Il faut faire de la politique.

Sans doute suis-je d’un naturel pessimiste ; sans doute suis-je coutumier de certaines outrances, car je crois à la vertu pédagogique de la force du trait, et il faut parfois élever la voix ou durcir le ton pour être entendu dans une société marchande où nous sommes dressés à vivre distraits par des bruits de fond qui empêchent notre concentration et émoussent notre sensibilité aux phénomènes de la vie. Quand même !

Nous avons eu la preuve par Auschwitz et Hiroshima que l’intuition d’Héraclite était juste quand il pensait l’unité des contraires : le jour et la nuit, ou la lumière et l’obscurité ne sont pas des concepts opposés et dissociables ; le jour est inconcevable sans la nuit et l’un et l’autre constituent la même unité sémantique, et c’est le jour-nuit qui est donc, plus justement, concept dual mais indissociable – unité des contraires. C’est pourquoi tout progrès est aussi regrès, et que la question métaphysique de l’existence du mal peut se résoudre mêmement de manière Spinoziste ou Kantienne, par la négation du Mal comme réalité morale, ou bien par l’hypothèse de l’existence de Dieu. Car dans cette seconde approche, la question ne peut être alors que celle de l’existence du concept dual du bien-mal, autrement nommé morale transcendantale, c’est-à-dire résolue par l’existence d’une intelligence téléologique, un téléologos, ce qu’il est convenu d’appeler Dieu. Pure tautologie.

L’Histoire au sens où les marxistes l’entendent, n’existe pas, si ce n’est dans la nécessaire corruption des choses, dans la nécessaire décadence des civilisations ; et le temps historique n’est, dans sa structure, ni continu ni régulier, ni par ailleurs dans sa trajectoire, linéaire ou circulaire. Il n’y a pas de sens historique mais des volontés humaines qui se heurtent et s’opposent à des phénomènes dont il est vain de chercher à distinguer les dimensions naturelles ou artificielles – car l’homme fait partie de la nature et je me demande parfois pourquoi l’action de l’homme n’est pas considérée comme naturelle alors que celle de l’abeille ou du castor le serait ;  il n’y a pas de fatum, mais des concaténations trop complexes pour être prédites ou comprises autrement qu’après coup. Il n’y a que de la vie et de la mort – concepts indissociables –, du désir et de l’entropie. Il n’y a ni passé, ni présent, ni futur, autrement que sur le registre de l’invention. Le passé n’existe que sous la forme d’un souvenir mensonger, le présent n’a ni épaisseur ni existence, le futur est un fantasme.

Et notre monde occidental est décadent ; et qu’est-ce qu’est que la décadence si ce n’est la pourriture d’une civilisation.

Notre sympathique et confortable planète bleue a nourri de nombreuses civilisations : Sumer, Babylone, l’Egypte, la Perse, la Grèce, l’empire Romain, l’Europe chrétienne, l’Occident judéo-chrétien, mais aussi les civilisations précolombiennes ou amérindiennes, et bien d’autres – l’Atlantide peut-être. Toute civilisation est destinée à naître comme un feu qui couvait projette vers le ciel ses premières flammèches, puis à s’embraser, à devenir la lumière du monde, ou d’un monde. Puis cette lumière faiblie et finit par s’éteindre, quelquefois soufflée par un courant d’air violent. Ou si l’on préfère cette autre métaphore, comme les organisations biologiques elles connaissent une jeunesse, une phase de maturité, puis elles pourrissent et disparaissent pour être remplacées par d’autres civilisations qu’elles qualifient avant de mourir de barbares. La décadence, c’est cette fin de cycle, descendante, ou le souvenir d’un passé lumineux n’est plus qu’une caution, un prétexte, une excuse à l’inaction.

Et nous sommes entrés dans cette phase descendante, et le nihilisme que l’on voit partout à l’œuvre n’est que la forme morale de cette décadence. Et le vingtième siècle qui n’est plus aura été, avec les camps et la bombe, le siècle du nihilisme que Nietzsche prophète annonçait.

Pourquoi évoquer tout cela, et la question morale et cette conviction que l’histoire marche avec les hommes qui la portent sur leur dos, et aussi que nous sommes dans une période critique de décadence ? Parce que j’ai la conviction que sommes aujourd’hui au terme de quelque chose, ou possiblement, au début d’autre chose, et que nous n’avons aujourd’hui que deux voies possibles. Soit jouir en attendant que tout sombre, consommer, se gaver jusqu’au dégout, et tant pis pour ceux qui suivent ; soit travailler, sans trop d’illusion, à retarder l’inévitable, ou à laisser dans l’histoire des civilisations un souvenir fertile pour des générations futurs. Après tout, le legs grec reste pour nous un trésor inépuisable.

Il faut donc faire de la politique pour échapper au nihilisme, et essayer de tout réinventer ; c’est le pari du développement durable – et si j’utilise cette formule que je n’aime pas, c’est dans l’attente et l’espoir qu’elle soit remplacée par une autre, car je n’aime ni l’idée de développement, ni la perspective de durer. Nous devons donc réinventer le monde, ou  accepter, passifs, de le voir mourir. Et notre système ne peut être réformé. Il faut donc déjà, ici, si l’on veut survivre comme nation – mais ce concept est sans doute déjà dépassé –, comme peuple, comme partie de l’humanité, si l’on veut conserver nos valeurs, il faut donc, tout changer, radicalement. Je ne sais si Dieu est mort ou si l’histoire est arrivée à son terme ; mais je sais que nous devons  tout reprendre, tout reconsidérer, sans tabous. Si nous ne changeons pas, nous serons dans une impasse et nous subirons la loi des plus forts, des barbares, et notre monde sombrera. Et je crois que ce projet ne peut être qu’un projet politique, au premier sens du terme. Et je fais, moi, le pari que je ne justifierai pas ici – d’ailleurs tout n’est pas justifiable : comment justifier une préférence, un goût, un penchant, un choix ? – de la démocratie. Et dans tous les textes que je produis, à l’image de Spinoza écrivant « Dieu, c’est-à-dire la nature », je pourrais dire comme une antienne « la démocratie, c’est-à-dire la laïcité » comme je pourrais pareillement incanter « la démocratie, c’est-à-dire le refus du sacré, ou le refus de la relation dominants-dominés ».

Nos systèmes démocratiques occidentaux nous ont menés dans une impasse, car ces systèmes pèchent de ne pas être démocratiques et d’avoir été conçus pour éviter absolument la démocratie. Aujourd’hui, si l’on veut se donner les moyens de changer les choses, il faut rénover profondément ce système, et démocratiser le pouvoir. Je défends ici cette thèse, en gardant comme perspective de répondre aux vraies demandes des hommes et des femmes d’aujourd’hui.

Qu’est-ce que la philosophie ?

Qu’est-ce que la philosophie ?

C’est une science, c’est-à-dire, selon la façon de considérer la chose, un ensemble de techniques constitué d’approches méthodologiques, une pratique et un savoir. Et comme les autres sciences, elle fabrique et utilise des concepts permettant de mieux appréhender le monde.

Qu’est-ce qu’un philosophe ?

Il faut toujours distinguer, comme pour les sciences mathématiques ou l’histoire-géo par exemple, le praticien, c’est-à-dire celui qui fait de la philosophie, comme certains font des maths ou de l’histoire, celui qui l’enseigne, comme d’autres sont prof de math ou de physique, et le philosophe qui l’est comme on peut être mathématicien ou physicien. Et j’en connais beaucoup, agrégés par l’institution et promus par les médias, qui en font, où l’enseignent, mais ne sont, ni de près ni de loin, des philosophes.

A quoi sert la philosophie ?

Comme toutes les autres sciences, à médiater notre connaissance sensible du monde, avec la raison, afin de la mieux appréhender. Car, non seulement l’homme sait l’insuffisance de son appréhension directe, frontale du monde par les sens et médiatement par les sentiments, mais il sait que les sens sont trompeurs et que leurs illusions sont d’autant plus troublantes qu’elles sont immédiates et que les sentiments, eux, s’affranchissent, non pas de la raison, mais de la rationalité. D’autre part, l’homme étant doué de certaines capacités physiques et cognitives, la question de l’utilisation de ces dons ne se pose pas. L’homme, comme tous les êtres vivants, jouit de ses dons et les utilise : il est donc homo sapiens, sapiens sapiens, faber, ….

La philosophie est donc une science, avec son langage technique, ses théories, ses concepts dont le but est la connaissance de la vérité du monde.

Quel est son but final ?

Redisons-le dans ces termes : Comme toutes les sciences, comme elle est connaissance du monde, son but est de nous aider à grandir et à vieux vivre, c’est-à-dire à se rapprocher d’une forme de sagesse.

Y réussit-elle ?

L’homme a longtemps cru que le progrès était la dynamique structurante de l’histoire, sa pente naturelle. Il sait, depuis la bombe et la Shoah, que ce n’est pas le cas, et que tout progrès est aussi régrès.  Et la philosophie n’a rien empêché, car d’aucuns considèrent que le fascisme n’est qu’un hégélianisme de droite et le communisme un hégélianisme de gauche ; et Heidegger a été nazi de 1933 à 1945, et ne l’a jamais regretté.

En quoi la philosophie est-elle une science singulière ?

Reprenons la classification des objets du monde qui était celle du XVIIe siècle, celle de Descartes reprise par Spinoza : le monde est une substance qui s’appréhende génériquement suivant deux modes, l’étendue et la pensée. Les sciences dures s’intéressent à l’étendue, la philosophie à la surface pensante. Les modes qui sont des systèmes conceptuels symboliques, inscrivent leur objet dans une géométrie qui leur est propre. Les sciences de l’étendue l’inscrivent dans une géométrie qui est celle d’Aristote, d’Euclide, de Descartes, avec les apports que l’on sait par Copernic, Newton ou Einstein. Et les philosophes du XVIIe siècle, plus encore Spinoza que Descartes, ont souhaité inscrire la pensée dans cette même géométrie. Pour Spinoza, la raison en est simple : il considérait, en rupture avec l’école platonicienne, donc de la religion chrétienne, que les substances étendue et pensante n’étaient qu’une seule et même substance appréhendée suivant deux modes, et qu’elles devaient donc s’appréhender dans le même cadre géométrique. D’où la production d’une œuvre développée « in more geometrico ». Mais, disons-le simplement, d’une part cela ne marche pas, d’autre part il s’agit sans doute d’une erreur de perspective. Ce que le philosophe hollandais prétend en ces termes, c’est démontrer sa métaphysique, suivant une méthode logique, par définitions, propositions, scolies, … la même que celle utilisée pour démontrer que la somme des trois angles d’un triangle est égale à 180 °.  Mais Leibniz, grand logicien, qui discuta longuement avec Spinoza de sa philosophie, par correspondance et lors de leurs rencontres physiques (sa visite à La Haye en 1676), déclarait que les démonstrations de l’éthique montraient nombre de faiblesses.

Mais la géométrie propre de la surface pensante n’est pas la logique qui est tout autant utilisée pour comprendre la surface étendue que la pensante, c’est la morale. La morale est le cadre même de la pensée philosophique, et convenons que sur ce plan, malheureusement, la philosophie, malgré tant d’années de développement, n’a pas su changer la nature de l’homme. Bien qu’elle soit bien, parce qu’elle se résout dans la morale, amour de la sagesse.

Terminons par un dernier point. La philosophie n’est pas une spiritualité, et, se référant à ce que je viens d’écrire, il n’y a pas plus de proximité entre la religion et la philosophie qu’entre la religion et toute autre science. Les religions ont toujours été l’ennemie de la connaissance, donc des sciences, donc de la philosophie : « du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras point, sinon tu mourras …

Du travail en vacances.

 Le temps des vacances peut-il être le moment de l’affirmation d’une frustration particulièrement critique au soleil d’août ? Je travaille énormément, bien que je déteste cela. Et je n’apprécie pas plus, sur le plan philosophique, la fausse valeur travail. Car le travail est un empêchement ; je veux parler du travail salarié, le travail pour autrui, le travail obligé ; parler de cette invention qui nous met à disposition du système qui nous condamne à inscrire notre vie dans quelque chose qu’on ne comprend pas et qui nous dépossède de notre capacité à produire notre vie, en consommant nos forces à fabriquer des biens de faible valeur qui seront vendus pour que les uns deviennent plus riches encore et les autres plus pauvres. Le travail est un empêchement de tourner en rond, le nez au vent, l’âme toute imprégnée de la poésie du monde. Le travail nous condamne à gagner notre vie, une vie qui nous était sensément donnée, mais qui nous a donc été reprise par le système, le Léviathan bouffi que nous avons créé. C’est comme l’eau et la terre qu’il faut payer, demain l’air et le poisson qu’on ira pécher ; j’en prends le pari. Même nos corps ne nous appartiennent plus. Une vie volée, une vie à regagner, reconquérir et à perdre indéfiniment au prétexte de gagner ce qui nous était donné. Le système qui nous possède, nous dépossède de notre vie, nous condamne à survivre quand il faudrait vivre.

Je ne sais quel sens donné au mythe du péché original de l’humain, mais je conçois bien cette condamnation première de notre modernité qui nous a très progressivement dépossédés, déshabillés, déshumanisés jusqu’à ce que mort s’en suive ; car comment nommer autrement cette vie qui n’en est plus une. J’entends bien mon lecteur qui dit que j’exagère, que je dramatise, que ce n’est pas si mal, qu’on mange à notre fin, au moins en Europe. Le plus grave c’est bien cela : que, divertis par les gadgets à la mode et la confiture médiatique, on s’en arrange – panem et circenses. Notre chute se mesure à l’aune de cet arrangement.

Et pourquoi travaillons-nous ? Pour survivre  dans l’indignité, enrichir les plus riches, poluer la planète, développer des technologies qui permettront demain l’émergence d’un surhumain qui n’aura plus rien d’humain, de partir à la conquête de nouvelles étoiles à saloper, de nouveaux peuples à asservir ? De créer des chimères insultant la nature.

Terminons, pour rester sur le même registre mais en gagnant en légèreté, par la prostitution ; car la prostitution est évidemment un travail. Et c’est bien le travail par excellence ; disons plutôt, le travail réduit à son essence. Et ce qui doit être interrogé, dans nos sociétés bourgeoises dont les valeurs sont le travail et l’argent, c’est sans doute moins la prostitution comme activité salariée, que le proxénétisme. Il faut donc, ici comme ailleurs, ne pas se tromper de débat.

L’exploitation de son corps pour survivre, c’est ce qu’il convient d’appeler le travail, et si un travail peut être plus ou moins dégradant, indigne, tout travail l’est de toute façon, à un degré ou à un autre, et je ne vois aucune rupture axiologique entre la prostitution et d’autres activités salariées. Et parlant de l’exploitation du corps, je ne distingue évidemment pas le corps et l’esprit, car d’une part l’esprit n’est qu’une production du corps, et d’autre part, que peut le corps sans l’esprit ?

Pour ce qui est du proxénétisme, il en est comme de ces employeurs qui utilisent des précaires corvéables à merci, parfois sans les payer. La question posée ici est celle de l’esclavage qui est la forme extrême de l’exploitation. Et l’on pourrait dire que le proxénétisme est à l’exploitation de l’homme, ce que l’esclavage est au travail. Il faut distinguer les registres, mais sur chaque registre, tout est affaire de degré, qu’on les gravisse ou qu’on les dégringole.

Discours de la méthode.

La question épistémique et celle de la méthode analytique est centrale en philosophie, et je veux prendre aujourd’hui appui, non pas sur Descartes, mais sur Spinoza, qui lui doit beaucoup, même si le philosophe hollandais – ou portugais, je ne sais jamais ce qu’il convient de dire, Baruch ou Bento, Benedictus ou Benoit – ne pense pas comme son devancier français – à moins que ce dernier ne soit plutôt hollandais, car il choisit ce pays pour y vivre et y travailler dans la solitude –, mais à partir de lui. Mais celui qui influença tant de philosophes – Bergson ne disait-il pas que chacun a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza – n’échappa pas à de nombreuses influences. Que doit-il à Uriel da Costa, quid de sa formation chez Van den Enden ? Peut-être est-il surtout le fruit de l’effervescence d’un lieu, d’une époque et d’une histoire, effervescence intellectuelle de la ville d’Amsterdam ou plus largement de la république des Provinces-Unies au milieu du XVIIe siècle, seule région d’Europe où il était possible de philosopher et de publier à peu près n’importe quoi, sans trop risquer sa liberté ou sa vie, sauf à troubler l’ordre public. C’est bien la thèse de son meilleur biographe, Steven Nadler, qui semble mettre en balance et la singularité du penseur et sa place dans la communauté des juifs portugais immigrés aux Pays-Bas.

Revenons à la question de la connaissance. Spinoza distingue et hiérarchise quatre modes de « perception des choses ». Le premier est « par ouï-dire, ou par signes conventionnels » ; et j’use toujours, pour qualifier ce premier mode, du terme de « savoir » que je n’utilise jamais comme synonyme de « connaissance ». Le second est par « expérience vague », c’est-à-dire non révisée par le raisonnement. Cette perception est sensible, et se limite à cela. Les deux derniers modes permettent, selon le philosophe, d’accéder à l’essence des choses, et à une forme de vérité. Il s’agit de la « perception discursive ou déductive ». Et c’est le propre de toute démarche scientifique, qui part du sensible – la course observée des étoiles sur la voute céleste, ou les éclipses astraux  –, et cherche les lois physiques qui puissent en rendre compte.

Le dernier mode est l’intuition, et il permet d’appréhender la chose par son essence, sans détour, ni par le raisonnement ni par l’essence d’autre chose, sans prendre appui sur une autre connaissance.

Résumons : le savoir acquis, la sensation brute, la connaissance scientifique, l’intuition. Personnellement, je m’y tiens ; et si, plus que le su, le senti, le connu, c’est l’intuité qui me fascine, c’est quand l’intuition se prétend métaphysique.

Rajoutons quelques remarques. Cette idée, cartésienne, d’essence, est difficile à appréhender. C’est, au XVIIe siècle, ce qui fait que la chose est ce qu’elle est et pas autre chose ; l’essence pouvant donc être considérée comme ce qui constitue la vérité de la chose. Et l’idée cartésienne, reprise par Spinoza, justifiant la « méthode », mais que je ne partage pas, est que notre entendement nous permet d’accéder à la vérité de la chose en soi.

Les idées vraies sont donc celles qui révèlent l’essence des choses, et la philosophie de l’époque, préparant les Lumières, semble déterminée dans ses fins par cette recherche du critérium de vérité, comme s’il était devenu urgent de sortir du dogmatisme religieux et des dictats de l’autorité de l’écriture traduite par les clercs autorisés. Et cette nouvelle conviction prit la forme d’une conception dualiste, c’est-à-dire simplificatrice du monde, d’un côté « l’étendu », de l’autre « le pensant » ; le matériel séparé de l’immatériel.

Et si je ne suis pas prêt à suivre le philosophe hollandais au bout de ses convictions, c’est sur cette idée que la fin de l’homme, et son eudaimonia,  pour le dire dans un langage qui fait écho à un autre univers philosophique,  serait dans la jouissance de la connaissance vraie[1], et de la quête de cette vérité.  Je défends personnellement ce parti-pris axiologique simple que vivre, c’est faire l’expérience de son être, et que bien vivre, c’est jouir de l’expérience de vivre, c’est-à-dire de connaître, y compris de manière sensible, en-deçà ou au-delà de la raison. Mais reprenons la chose comme s’il s’agissait de poser les premiers prolégomènes, épistémologiques, d’une prétendue théorie de la connaissance.

Exister c’est être ou se rendre connaissable. Etre, c’est simplement répondre à une nécessité ; Etre vivant, c’est faire l’expérience de cette nécessité ; Vivre, c’est être en puissance et en actes, donc pouvoir jouir en conscience ; Se réaliser, c’est jouir du simple plaisir d’être (leçon épicurienne), et du plaisir plus intellectuel de connaître (autre leçon, spinoziste). Le souverain bien est donc simplement de vivre, de le connaître et de se connaître, et partant, de connaître ce que Spinoza appelait la nature (« natura naturata »). Il y a alors une véritable jubilation à être ce que l’on est, et à le connaître. Pourquoi vouloir chercher dans l’existence une autre morale ?

De ce point de vue, si l’on cherche à définir l’univers, plus précisément ce que Spinoza appelait Dieu, ou « natura naturans », la nature naturante, ne doit-on pas considérer les principes de la pensée comme «  la morale » et les principes de l’étendue comme « la géométrie » ?

Spinoza est cartésien en ce sens qu’il fait confiance en la raison pour lui donner les clés de l’univers, et qu’il adopte sa méthode pour justifier une métaphysique qui n’est pas celle de son aîné : Présupposer son existence comme sujet pensant, mettre toute le reste en doute, et accepter au bout du compte ce qui semble le moins contestable, pour raisonner à partir de cela et  construire des systèmes de représentation confrontables à la réalité sensible. Pourquoi font-ils, l’un comme l’autre, confiance à l’entendement ? Peut-être par défaut, parce qu’aucune philosophie ni aucune science ne se construit si l’on n’admet pas que la raison soit opérante. Plus pertinemment, parce que le logos est le principe structurant du monde intelligible, et que l’entendement est lui-même structuré sur ce même modèle. Spinoza le dit en ces termes « l’entendement reflète l’ordre de la nature ».

 



[1]. Celle de Dieu.

L’insoluble question morale.

Comme il est d’usage de dire qu’un écrivain est l’homme d’un seul livre, réécrit sans cesse sous différentes formes jusqu’à constituer une œuvre, ou qu’un philosophe est l’homme d’une idée, d’une intuition, développée jusqu’à constituer un système cohérent, je suis, comme tant d’autres, l’homme d’une obsession. Sans doute, parce que, comme le remarque Nietzsche dans la préface du « Gai savoir », « pourvu que l’on soit une personne, on a nécessairement la philosophie de sa propre personne ». Toute pensée, toute philosophie est donc celle d’un corps, et parfois celle d’un corps qui souffre – Nietzche, comme Paul de Tarse d’ailleurs, en sut quelque chose, et il se demande si « tout compte fait, la philosophie jusqu’alors n’aurait pas absolument constitué en une exégèse du corps et un malentendu du corps ». Et chacun n’ayant qu’un corps – pardon pour cette trivialité – et qu’une âme, qui est d’ailleurs celle de ce corps – autre trivialité plus rarement admise –, d’un corps marqué dans sa chair de  traumas constituants, de quelques échardes plantées ici ou là, notre psychologie, notre façon de voir les choses sont toujours marquées par cette obsession, qui est obsession à combler un manque, à réparer le désordre d’une vie. Et c’est pourquoi l’individu vieillissant ne change pas, et ne devient que la caricature de ce qu’il est, en s’acheminant, à son rythme de plus en plus cacochyme vers une rencontre finale avec ce qu’il est, avec celui qu’il a toujours été, parfois sans le savoir, sans le connaitre ou le reconnaitre. Mais est-il nécessaire de me justifier ainsi pour revenir à mes éternelles réflexions sur les questions morales ?

Toute démarche philosophique rigoureuse commence par distinguer, au moins pour des raisons de méthode, les morales humaine et divine, quitte à réduire l’une ou l’autre à une fiction, ou à un concept vide de sens ; la première ayant pour fondements le désir, la raison et la nécessité, la seconde une dynamique transcendantale et axiologique.

Car la morale des hommes est essentiellement le fruit de leur désir naturel à jouir de leur être, c’est-à-dire à se conserver en leur nature et à augmenter leur degré de puissance. Spinoza en donne une définition rigoureuse « la joie est l’augmentation de notre puissance d’agir » : jouir de sa puissance d’agir, c’est-à-dire jouir d’être et d’augmenter, comme sujet, sa propre puissance. La morale n’a donc pas d’autre ressort que l’intérêt bien senti de l’individu, l’intérêt à la jouissance d’un sujet raisonnable qui a compris que, vivant en société, confronté aux autres et en prise avec les objets du monde, il doit composer avec ces autres et ces choses, faute de pouvoir toujours les asservir à son plaisir singulier. La morale procède donc du désir et s’il y entre de la raison, ce n’est qu’une raison instrumentalisée par le désir, car la morale apparait quand l’homme a compris que ses intérêts ne sont pas dissociables de ceux de sa communauté, et que sa liberté doit être négociée. Et elle se réalise aussi, sans doute, dans l’orgueil de se sentir moral, dans la haute idée que l’homme se fait de lui – « Humain, trop humain », comme disait l’autre… Et si l’on me dit que la morale va chercher, bien au-delà, un supplément d’âme, le sentiment de compassion, je réponds que ce sentiment est de l’ordre du plaisir, et s’inscrit dans les lois de l’espèce, comme mécanisme de sa préservation : Sentiment de plaisir ou de déplaisir, de fierté ou de honte, qui passe par le regard de l’autre, seul véritable lien entre les hommes ; car faut-il préciser que le lien intersubjectif passe moins par la parole que par le regard ?

Ainsi, aucun homme sensé ne peut défendre un idéal contre nature, je veux dire contre sa nature humaine. Il cherchera toujours à se préserver en sa nature, à suivre le tropisme de son genre ou de son espèce, et à faire que la joie soit. Il est ce que la nature l’a fait, c’est-à-dire les nécessités de la matière, les contingences de l’évolution : hasard et nécessités (Remarquons que Spinoza, comme d’autres, contestait le hasard, et s’en tenait aux indépassables lois de la nature).

Et sa nature le déterminant, son libre arbitre se réduit – mais ce n’est pas rien – à faire les choix que son être, ainsi formé, peut faire. On n’est donc libre de penser, qu’à partir de sa nature.

S’en suit que l’homme cherchant toujours son bien, ou ce qu’il croit tel, son plaisir, sa joie, la morale humaine est une construction rationnelle – je veux dire qu’un individu sans moral, est un individu sans raison –, sociale, une construction historique dont les fondements sont psychologiques, c’est-à-dire biologiques. Ses ressorts sont les instincts, les pulsions, et son économie est rationnelle. Et de ce point de vue, le Bien, même le bien de l’autre, est toujours « bien pour soi », ou un bien pour soi subsumé à la communauté ou à l’espèce. La morale humaine est donc le résultat d’une économie des désirs, ou pour le dire en termes nietzschéens, le résultat d’un jeu de forces pulsionnels, tempérées par la raison qui sait investir le futur, et accepte l’effort d’aujourd’hui pour un plaisir à venir, ou pour l’évitement d’un déplaisir anticipé.

Existe-t-il une morale divine, c’est-à-dire une morale naturelle (deus sive natura) qui transcenderait l’humain ? L’imaginer ainsi, c’est déjà distinguer radicalement, sans doute faussement, l’homme et la nature. L’univers est cohérent, et les scientifiques s’en trouvent bien, puisque sans cette cohérence, il n’y aurait plus de sciences, car plus de possibilité de décrire un monde qui serait alors indescriptible ; plus de possibilité d’inventer des principes, des lois, ou d’écrire des équations.

La philosophie a essayé de décrire ces principes qui ne s’imposent pas à l’univers – ou l’expliqueraient – mais le décrivent de manière symbolique, dans un cadre épistémique qui est celui des hommes. Personnellement, j’en ai proposé ici, sur ce blog, quatre (ou cinq). Le premier est un principe de cohérence que je nomme parfois nécessité (très tôt mise en évidence sous la double forme des principes de non-contradiction et de causalité). Je l’associe à la matière, où à la substance pour le dire en termes spinosistes (ou cartésiens). Le second de ces principes est principe dual de désir et d’entropie. Je l’associe au temps, un temps circulaire qui fait se rejoindre et se confondre, l’alpha et l’oméga, dans une dynamique d’éternel retour du même. Le troisième, principe d’harmonie, associé aux formes ou aux modes (selon que l’on privilégie une logique aristotélicienne ou spinosiste),  et le dernier, d’ironie, qui est la seule véritable axiologie du monde. S’il nous faut absolument fonder une morale divine, c’est par ces principes que je la fonderais entre harmonie et ironie.

Redescendons, sur le plan de l’immanence, à celui de la morale humaine, entre désir et raison, et déplaçons-nous sur le registre de la politique. Étant déterminée par des facteurs naturels qui conduisent à trouver un équilibre possible entre l’intérêt de l’individu, celui du groupe et celui de l’espèce, la morale ne peut prendre qu’une seule forme : un sentiment d’humanité communément nommé respect de l’autre et qui est le compromis syncrétique entre deux aspirations, deux désirs, deux exigences : la liberté et l’égalité ; et ces deux idées me paraissent devoir être toujours revisitées. Une liberté revendiquée pour soi, mais qui passe nécessairement par le respect de la liberté de cet autre qui n’est qu’un autre nous-même. Car notre liberté ne peut se satisfaire de l’aliénation du monde, comme notre richesse durablement se constituer sur la pauvreté des autres ; et on ne peut être libre que dans un monde de liberté, et durablement riche que si les autres le sont aussi. Donc, travaillant à leur richesse, à leur liberté, nous travaillons à la nôtre. Et nous devons être capables de mettre notre richesse à leur service pour que la leur augmente, mais sans que la nôtre diminue, car notre appauvrissement ne doit pas financer leur rente.

Et s’agissant d’égalité, il faut sans cesse rappeler des choses simples et préciser les concepts. L’égalité, sur une introuvable échelle des valeurs, correspond bien à une égalité de valeurs – et accessoirement de droits. Tu vaux intrinsèquement autant que moi, même si tu es différent, singulier, et partant, tes intérêts, ta liberté, tes désirs ont la même valeur que les miens. Toute hiérarchie de personnes, de volontés ou de désirs ne peut donc qu’aboutir à un rapport de force, à une relation dominant-dominé, ou, pour prolonger ma précédente chronique à une relation gouvernant-gouverné.

Et mon engagement politique se situe sur ce registre, celui du combat contre ces rapports de force, et pour la promotion d’une société d’individus singuliers, non seulement respectueux, mais également solidaires.

Mon idéal référentiel et utopique, mon horizon inaccessible, mais assumé comme tel, est donc l’abolition des relations « dominant-dominé », donc la fin du règne des médiateurs, les médiateurs religieux, comme les civils ; c’est-à-dire l’avènement d’une société aristocratique, de maîtres sans esclaves, de ce que Marx appelait « l’homme total ». Il y faudra du temps, évidemment, et je ne suis pas sûr que le but ne soit jamais atteint ; mais ce projet peut constituer un renversement radical de perspective, et permettre une petite révolution, une révolution de la vie quotidienne, que j’oppose à cette grande révolution qui nous promet des lendemains qui chantent et qui ne touche jamais aux relations d’aliénation.

Et ce projet radical ne peut être que radicalement démocratique (le pouvoir confisqué par les partis politiques rendu aux citoyens), radicalement laïc (l’abandon de toute sacralité et l’expulsion des religions dans la sphère privée), radicalement social (des corrections fortes à nos civilisations basées sur la surpopulation, la surconsommation, la sur-rentabilité), radicalement antibourgeoise (réhabilitation du don), radicalement écologiste (pour une nouvelle relation à la nature).

Mais méfions-nous des idéaux, des fantômes pour reprendre la formule de Stirner, ou des masturbations idéologiques, pour reprendre cette autre formule, drolatique de Vaneigem. Toute politique doit être utilitariste  et doit se donner comme fin de « faire bien », le bien étant compris comme ce qui est bon au plus grand nombre, et seuls les gens concernés peuvent en juger.  Je me méfie beaucoup de ces approches essentialistes qui veulent s’en tenir à l’essence, à un bien qui nous renverrait à des notions comme la soi-disant dignité humaine. Non pas, bien au contraire, que je ne mouille pas la chemise pour défendre la dignité humaine, si méprisée par notre social-démocratie, mais je me méfie de ceux qui, trop bruyamment, prétendent la défendre. C’est un peu comme l’église de Rome, qui défendait l’amour du prochain, et était capable, au nom de cet amour, et pour sauver une âme, de noyer une sorcière, de bruler un homme, après avoir torturé l’un comme l’autre avec toute la subtilité dont un esprit malade pouvait être capable. Méfions-nous de ceux qui veulent faire notre bien sans nous, car selon la célèbre formule « « Tout ce que tu fais pour moi sans moi, tu le fais contre moi ». Méfions-nous de ces politiques des droits de l’homme qui, sous prétexte de respect et de dignité humaine, transforme l’homme en consommateur, ou lui fait faire la queue tous les mois pour qu’il vienne mendier, dans une administration où un fonctionnaire protégé le regarde de haut, le chèque qui le fera survivre encore un temps. Ce fonctionnaire comprend-t-il bien que son confort relatif se paye au prix de la précarité de celui qu’il reçoit, et que partant, il lui est redevable de ce petit peu qu’il a ?