Propos moroses

La philosophie reste un jeu d’intellectuel et, si l’on peut en devenir addicte comme de tout autre hobby, elle ne touche pas à l’essentiel, car d’une part, elle n’apporte pas de réponses aux questions existentielles – ce que la science est aussi incapable de faire et que seules les religions peuvent, mais par des réponses douteuses, voire dangereuses –, d’autre part, elle fait le pari très contestable de la raison. Et la raison raisonnante n’a jamais conduit le monde, et serait bien en peine d’en expliquer l’évolution chaotique. Que peut la philosophie face à la douleur ? Celui qui raisonne et pense qu’il est possible, pour mieux la supporter, de se convaincre qu’il ne s’agit que d’une représentation, n’a jamais vraiment souffert dans sa chair. Que peut la philosophe face à la déchéance d’un corps qui approche de la mort ? Rappeler que ce qui est composé d’atomes doit se décomposer pour se recomposer autrement, ailleurs ? Pauvre truisme qui ne console de rien. Reste l’odeur putréfiée de la chair qui pourrit. Que peut la philosophie face à la folie des hommes ? Que peut-elle opposer au couteau du sacrifice, ou au canon qui tonne ? Des mots, rien que des mots, dont la vanité est consternante. Combien pèse-t-elle au fléau de la balance face à la sottise des peuples, au pouvoir de l’argent, aux égoïsmes de toute sorte ?

La philosophie est impuissante, impuissante face au désir ou à la peur. Et espérer qu’il en soit autrement et qu’elle puisse nous éclairer est  une illusion imprudente. A quoi sert d’ailleurs de savoir pourquoi l’on meurt, si l’on meurt néanmoins. Ce que Pascal écrit de l’amour du christ dans ses notes pour la préparation de cette Apologie de la religion chrétienne que sa mort lui empêchera de rédiger – Dieu ayant sans doute souhaité que ce texte n’existât pas – vaut pour les passions : l’amour a ses raisons que la raison ignore. Ce que nous faisons est toujours cohérent, logique, mais rarement raisonnable. Car ce sont nos désirs et nos passions qui nous gouvernent et si Épicure comme Zénon nous invitent à une forme d’ascèse, différente pour les épicuriens et les stoïciens, cette position n’est pas tenable, et l’on peut se demander à quoi mène cette posture contre-nature. Rousseau le remarque dans l’« Émile », texte où l’auteur confesse pourtant, ici ou là, quelques sentiments épicuriens ou stoïciens : «  Que gagne Épictète de prévoir que son maitre va lui casser la jambe ? La lui casse-t-il moins pour cela ? Il a par-dessus son mal le mal de la prévoyance ». Et la religion qui nous invite à sublimer nos désirs tient un discours tout aussi peu « raisonnable ».

L’homme est un animal orgueilleux. Animal, sa volonté est subordonnée à la nécessité et au désir. Orgueilleux, ses passions le guident, et il se conduit comme un enfant aveugle qu’un fou tient par la main. La raison n’a pas grand-chose à dire à cela. Que pèse le raisonnement face à Anankè ou à Eros. Que pèse-t-il face à l’Hybris. C’est sans doute la raison pour laquelle j’apprécie plus particulièrement les philosophes qui sont aussi psychologues, ou sociologues – Nietzsche qui, dans Ecce homo se revendique « d’abord psychologue », Arendt, Fromm ou  Edgar Morin.

Si la raison est à ce point impuissante à résoudre nos contradictions, à changer la face du monde, la philosophie peut-elle néanmoins, au-delà du simple plaisir de jouer avec les mots et les concepts, nous apporter, comme les anciens le prétendaient, une forme de sagesse ? Je laisse Nietzsche répondre : « Bornons-nous donc à la purification de nos opinions et de nos appréciations de valeurs, bornons-nous à la création de nouvelles et propres tables de valeur ».[1]

Allez, ça ira mieux demain…



[1]. Dans Le Gai Savoir.

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