par le plus important. Je crois, sans me montrer aussi intégriste que Rousseau, que refuser l’autorité de la nature est une folie, je veux dire que c’est un facteur d’aliénation ; et je crois, pour citer Bérénice Levet, que « L’homme et la femme ne sont pas superposables anatomiquement mais non plus existentiellement, et ce, sans que l’histoire ni la science ne puisse en rendre raison ». Et je suis sensible au parallèle qu’elle construit sans vraiment le dire entre autorité de la nature et de la tradition. Et pour préciser encore les choses je citerai l’aphorisme 99 de Nietzsche : « La moralité ne vient qu’après la contrainte ; bien plus, elle est elle-même quelques temps encore une contrainte à laquelle on s’attache pour éviter le déplaisir. Plus tard, elle devient une  coutume, plus tard encore une libre obéissance, enfin presque un instinct : alors elle est, comme tout ce qui est dès longtemps habituel et naturel, lié à du plaisir – et elle prend le nom de vertu ».[4]

Que dire politiquement si ce n’est que renoncer au genre, après l’avoir délié du sexe, c’est renoncer à l’un des fondements de notre civilisation : sa structuration naturelle sexuée, sans remplacer ce fondement par quoi que ce soit d’autre. Et son argument contre le mariage homosexuel me parait devoir être médité : « La société française, après bien d’autres, n’a plus d’étayage naturel. Le mariage, jusqu’alors, consacrait l’union naturellement féconde d’un homme et d’une femme. Désormais il conjoint deux êtres dont la filiation ne peut être qu’artificielle ». Sur le plan social, celui des mœurs, il me parait essentiel que l’Etat ne légifère pas sur notre sexualité et notre envie de vivre avec un individu de notre sexe ou du sexe opposé, ou à trois ou dans des combinaisons plus originales. Mais il importe à l’Etat de fixer et de défendre, non pas dans la sphère privée où il a trop tendance à mettre les pieds (chaussés de gros godillots à semelle cloutées), mais dans l’espace public une norme qui réponde à un projet politique démocratiquement construit.

Si donc dans la rue, les tenants de l’autorité (morale) du livre, et ceux de l’autorité (politique) d’une forme de tradition peuvent se retrouver coude à coude, ce n’est donc pas nécessairement qu’ils sont prêts à se coudoyer sur tout.


[1]. Bérénice levet cite John Money et Robert Stoller.

[2]. Soyons bien clair, et l’essai de Bérénice Levet a ce mérite : la thèse des sectateurs du genre, sans malentendu possible quand on relit leurs textes, est bien qu’à partir d’une matrice humaine qui peut avoir à la naissance ses organes reproducteurs dehors ou dedans, la société peut fabriquer sans aucune difficulté particulière  un homme ou une femme, quel que soit la forme anatomique qu’il conserve par ailleurs. Une femme peut donc avoir un phallus (ce qui ne prouve rien) et un homme une lourde poitrine (ce qui ne prouve rien de plus). L’idée de transformer son corps pour le mettre à l’image de son genre (hormones ou chirurgie) n’étant qu’une concession malheureuse faite à une norme sociale insupportable que l’on veut voir disparaitre. Car être homme ou femme n’est toujours qu’une injonction sociale. On ne nait pas homme ou femme, on le deviendrait parce que la société constatant que vous en avez ou pas aurait décidé de vous faire devenir homme ou femme, dominant ou dominé.

[3]. Trouble dans le genre (Gender trouble) est le programme de Judith Butler.

Décadense de notre civilisation.

Oui, l’homme m’inquiète, ou plus justement il me désespère ; et après avoir précisé cette inquiétude sur deux aspects que je choisissais de formuler ainsi : la puérilité de l’humanité et la décadence de notre civilisation occidentale, après avoir il y a quelques jours évoqué le premier point, voyons maintenant le second.

Nous sommes confrontés à l’une des choses les plus effrayantes que l’homme puisse connaitre : une guerre de civilisation ; mais c’est moins mon sujet du jour qu’un point de sensibilité qui me ramène à une réflexion, jamais aboutie, sur l’homme. Je ne sais comment nommer plus justement notre civilisation occidentale si ce n’est par ce paradigme historico géographique ; mais s’il faut la définir j’en reviendrai à ses trois dimensions, ces trois pieds qui la font tenir debout si solidement que nous n’en imaginons pas la faiblesse. Notre civilisation a un pied religieux, un autre économique et un troisième politique, et ce tripalium est cohérent. Je veux dire que nous pourrions définir l’essence de notre civilisation indifféremment par l’une quelconque de ses dimensions, comme si chacune pouvait décrire totalement et justement notre monde occidental. Plus précisément, ces dimensions sont : la religion judéo-chrétienne, le capitalisme et la démocratie parlementaire. Et toute contestation de la civilisation occidentale ne peut que remettre en cause ses trois piliers. Et si l’on peut s’étonner de notre surprise à voir critiqué l’occident, Il me semble que ce qui est ainsi contesté,  et de manière si violente par Daesh par exemple, c’est l’impérialisme de cette civilisation. Etant personnellement occidental et de culture judéo-chrétienne, il ne m’est pas facile de critiquer l’Occident. Pourtant, si je devais le faire c’est en pointant sa dérive la plus problématique : notre civilisation qui a développé ses valeurs mais qui semble aussi avoir définitivement exclu l’homme de ses paradigmes, souhaite universaliser par les armes les dites valeurs, et imposer au monde son ordre et sa paix, comme en d’autres temps Rome le fit.

Toutefois, nos valeurs ne sont pas universelles, ne sont souvent que des contrevaleurs, et je ne suis pas sûr de souhaiter que notre planète s’occidentalise. Il me semble en effet qu’un peu de biodiversité – c’est évidemment une image – est nécessaire dans ce domaine. Et par ailleurs la question est moins celle des valeurs que celle de leur hiérarchisation. Et je pourrais développer mon propos en parcourant indifféremment les trois chemins : politique, en montrant par exemple que la démocratie représentative n’est pas démocratique et n’est qu’un système permettant de ne pas donner le pouvoir aux gens ; religieuse, en rappelant que la religion chrétienne, au prétexte de sauver l’âme des gens, a névrosé les gens, les condamnant à une survie qui n’est pas la vie ; et économique, en montrant que nous avons construit un système qui transforme l’homme en consommateur, voire en produit de consommation. Et je choisirai cette troisième voie.

Comme le montre assez bien les économistes, notre système économique a pour fondement le troc et la division du travail. Cette organisation « marchande » de la société a permis, dans un premier temps, d’augmenter rapidement la production de richesses et d’améliorer le confort de l’homme. Mais la reconnaissance de la propriété privée et la possibilité de la transmettre par héritage a permis, d’une part l’accumulation du capital entre quelques mains fortunées, ce qu’Adam Smith appelle « funds » et que l’on pourrait aussi traduire par ressources, d’autre part la création du capitalisme défini comme l’exploitation des hommes qui ne disposent que de leur force de travail par d’autres hommes qui possèdent un capital de ressources, que ce capital soit constitué d’une terre, d’une mine, d’un moulin, d’une manufacture ou d’un bateau, d’un bétail, d’une réserve de grains, d’un droit particulier. Et socialement, le monde s’est divisé en maîtres et domestiques, patrons et ouvriers, exploiteurs et exploités, les premiers possédant les ressources exploitables, les seconds leurs bras nus.

Historiquement, le gain de l’ouvrier était donc indexé sur sa force du travail qu’il vendait, et depuis que la machine le supplante dans ce domaine et que l’ouvrier est utilisé à d’autres tâches, moins physiques, cette indexation s’est faite sur le temps de travail qu’il vend sans pouvoir vraiment le négocier, un temps de vie, mais jamais sur la plus-value des produits qu’il fabrique. Car l’homme qui était central, moteur dans le processus de transformation de  la matière alors que la machine ou l’outil n’étaient que des aides, des accessoires, est devenu lui-même accessoire face à la machine et au moteur qu’il sert et qui ont pris sa place centrale dans le processus de fabrication. L’homme est donc tombé du statut de producteur, au statut de ressource  productive exploitée, comme peuvent l’être la matière première ou l’énergie ; et parallèlement à ce bouleversement des valeurs, l’importance de la production s’est effacée devant celle de la conception des produits et aujourd’hui des services.

Adam Smith écrit au XVIIe siècle : « Le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toutes les marchandises. Le prix réel de toutes chose, ce que toute chose coûte réellement à l’homme qui veut l’obtenir, c’est la peine et le mal qu’il a pour l’obtenir, … ». C’était vrai, ça ne l’est plus. Pour cet économisme qui fut l’un des premiers et l’un des plus brillants, ce n’était donc pas le métal (argent ou or) ou le grain, encore moins le papier monnaie qui était la mesure de la valeur d’échange de chaque bien. On pourrait donc dire que l’homme, ou du moins son travail, à l’époque dont l’économiste nous parle, était « la mesure de toutes choses » comme le travail du cheval est celle du travail mécanique. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, l’homme n’est plus la mesure économique des choses ; et je me demande d’ailleurs en prolongeant la remarque de Smith, si, bientôt, ce ne sera pas l’empreinte carbone. Changement de paradigme …

La société marchande nait, non pas du troc, mais de l’accumulation des ressources et des biens, grâce à la privatisation de la terre : la faune, la flore, le minerai, la réserve halieutique. Le capitalisme nait avec la division du travail qui permet l’exploitation de l’homme. Cette exploitation permet, en médiatant la relation entre le producteur qui disparait et le consommateur, de s’approprier la plus-value de transformation ou de fabrication des biens, le fruit du travail n’appartenant plus au travailleur qui n’est pas intéressé au bénéfice.

Et si l’homme a perdu sa place centrale dans le processus de production des richesses, il en est aujourd’hui simplement exclu, et sa sacralisation comme consommateur ne compense en rien cette exclusion, car privé de son rôle actif, il est réduit à n’être qu’un consommateur passif.

Et je lis cette évolution de notre civilisation dans celle de la hiérarchie des revenus. Après une période où la distribution, très inégale, des revenus était faite entre les rentes (de la terre ou des charges) et le salaire (principalement de journaliers, salaires qui se faisaient parfois en grains), la distribution s’est faite entre rentes, profits (des activités de production ou d’échange) et salaires. Progressivement les profits ont pris la grosse part du gâteau constitué de la production de richesses. Aujourd’hui, les rentes ont quasiment disparu ou sont en voie de disparition. Les revenus se distribuent entre profits (principalement financiers) et allocations. Et si la masse des salaires distribués ne peut que diminuer, si le travail disparait progressivement, cela se fait en effaçant l’homme de notre civilisation qui, après avoir méprisé la nature, s’apprête à éluder l’homme et construit un monde où il n’a déjà plus vraiment sa place.


 

Solutionnisme et transhumanisme.

Comme hier Nietzsche[1], l’homme m’inquiète ; et si mes peurs, en partie intuitives donc plus ou moins indéfinissables, sont nombreuses, elles se cristallisent néanmoins sur deux aspects que je choisis de formuler ainsi : la puérilité de l’humanité et la décadence de notre civilisation occidentale. Evoquons déjà le premier.

Pour tenter de dompter la nature et se protéger de ses réels dangers, l’homme a créé des artifices de plus en plus monstrueux pour « humaniser » la nature ; parfois en espérant la transformer en un éden fantasmé, ruisselant de lait et de miel, le plus souvent en l’exploitant sans mesure.  Mais faute d’avoir compris qu’il faisait partie de la nature, et que celle-ci ne pouvait donc être inhumaine, tentant néanmoins de l’humaniser, il l’a déshumanisée, la rendant bientôt impropre à la vie et condamnant déjà des milliers d’espèces vivantes sur lesquelles il n’a aucun droit moral. En fait, soyons plus précis : cette posture que je condamne en ces termes est celle de notre civilisation judéo-chrétienne, et résulte plus précisément de son demi-cerveau droit[2], le juif ; l’autre, le grec, ne doutait pas que l’homme fût une créature de la nature. L’homme moderne est donc chaque jour un peu plus confronté à un monde artificiel, partiellement chimérique, qu’il a créé mais qu’il ne maitrise plus ; un monde d’idées et d’objets où les lois de l’économie se sont substituées aux lois naturelles ; un monde sans chair et sans vie, où tout ayant été, soit réifié soit idéalisé, l’économie tient aussi lieu de morale. Et aujourd’hui, il n’a plus d’autre porte de sortie que de miser sur toujours plus de technologies et de se transhumaniser, ce qui n’est qu’une façon, étant au bord du précipice, de faire un pas en avant décisif. Et je suis surpris de constater la façon dont une nouvelle école de pensée voit le jour aux États-Unis autour des richissimes activistes du web, ou plus largement de la High-tech, et que l’on qualifie de solutionnisme technologique[3] et de transhumanisme[4]. Je pense aux créateurs de Google, de Facebook, ou d’Apple, et d’une quantité de sociétés plus ou moins récemment créées au sein desquelles se développe l’idée que la science pourrait tout résoudre et que l’avenir de l’homme serait de s’affranchir définitivement de l’humain, en maitrisant et la vie et la mort. Comment définir les principes de cette philosophie, si ce n’est en notant chez ses sectateurs :

– la croyance naïve que les dogmes de l’économie permettent de faire l’économie de la morale, autrement dit,

– la substitution de l’autorité de la technologie à celle de la nature,

– un hédonisme puéril, dont le culte du corps et le jeunisme ne sont que les manifestations les plus immatures, et dont,

– le culte d’une singularité non solidaire est l’expression politique,

– l’idolâtrie de l’argent comme source de liberté individuelle et protection contre les abus de l’État,

– une méfiance vis-à-vis de l’État.

Comment ne pas être surpris de la naïveté d’un Eric Schmidt, CEO de Google, qui déclare « Si nous nous y prenons bien, je pense que nous pouvons réparer tous les problèmes du monde ».  Comment imaginer que demain l’intelligence artificielle supplantera l’intelligence humaine, que la compassion puisse être ressentie par un robot,  la morale produite par des algorithmes,  un gouvernement remplacé par un ordinateur sur lequel tourneraient des logiciels de management, et un juge remplacé par un distributeur automatique de contraventions, d’amendes ou de peines. Et comment ne pas être pareillement dubitatif quant aux investissements colossaux que les géants du net consentent à faire dans la médecine[5], notamment régénératrice, avec deux perspectives : réaliser l’homme augmenté, un homme qui sera en permanence connecté – déjà aujourd’hui grâce par exemple à l’Apple watch ou aux Google glass, mais demain par l’implant d’une puce connectée qui informera le cerveau en excitant le nerf optique –, et accéder à l’immortalité, quitte à remplacer régulièrement des organes vieillissants comme on change les pièces d’une voiture, en espérant un jour réussir à transférer notre conscience dans un nouveau corps, jeune, cloné dans ce but, et débarrassé de toutes ses faiblesses at aberrations génétiques – le séquençage du génome de n’importe quel individu étant bientôt accessible pour quelques centaines d’Euros. Au-delà des problèmes psychologiques, voire simplement pratiques qui seront posés et aux individus et à la société, dans un monde où il y aurait tant d’autres urgences, par exemple d’améliorer la vie des plus démunis plutôt de chercher à rendre les plus riches immortels, la question éthique, majeure, est évidemment la plus prégnante. Comment envisager un monde où les uns (la grande majorité) resteront mortels, sensibles aux maladies, quand les autres, régénérés régulièrement et immunisés contre tous les agressions et les vieillissements de la vie, et dont les rejetons seront totalement paramétrés avant leur naissance, seront protégés de la mort[6] ? Il y aurait alors séparation ontologique entre les mortels et les immortels, les humains et les transhumains, dans un monde hiérarchisé entre des animaux, des robots, des créatures hybrides mêlant toutes les combinaisons biotechniques possibles entre l’animal, l’humain et le robot[7], les humains, les transhumains. Dans ce cadre bouleversé, comment imaginer encore nos principes d’égalité et de fraternité ? Mais plus largement, c’est la question du sens qui serait posée sous une forme nouvelle. Quel sens donné à sa vie quand la perspective de souffrance en est ôtée, quand la mort ne constitue plus une échéance inéluctable et insurmontable ?

Cette école de pensée qui n’a rien d’une philosophie, même si je l’ai vu présentée comme telle, est une croyance dont la naïveté surprend.

Il y a donc aujourd’hui urgence à se poser quelques questions et à se mettre en position de faire des choix, de tracer des lignes jaunes, et de cesser d’accepter le principe de D. Gabor (1964) que l’on exprime en général ainsi « tout ce qui est possible sera nécessairement réalisé ». En France, nous devons réformer radicalement nos institutions, notre mode d’élection, la nature de nos assemblées et leur mode de fonctionnement. Il est par exemple urgent de réformer le Conseil Économique Social et Environnemental, pour qu’il cesse d’être un machin, une machine à recaser les amis du pouvoir. Il devrait, de mon point de vue, être remplacé par un Conseil, plus opérationnel, plus pertinent, recentré sur les questions d’éthique. Pourquoi ne pas le nommer alors Conseil National d’éthique (ou « des valeurs » si l’on veut s’affranchir d’un sigle déjà pris) et recentrer son action sur la défense des valeurs de notre démocratie : liberté, laïcité, solidarité, respect de l’environnement. Mais resterait alors, d’une part à s’entendre sur nos valeurs partagées, d’autre part à les définir de manière claire et partagée.



[1]. Je conviens que me comparer ainsi  à Nietzsche est un peu gonflé (d’orgueil), mais je pensais à ces paroles de Zarathoustra : « La terre, dit-il, a une peau ; et cette peau a des maladies. L’une de ces maladies, par exemple, s’appelle « homme » ».

[2]. Droit ou gauche ?

[3]. Je ne suis pas sûr de l’origine de la formule, mais elle est par exemple utilisée par  Evgeny Morozov dans un livre passionnant : Pour tout résoudre, cliquez ici ! L’aberration du solutionnisme technologique.

[4]. Le transhumanisme  deviendrait possible par à la convergence des NBIC (Nanotechnologies, Biologie, Informatique et Sciences Cognitives), et les sociétés nord-américaines investissent massivement dans cette voie. Voir aussi les articles du chercheur américain Ray Kurzweil sur ce qu’il appelle la théorie de la singularité, et le livre de Laurent Alexandre « La mort de la mort ».

[5]. Par exemple Google dans son laboratoire Google X ou par la création de la société  Calico, qui travaille à rallonger de 20 ans la durée de vie humaine.

[6]. C’est tellement imaginable que c’est le thème du film Elysium – film par ailleurs excellent.

[7]. Il y en a génériquement quatre.

Pour ou contre le droit de grève militaire.

La Cour Européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg a donc jugé que les militaires français ont le droit de se syndiquer. Prenons bien de la mesure de la chose.

Mais tout d’abord n’assimilons pas la C.E.D.H et la Cour de Justice de l’Union Européenne, qui sont l’un et l’autre des tribunaux, pour le premier produit du Conseil de l’Europe[1] auquel la France a adhéré en mai 1949 et pour le second de l’U.E, Conseil et Union ne se superposant pas. Cet arrêt démontre que toute adhésion à une organisation supranationale est la porte ouverte à une perte de souveraineté.

Et notre pays a donc abandonné la sienne. Insistons sur ce point, non pas pour le déplorer, mais plus simplement pour le constater. La France n’est plus un État souverain, même si l’État français garde beaucoup de prérogatives, mais de plus en plus encadrées par des textes européens et internationaux. Notre pays a perdu sa capacité à gérer sa monnaie, aujourd’hui elle perd – même si cela prendra un peu de temps et passera par quelques étapes emblématiques – sa souveraineté militaire. Chacun jugera si c’est la meilleure des choses dans le pire des mondes, ou l’inverse.

Comprenons le problème. Si l’État est condamné à autoriser les militaires à se syndiquer, comment ce même état pourrait-il autoriser certains syndicats et en interdire d’autre ? Sur quelles bases ? Demain – ou peut-être après demain, il y aura donc, inéluctablement, des soldats à FO des marins CGTistes (avec le pompon rouge), des aviateurs affiliés, à la CFDT, ou à Sud. Et comme l’arme de base (de poing ?) du syndicat est la grève, nous aurons des soldats en grève, peut-être pour réclamer le droit de grève. Et les syndicats demanderons légitimement à être associés à l’élaboration du livre blanc de la Défense Nationale, revendiquerons dans la rue des budgets complémentaires, exigeront d’être représentés dans les Etats-majors pour discuter des stratégies ou des territoires d’intervention.



[1]. Le Conseil de l’Europe qui est l’organisation promotrice de la Convention Européenne des droits de l’homme est le volet moral de l’O.C.D.E.