Sans doute suis-je d’un naturel pessimiste ; sans doute suis-je coutumier de certaines outrances, car je crois à la vertu pédagogique de la force du trait, et il faut parfois élever la voix ou durcir le ton pour être entendu dans une société marchande où nous sommes dressés à vivre distraits par des bruits de fond qui empêchent notre concentration et émoussent notre sensibilité aux phénomènes de la vie. Quand même !
Nous avons eu la preuve par Auschwitz et Hiroshima que l’intuition d’Héraclite était juste quand il pensait l’unité des contraires : le jour et la nuit, ou la lumière et l’obscurité ne sont pas des concepts opposés et dissociables ; le jour est inconcevable sans la nuit et l’un et l’autre constituent la même unité sémantique, et c’est le jour-nuit qui est donc, plus justement, concept dual mais indissociable – unité des contraires. C’est pourquoi tout progrès est aussi regrès, et que la question métaphysique de l’existence du mal peut se résoudre mêmement de manière Spinoziste ou Kantienne, par la négation du Mal comme réalité morale, ou bien par l’hypothèse de l’existence de Dieu. Car dans cette seconde approche, la question ne peut être alors que celle de l’existence du concept dual du bien-mal, autrement nommé morale transcendantale, c’est-à-dire résolue par l’existence d’une intelligence téléologique, un téléologos, ce qu’il est convenu d’appeler Dieu. Pure tautologie.
L’Histoire au sens où les marxistes l’entendent, n’existe pas, si ce n’est dans la nécessaire corruption des choses, dans la nécessaire décadence des civilisations ; et le temps historique n’est, dans sa structure, ni continu ni régulier, ni par ailleurs dans sa trajectoire, linéaire ou circulaire. Il n’y a pas de sens historique mais des volontés humaines qui se heurtent et s’opposent à des phénomènes dont il est vain de chercher à distinguer les dimensions naturelles ou artificielles – car l’homme fait partie de la nature et je me demande parfois pourquoi l’action de l’homme n’est pas considérée comme naturelle alors que celle de l’abeille ou du castor le serait ; il n’y a pas de fatum, mais des concaténations trop complexes pour être prédites ou comprises autrement qu’après coup. Il n’y a que de la vie et de la mort – concepts indissociables –, du désir et de l’entropie. Il n’y a ni passé, ni présent, ni futur, autrement que sur le registre de l’invention. Le passé n’existe que sous la forme d’un souvenir mensonger, le présent n’a ni épaisseur ni existence, le futur est un fantasme.
Et notre monde occidental est décadent ; et qu’est-ce qu’est que la décadence si ce n’est la pourriture d’une civilisation.
Notre sympathique et confortable planète bleue a nourri de nombreuses civilisations : Sumer, Babylone, l’Egypte, la Perse, la Grèce, l’empire Romain, l’Europe chrétienne, l’Occident judéo-chrétien, mais aussi les civilisations précolombiennes ou amérindiennes, et bien d’autres – l’Atlantide peut-être. Toute civilisation est destinée à naître comme un feu qui couvait projette vers le ciel ses premières flammèches, puis à s’embraser, à devenir la lumière du monde, ou d’un monde. Puis cette lumière faiblie et finit par s’éteindre, quelquefois soufflée par un courant d’air violent. Ou si l’on préfère cette autre métaphore, comme les organisations biologiques elles connaissent une jeunesse, une phase de maturité, puis elles pourrissent et disparaissent pour être remplacées par d’autres civilisations qu’elles qualifient avant de mourir de barbares. La décadence, c’est cette fin de cycle, descendante, ou le souvenir d’un passé lumineux n’est plus qu’une caution, un prétexte, une excuse à l’inaction.
Et nous sommes entrés dans cette phase descendante, et le nihilisme que l’on voit partout à l’œuvre n’est que la forme morale de cette décadence. Et le vingtième siècle qui n’est plus aura été, avec les camps et la bombe, le siècle du nihilisme que Nietzsche prophète annonçait.
Pourquoi évoquer tout cela, et la question morale et cette conviction que l’histoire marche avec les hommes qui la portent sur leur dos, et aussi que nous sommes dans une période critique de décadence ? Parce que j’ai la conviction que sommes aujourd’hui au terme de quelque chose, ou possiblement, au début d’autre chose, et que nous n’avons aujourd’hui que deux voies possibles. Soit jouir en attendant que tout sombre, consommer, se gaver jusqu’au dégout, et tant pis pour ceux qui suivent ; soit travailler, sans trop d’illusion, à retarder l’inévitable, ou à laisser dans l’histoire des civilisations un souvenir fertile pour des générations futurs. Après tout, le legs grec reste pour nous un trésor inépuisable.
Il faut donc faire de la politique pour échapper au nihilisme, et essayer de tout réinventer ; c’est le pari du développement durable – et si j’utilise cette formule que je n’aime pas, c’est dans l’attente et l’espoir qu’elle soit remplacée par une autre, car je n’aime ni l’idée de développement, ni la perspective de durer. Nous devons donc réinventer le monde, ou accepter, passifs, de le voir mourir. Et notre système ne peut être réformé. Il faut donc déjà, ici, si l’on veut survivre comme nation – mais ce concept est sans doute déjà dépassé –, comme peuple, comme partie de l’humanité, si l’on veut conserver nos valeurs, il faut donc, tout changer, radicalement. Je ne sais si Dieu est mort ou si l’histoire est arrivée à son terme ; mais je sais que nous devons tout reprendre, tout reconsidérer, sans tabous. Si nous ne changeons pas, nous serons dans une impasse et nous subirons la loi des plus forts, des barbares, et notre monde sombrera. Et je crois que ce projet ne peut être qu’un projet politique, au premier sens du terme. Et je fais, moi, le pari que je ne justifierai pas ici – d’ailleurs tout n’est pas justifiable : comment justifier une préférence, un goût, un penchant, un choix ? – de la démocratie. Et dans tous les textes que je produis, à l’image de Spinoza écrivant « Dieu, c’est-à-dire la nature », je pourrais dire comme une antienne « la démocratie, c’est-à-dire la laïcité » comme je pourrais pareillement incanter « la démocratie, c’est-à-dire le refus du sacré, ou le refus de la relation dominants-dominés ».
Nos systèmes démocratiques occidentaux nous ont menés dans une impasse, car ces systèmes pèchent de ne pas être démocratiques et d’avoir été conçus pour éviter absolument la démocratie. Aujourd’hui, si l’on veut se donner les moyens de changer les choses, il faut rénover profondément ce système, et démocratiser le pouvoir. Je défends ici cette thèse, en gardant comme perspective de répondre aux vraies demandes des hommes et des femmes d’aujourd’hui.