Propos sur le pouvoir

Relisant Alain, ses « Propos sur les pouvoirs », je retrouve sans surprise confirmation de cette filiation que je continuerai à revendiquer jusqu’à mon dernier souffle : Reclus, Alain, Camus, etc., mais il faudrait rajouter à ce panthéon personnel, Tolstoï, Thoreau, Gandhi, et bien d’autres qui, pourtant, sont tous singuliers. Mais tous défendent, dans leur cadre de pensée, et avec leurs mots, un socialisme individualiste, c’est-à-dire, libertaire ; une idéologie qui considère qu’existe en chacun de nous une singularité irréductible, et, qu’en politique, le peuple doit toujours être au début et à la fin, quitte à ce que l’action politique passe par un État qui ne peut être, aujourd’hui, compte tenu de l’évolution du monde, qu’un mal nécessaire. Et si je cite toujours d’abord Reclus, comme on mettrait un produit en tête de gondole, c’est qu’il était aussi féministe avant l’heure, écologiste à une époque où ce concept n’avait pas encore été forgé – il était aussi végétarien par respect pour les animaux –, pacifiste, et plus largement non violent, ce qui le distinguait de certains de ses amis anarchistes, je pense à Bakounine, Kropotkine.

Socialisme libertaire, donc partisan, par défaut, d’une République d’inspiration résolument laïque et démocratique. Car si la monarchie n’est pas concevable dans un système laïc, l’aristocratie pose aussi problème. Même si l’idée, très platonicienne, de confier le gouvernement de la cité aux meilleurs, semble n’être qu’une marque de bon sens. Mais le projet de retenir les meilleures se heurte à deux obstacles insurmontables. Comment, par quel processus, désigner les meilleurs et s’assurer qu’ils le restent ? Les méthodes utilisées aujourd’hui sont en échec. Et surtout, sur quelle échelle de valeurs ? Oui, toute la difficulté tient à ces deux points. Peut-on, de manière conceptuelle, construire une échelle de valeurs, et comment, sur cette échelle, évaluer les hommes de pouvoir ? Cette impossibilité disqualifie le système aristocratique, sauf en cas de crise majeure, en temps de guerre, quand le meilleur est, de fait, le plus grand général, le guerrier le plus brave ou le plus audacieux. C’est ainsi que se forma, parmi d’autres, l’aristocratie française franque. Mais, en temps de paix, cette aristocratie qui sombre alors dans le luxe corrupteur ne vaut plus grand-chose. Rappelons aussi que les cités grecques étaient capables, en cas de crise, de suspendre la démocratie pour confier le pouvoir à un dictateur ; et cela pour un temps donné.

Mon obsession reste donc la liberté et très précisément les libertés individuelles. Et ce tropisme est chez moi, congénital. Car, et j’emprunte cette formule à Alain dans un texte de 1922, « je suis né simple soldat ». Mais pas seulement, ni fait pour diriger ni fait pour obéir : un esprit indocile, réfractaire à l’ordre, aux ordres, mais jamais déserteur, évidemment par solidarité de classe. Et si je reprends cette image militaire, c’est que je la trouve plus intéressante, et surtout plus moderne que cette autre, hégélienne, qui voudrait que le monde se divise naturellement, et pour des raisons d’essence, entre maîtres et esclaves. On naitrait l’un ou l’autre, ce qui condamnerait définitivement toute idée de démocratie comme ignorant le réel, et renverrait cette idée dans le ciel des utopies. Et je veux bien, gardant les pieds sur terre, le corps ancré dans la réalité des corps, biologiques ou non, reconnaître qu’il n’y aura jamais de démocratie directe, de « gouvernement du peuple par le peuple ». Mais pour ne pas désespérer de la Politique et de l’Humanité, on peut peut-être, par une pirouette, s’en sortir par le haut et garder un peu d’optimisme ou du moins de raisons de se battre. On peut en effet définir la démocratie, dont le concept en a vu tant, soit de manière active, soit passive. De manière active, je viens de le faire en rappelant la formule de Lincoln « gouvernement par le peuple et pour le peuple ». Et si l’on cherche cette formulation passive, en la doit aussi à un anglo-saxon : « Democracy is the worst form of Government, except for all others – le pire à l’exception de tous les autres ». Cette formule aphoristique, que Churchill rappelle en 1947 sans la reprendre à son compte, est une façon et une occasion de rappeler « que le peuple doit être souverain, souverain de façon continue, et que l’opinion publique, exprimée par tous les moyens constitutionnels, devrait façonner, guider et contrôler les actions de ministres qui en sont les serviteurs et non les maîtres ». On pourrait donc dire, sur un mode passif, donc peut-être plus réaliste, que la démocratie, à défaut d’être le gouvernement du peuple, c’est la possibilité du peuple de juger ses dirigeants et de les congédier, mais surtout la possibilité d’être gouvernés par des élus populaires et non une caste de professionnels de la députation ou de la haute administration. Il faut donc casser cette relation de maîtres à esclaves, en travaillant à ce que les gouvernés ne soient pas traités comme des esclaves et les gouvernants ne se prennent pas pour des maîtres. Et quant à moi, je sens bien que le seul gouvernant que je puisse accepter, supporter, n’est pas « un personnage d’autorité », mais bien « un personnage d’humilité ». Et la meilleure façon de pousser au bout cette logique de l’humilité politique, c’est de pousser celle de la république. Notre république a su désacraliser le souverain, lui refusant sur la guillotine tout statut divin. Car celui-ci, à défaut d’être comme César d’ascendance divine – d’Enée par sa mère Vénus –, était oint, depuis Clovis, suivant le rite chrétien – un peu comme un pape. Mais nous gardons toujours cette idée d’un gouvernant supérieur, jupitérien, monarchique. Alors qu’il faudrait s’attacher à une démocratisation qui doit devenir une désacralisation, une sécularisation, une vulgarisation du pouvoir. Et, poussant plus loin encore cette logique, je rêverais, pour ne pas confondre République et pouvoir, que nous soyons capables de porter très haut notre république, quitte à accepter que se développe une transcendance de cette république, mais que le pouvoir reste le plus vulgaire possible, proche du vulgum pecus, par l’élection de députés tirés au sort, par l’instauration de référendums, à la fois d’initiative populaire et d’initiative parlementaire, et l’abandon de toute la pompe républicaine. Quant au Président, s’il doit symboliquement porter la couronne républicaine, il doit continuer à être élu par le peuple, et avoir, paradoxalement, le moins de pouvoirs possible.

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