Mes dernières remarques sur le bonheur ayant été plus ou moins bien accueillies, comprises, j’y reviens.
Même si je pense, comme Einstein, que « le bonheur est un idéal de pourceau » – la référence aux pourceaux d’Épicure est ici évidente –, ce qui m’avait agacé au point d’écrire cette chronique n’était évidemment pas qu’on puisse considérer la recherche du bonheur comme essentielle ; sauf à mépriser la philosophie qui n’est qu’une tentative rationnelle d’apprendre à bien vivre, donc à mourir aussi. C’était plutôt qu’il faudrait, selon certains spécialistes du développement personnel, en se méprenant sur la leçon stoïcienne, accepter le monde comme il est, ne s’intéresser qu’à ce qui dépend de nous et chercher « en soi » son bonheur ; et qu’on pourrait concevoir un manuel à la façon d’Épictète ou peut-être de Bocuse, pour embellir sa vie comme on dresse une table de lin et de faïence en la garnissant de plats doucereux et sucrés.
Je veux déjà rappeler que le bonheur est d’abord une disposition d’esprit, c’est-à-dire qu’on ne saurait séparer le psychique du somatique, qui sont deux expressions d’un même corps conformé d’une façon singulière, de manière congénitale ou traumatique. Certains ont donc ce don du bonheur, mais d’autres ne peuvent et ne pourront jamais le connaitre. Maintenant, j’entends bien qu’on puisse et qu’on doive essayer d’être heureux et que cela nécessite souvent une forme de discipline qui a alors une dimension morale : parlons d’éthique, donc de philosophie. Mais il y a aussi des trucs, des médicaments, la connaissance du fonctionnement humain, une façon de se tenir loin de certains problèmes ou de certaines personnes à problème, tout ce qui peut nous éloigner plus ou moins du sentiment d’être malheureux.
Mais nous avons aussi la responsabilité collective de contribuer à l’avènement d’une civilisation, non pas garante du bonheur, mais qui ne lui fasse pas « systématiquement » obstacle, par exemple en privant les gens de liberté au prétexte de les protéger de leurs passions funestes.
Épictète professait effectivement qu’il ne fallait pas se laisser affecter par ce qui ne dépendait pas de nous, car, justement, ça ne dépendait pas de nous,qu’on n’y pouvait rien et que la passion ne nous aiderait pas : une tempête lorsque l’on navigue, la mort d’un proche fauché par la maladie… On pourrait rajouter : le bouleversement du climat – « Sept cents millions de Chinois ; et moi, et moi, et moi », oui, ce chiffre a bien augmenté depuis –, l’inflation galopante, les violences de rue, l’impéritie de la classe politique, etc., etc. Et puis donc, laisser nos gouvernants gouverner, en rendant à « César ce qui est à César », pour se recentrer sur soi et sa relation à Dieu.
On se souvient de la leçon de l’Évangile et comment le Prophète répond à ceux qui l’interrogent sur la question de l’impôt. Et on sait qu’on peut légitimement considérer cette formule comme fondatrice d’une forme de laïcité « chrétienne » : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Mais on peut aussi considérer cette formule comme une prise de position contre ce qui deviendra un jour « la désobéissance civile ». Imagine-t-on, dans un cas similaire, le Mahatma Gandhi se saisir d’une pièce à l’effigie du roi George V, Empereur des Indes, et dire qu’il faut rendre à César ce qui lui appartient ? Alors que la valeur fiduciaire de cette monnaie devait beaucoup à la richesse de l’Empire britannique dont l’Inde était un joyau. Et cette pièce, malgré sa figure faciale, appartenait-elle vraiment à la Couronne britannique ? Il faut donc séparer le religieux et le régulier, et sans doute aussi, et c’est une tout autre histoire, chercher d’abord à se réformer avant de chercher à réformer les autres et le monde. Mais il faut aussi accepter d’être affecté par les malheurs du monde, même si nous n’en sommes pas responsables et ne pouvons rien y faire. Et il n’est pas question de combattre ses sentiments de compassion ou de révolte, même si se laisser envahir par eux, c’est laisser la passion submerger la raison. Et pour ce qu’il en est de la doctrine stoïcienne, j’en resterai, en la complétant, non pas à une formule d’Épictète ou de Marc Aurèle, mais à Guillaume d’Orange, dit le Taciturne (un individu qui visiblement n’était pas fait pour le bonheur) : « il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ? ». Oui, la compléter en disant que la valeur de nos entreprises ne doit rien au fait qu’elles réussissent ou qu’elles échouent, ou encore qu’elles soient jugées par d’autres bonnes ou mauvaises.
Le stoïcien est donc un individu qui privilégie sa raison, sans mépriser les passions, qui juge par lui-même et fait ce qu’il pense devoir faire, et sans même prétendre le faire au nom de sa conscience ou par sens du devoir. Je l’ai déjà écrit : le stoïcien juge sans condamner, mais, s’il se moque d’être condamné, il n’accepte pas d’être jugé. Ce qui nous ramène aussi, en quittant la philosophie morale pour la psychologie ou la politique, à l’individualisme, et notamment anarchiste. J’y reviendrai, en évoquant Sébastien Faure, un compagnon de route de Louise Michel…