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Joyeux Noël !

Je vais fêter Noël, même si je ne suis pas catholique, pas chrétien pour un sou à la quête… le fêter, oui, bien que j’aie depuis longtemps coupé avec cette religion, en entrant même en militance, un militantisme laïc et antireligieux. Mais ce serait trop bête de perdre une occasion de faire la fête, de se retrouver en famille, entre amis de toutes confessions, autour d’un bon repas. Je sais bien qu’à cette date, on est invité et attendu à la célébration d’un rite millénaire, celui d’une religion qui, en occident, a façonné les manières de penser, longtemps tenu l’enseignement, et politiquement géré des peuples à genoux. D’ailleurs, ni notre principe d’égalité ne serait tel, ni, plus largement, l’humanisme n’existerait sans le christianisme qui les a inventés ou matricés.

On peut donc rester très critique vis-à-vis de tout cela, préférer le sapin enguirlandé à la crèche au poupon, garder ses distances avec l’Église, sourire à sa métaphysique, mais accepter de se retrouver ensemble sur l’évocation d’un symbole. L’Église nous dit que Dieu s’est fait homme un 25 décembre, en Palestine. Certains, dont je ne suis pas, contestent l’idée même de l’existence d’un Jésus prédicateur qui aurait fini, assez banalement, crucifié comme d’autres agitateurs par les Romains. Mais reste un symbole qui s’est construit dans un certain contexte historique, qui a grandi et muri au point d’envahir le monde, et est aujourd’hui contesté. Je suis personnellement attaché à ce symbole, et j’aurais plaisir à lui rendre hommage dans quelques jours. Car laissons de côté l’introuvable vérité de l’évènement historique et métaphysique. Que reste-t-il ? Les allégories de cette parabole qu’on ne cesse d’interpréter. Et pour ce qui me concerne, j’en caresse deux : l’hypothèse improbable qu’il puisse y avoir autre chose, au-delàs de notre sensibilité, quelque chose dont ni notre corps ni notre esprit ne peuvent rendre compte, un au-delà de l’être présent, peccamineux et putrescible. Et puis considérer que la valeur suprême est l’amour, un amour absolu, pur, au-delà de la simple concupiscence, et qui devrait matricer toute éthique, toute hygiène de vie. Ce christ-symbole, s’il l’est de l’espoir et de l’amour, mérite bien qu’on fête sa naissance et qu’on l’honore, quitte à trinquer avec le vin de messe… Mais il y a aussi une troisième dimension de cette parabole qui m’a toujours touché, à savoir que l’être le plus puissant de l’univers, créateur ex nihilo du tout, conjoncturellement incarné pour voir comment ça fait d’avoir soif et faim, puisse être cloué sur deux bouts de bois par un petit fonctionnaire provincial, comme une vulgaire chouette sur la porte d’une grange. L’hyperbole est saisissante, le plus grand se faisant le plus humble.

Autre point qui est venu se lier à cette réflexion. S’il est si compliqué, à propos de la fête de la nativité, de séparer le cultuel du culturel, il est aussi difficile de comprendre, de l’intérieur, ce qui est culturel ou universel. Par exemple de comprendre que l’idée d’humanisme défendue en occident par beaucoup d’athées n’est qu’un autre nom du Christianisme, ou que notre idée d’égalité est ici chrétienne. Reste que deux principes me semblent universels, donc proprement anthropologiques : le bon sens, et le sens de la justice. Chacun comprend plus ou moins clairement, car il en a fait l’expérience, qu’existe une « loi de causalité » que j’exprimerais ainsi : « toute cause produit des effets », ou encore « le réel est ce qui produit des effets ». Chercher la cause qui va produire l’effet désiré, ou constater ce lien, c’est ce qu’on appelle le bon sens. Pour la justice, c’est un peu plus compliqué. Reste que je pense que ce sentiment que telle chose est juste et que telle autre ne l‘est pas n’est pas de dimension culturelle. Mais ces deux principes ne sont-ils pas simplement ceux, originels, et de la morale et de la politique ?

Suite

Si la question de croire ou de ne pas croire se pose – après tout, à défaut de se poser, il nous est toujours possible de nous la poser, ou de la poser à d’autres, l’essentiel est de savoir, si l’on croit, à quoi l’on croit au juste.

Dieu est sans doute, pour certains, un être, singulier et qui se suffit à lui-même ; et on m’excusera de ne pas m‘attarder ici – je l’ai fait ailleurs, dans un essai de théologie naturelle – sur ce qu’est un être, mais c’est aussi un concept. À défaut de théologie, laissons cela à Robert Cheaib (mon dernier post), décalons donc notre regard sur le champ épistémologique.

Si Dieu est un concept, il existe donc comme tel, et je l’accepte donc, j’y crois. Spinoza, me semble-t-il, était sur cette ligne, ou plutôt y est venu à la fin de sa vie en écrivant son « Éthique, démontrée selon la méthode géométrique », c’est-à-dire en tirant sa logique, comme la corde d’une encre – le « e » de l’encre n’est pas ici une faute d’orthographe, un piège de l’homophonie – pour voir ce qu’elle pouvait lui ramener comme prises. Faut-il rappeler que ce que le philosophe nomme alors « méthode géométrique » est en fait une logique démonstrative (au sens mathématique du terme), une logique bâtie sur le principe de non-contradiction et le syllogisme, méthode réflexive qui requière tout l’arsenal de la logique : définition, postulats et axiomes, proposition, démonstration ? Et il écrivait donc en effet, s’éloignant de ses textes précédents où il rompait moins avec sa tradition familiale « Dieu, c’est-à-dire la nature », s’affirmant panthéiste, sans d’ailleurs utiliser ce mot qui n’existait pas encore, mais prenant le risque d’être plus simplement traité de « païen », justifiant le herem dont il avait été l’objet, et qui l’avait obligé à émigrer aux Pays-Bas et à y faire profil bas.

Restons donc sur cette idée de concept, et voyons, de manière consensuelle, de quoi Dieu peut être le nom. Pour Spinoza, un peu à la méthode Boudhiste, c’est le nom du « tout », ce qu’il appelle la nature. Et Robert Cheaib site une « anecdote hassidique » autant intéressante que drôle, tirée d’un ouvrage de M. Buber, et que je peux, puisqu’il le fait, retranscrire aussi et ainsi : un enfant est emmené par sa mère chez un prédicateur juif, un religieux itinérant chargé de transmettre l’enseignement de la Torah en se servant d’histoires édifiantes et de paraboles chargées de sens. Et on questionne l’enfant pour s’en amuser en lui disant : “Je te donne un florin si tu me dis où habite Dieu ». Et l’enfant, plus sage que l’adulte qui l’interroge, de répondre : « Et, moi, je t’en donne deux si tu me dis où il n‘habite pas ». Et si Dieu est partout, c’est peut-être parce que Dieu est le tout… Mais si on comprend l’excommunication de Spinoza, c’est que pour les judéo-chrétiens, si Dieu est dans sa création, il ne se confond pas avec elle ; pas plus que l’artiste qu’on reconnait dans toutes les parties de son œuvre qui gardent sa trace et témoignent de sa présence et de son génie créateur, ne peut être réduit et confondu avec son œuvre. Il habite une œuvre qui est sienne, mais qui n’est pas lui, et qu’il peut donc juger ou reprendre. Et ces deux définitions conceptuelles du Divin sont à la fois significativement différentes et complémentaires. Dans une conception théiste, cette distance entre le créateur et sa création le rend totalement inaccessible à ses créatures. Dans une conception plus panthéiste, nous sommes de fait en relation permanente avec le tout dont nous ne pouvons jamais être séparé. Mais laissons cela…

Car je veux donner une autre définition possible de ce concept, sans vraiment quitter Spinoza, à charge, pour chacun, de le concevoir comme il veut, soit de manière « physique », appréhendable par les outils de la logique géométrique et descriptible par ses lois de causalité, soit de manière morale, appréhendable par une approche éthique. Dieu, pour un « honnête homme », disons plus justement « pour un homme intègre », est l’idéal des justes, c’est-à-dire un principe d’amour de justice. Ce sont mes mots, peut-être une résurgence inconsciente de mes lectures de la patristique, car, gêné par les termes d’amour ou de charité, j’utilise plus volontiers celui de respect. Mais Spinoza lui-même écrit dans son « Traité théologico-politique », publié anonymement en 1670 – profil bas, disais-je – « Le Règne de Dieu est établi où la justice et la charité ont force de droit et de commandement […] Et que Dieu enseigne et commande le vrai culte de la justice et de la charité par la Lumière Naturelle ou par la Révélation, cela ne fait à mes yeux aucune différence ; peu importe comment ce culte est révélé, pourvu qu’il ait le caractère de droit souverain et soit la loi suprême des hommes ». Et, s’il assimile ici le culte à une éthique, et nullement à un rite, j’aime aussi sa remarque qui renvoie dos-dos philosophie et religion, raison et passion, conscience individuelle et morale collective. Et si je me suis permis au long (assez court) de ces deux chroniques, quitte à passer pour un idiot, de prendre à témoin un homme aussi éminent que Robert Cheaib, moi qui ne pèse rien à côté de lui, c’est que Spinoza écrit au début de ce même texte que « Dieu déteste les sages. Ce n’est point dans nos âmes qu’il a gravé ses décrets, c’est dans les fibres des animaux. Les idiots, les fous, les oiseaux, voilà les êtres qu’il anime de son souffle et qui nous révèlent ses décrets ».

Et je ne peux conclure sur ce concept d’idéal d’amour – ou de respect –, qu’en évoquant la figure mythologique du Christ. C’est une image si radicale, si forte, qu’il peut se prétendre, en tant que modèle idéalisé et purifié de l’exaltation de la justice, fils de Dieu, comme on se prétendrait engendré par l’idée, produit du principe d’amour et de justice, et forgé au feu du mal radical de l’absolue injustice, de la mise à mort ignoble de l’innocence. Et si Jésus peut se dire fils de Dieu, après s’être longtemps prétendu fils de l’homme, c’est qu’il le devient, de manière symbolique et évidente, sur la croix. Cette passion, dont les chercheurs continueront longtemps à discuter l’historicité, reste donc à la fois une tragédie humaine symbolique, donc exemplaire, mais aussi l’héritage le plus précieux de l’Occident, comme modèle d’homme à méditer. Et c’est un laïc qui l’écrit ici. Le Christ étant le modèle d’une radicalité d’un engagement laïc et libertaire qui ne répond – puisqu’au bout du compte, il n’arrive pas à sauver l’homme ou à détourner l’humanité du mal – qu’à un souci d’intégrité morale.