La religion, qui procède d’une perversion de l’idée de Dieu, est le premier obstacle à la morale, l’obstacle sur lequel elle se brise. Car là où il y a peur, il ne peut y avoir de vertu. Que l’on agisse en effet par peur, par intérêt, ou peut-être même pour ce que l’on pense être de l’amour, on ne le fait pas par vertu.
Alors, pourquoi, me direz-vous, vivre suivant des valeurs, et cultiver une éthique ? Par orgueil, évidemment : le thymos d’Aristote est le dernier rempart au nihilisme. Mais seuls les esprits nietzschéens peuvent, non seulement le comprendre – je veux dire de l’intérieur –, mais plus encore l’assumer. Faut-il alors préférer l’orgueil d’un Nietzsche à l’humilité d’un Paul de Tarse, préférer un libre orgueil à un serf amour, une morale de maître à une vie d’esclave ? Faut-il aller jusque-là ? Mais laissez-moi vous dire que je respecte les esprits chrétiens, et qu’il n’y a aucun mépris dans mes propos.
Mais décidément, la fracture est trop grande, irréductible, entre les esprits religieux et les nietzschéens – ceux que Jean-Marie Guyau nomme les « pessimistes »[1], non pas ceux « par système » – il donne Schopenhauer en exemple –, mais ceux « par déchirement réel du cœur », ceux que personnellement je nomme « esprits mélancoliques ». Et me vient sous les doigts cette formule de Bruno : (In tristitia hilaris, in hilaritate tristis)[2]. Nietzsche l’inscrira sous son propre portrait photographique en 1870. Bruno, religieux dominicain, n’avait pas l’esprit religieux, et l’église le brula à Rome en février 1600. Orgueil incandescent et déchirement du cœur. Oui, décidément, la formule me convient : déchiré, écartelé, émietté, dispersé, perdu ; je l’avoue, trop souvent…
Le tort de Nietzsche, qui se prétendait le premier psychologue, et qui a vécu cette dispersion de son être, jusqu’à la folie, est d’avoir bien compris que tout est orgueil, c’est-à-dire « choses humaines, trop humaines ». Il l’a d’ailleurs dit après Feuerbach.
Le Saint serait alors celui qui vit comme si Dieu n‘existait pas, qui se moque donc de la foi, de sa foi, et qui admet que l’altruisme puisse aussi être un orgueil. Comment ne pas voir tout l’orgueil de cette formule de Paul qui se prétendit : « l’avorton de Dieu »[3]. Oui, et l’altruisme est aussi un égoïsme.
Terminons ces quelques réflexions sur la sainteté de manière plus légère, et en restant dans l’esprit du XIXe, vrai siècle des lumières, le dernier avant d’entrer dans la nuit. J’ai cité Nietzsche, dont il faut tout lire, et aussi sa correspondance, pour faire juste mesure, Guyau, dont l’« Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction » est parue en octobre 1844, Feuerbach. Il me faut aussi citer Fourier, l’inventeur de la théorie des quatre mouvements. Dans « Le nouveau monde amoureux », un ouvrage où il défend une utopie, l’Harmonie, qui n’est pas sans rappeler celle de Raoul Vaneigem, il définit ainsi la sainteté : « On n’admettra pour saints et héros que les êtres qui auront efficacement contribué au bonheur des humains dans cette vie et comme la bonne chère et l’amour sont les plaisirs les plus généralement prisés ce seront ceux dont le perfectionnement élèvera à la sainteté ceux qui y auront puissamment concouru ».
Fourier était croyant et détestait la religion. Sa morale était simple, et je l’offre comme viatique de la semaine, en pensant affectueusement à ceux dont les lundis sont difficiles : « Lorsque le genre humain parvenu à l’harmonie sociale sera débarrassé de ses chimères sur le sort de l’autre vie, lorsqu’il saura que, dans cette autre vie, le bonheur des défunts est intimement lié au bonheur des vivants, qu’on est heureux dans l’autre monde qu’en raison de la félicité dont on jouit dans celui-ci, on ne s’attachera qu’à faire le bonheur du monde vivant pour assurer le bonheur du monde défunt ».
[1]. Dans « Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction », paru en octobre 1844.
[2]. En titre du « Chandelier ».
[3]. Soyons précis, puisque la formule est de Decaux. Paul écrit aux Corinthiens : « Il m’est aussi apparu à moi, comme à l’avorton ».