Août est à peine grignoté que les jours se font déjà plus courts, et j’ai dû ce matin déjeuner dans une relative obscurité, face au jardin ensommeillé derrière la baie. La pluie avait cessé de disperser dans les massifs ravagés par la canicule ses grosses gouttes chaudes aussitôt bues par la végétation. Il faisait doux, plus frais que la veille ; et le vent qui m’avait réveillé tôt en faisant battre la pluie au rideau était tombé.
La campagne que l’on devinait au-delàs du jardin sous un ciel encore chargé de gros nuages à peine essorés par la nuit, hier encore si bruissant à cette heure matinale, gisait immobile et silencieuse. Pas un cri d’oiseau, pas une voiture ; la nationale, si présente quand le vent était à l’ouest, ne ronronnait pas ; les moutons du voisin, peut-être réfugiés dans leur cabane de planches, avaient déserté la prairie rase. Tout était suspendu dans cet instant semblant pouvoir s’étirer à l’infini. Et cette suspension m’a troublé.
Le monde est impermanent, truisme dont certains ont fait une métaphysique ; et c’est bien sa loi première – une loi que les bouddhistes nomment « loi de causalité » et qui enchaine à l’infini des causes et des effets –, mais cette impermanence est plus encore la nature même de notre espace dont le temps est l’une des quatre dimensions. Et si, comme l’écrit Hume dans son « Enquête sur l’entendement humain » « un miracle est une violation des lois de la nature », alors, cette suspension du temps était bien une forme de miracle, un miracle naturel que nulle providence n’expliquait.
À défaut d’avoir une conscience intellectualisée du temps, de ce flux héraclitéen ininterrompu depuis son début – le début des temps –, l’homme en a toujours fait l’expérience quotidienne, non seulement dans le cycle immuable des saisons qui l’a amené à concevoir la palingénésie, dans la métaphysique stoïcienne sous une forme très élaborée, mais aussi dans le polythéisme égyptien, mais plus encore dans des expériences sensibles quotidiennes, en observant par exemple la croissance des plantes, ou la façon dont le vent secoue les arbres ou caresse leurs feuilles. Si le temps modifie en permanence les choses, sans d’ailleurs altérer l’ordre de ces choses, c’est le vent, qu’il souffle dans les bois ou sur la mer, l’ondulant à l’infini, qui fait vibrer le monde à notre entendement. Montaigne écrivait avec les mots de son temps « Le monde est une branloire pérenne ». Oui ! le monde, en permanence, branle, bruisse, frémit, vibre. Et ce matin, en cet instant de grâce où la providence semblait en retard de l’histoire, où le repos s’était glissé dans un pli du temps qui passe, où la nature se recueillait en silence aux aiguilles roussies des grands pins dégingandés, comme au faîte des immenses chênes du jardin, j’ai cru sentir ce que pourrait être une éternité comme immuabilité des choses, autre chose que la vie, mais néanmoins rien qui puisse ressembler à la mort. Car ce silence était, paradoxalement, aussi plein, comme un désir retenu, ou naissant, que l’on peut imaginer la mort, être vide.