Archives par étiquette : Dieu

Progrès et laïcité

Sans nécessairement prolonger mes deux dernières chroniques, qui d’ailleurs n’en faisaient qu’une, je veux évoquer la laïcité, bien que j’en ai souvent parlé ici.

On ne peut réduire la laïcité à un concept contemporain, national, qui serait né au début du XXe siècle, créé par notre Troisième République dans la suite logique de notre Révolution : déchristianisation à compter de 1792 – avec comme point d’orgue, en 1793, la Fête de la Raison à Notre-Dame –, mais restauration religieuse avec le concordat de 1802 – la grand-messe à Notre-Dame à laquelle assista le Premier Consul le 18 avril –, un siècle plus tard la loi de décembre 1905 garantissant la liberté de culte et confirmant la séparation de l’État et des églises chrétiennes et juives… Cette séparation, comprise le plus largement possible, comme un divorce, ayant été refusée par principe par l’Église. Mais ce mouvement de séparation des ordres religieux et laïc était plus ancien, et a constitué le cadre de notre modernité. À son terme – mais n’est-ce pas présomptueux de parler de terme pour un mouvement qui n’a pas été au bout de sa logique, notamment en séparant le culturel et le cultuel –, ce sont deux visions du monde qui se trouvent séparées. L’une, plus ancienne, était celle des monarchies de droit divin, et est restée celle défendue par les religions (y compris de certaines religions prétendument laïques : nazisme, stalinisme, maoïsme… et d’une certaine manière l’humanisme…). L’autre est devenue la vision officielle de l’État républicain moderne. Mais ces deux visions documentées par des livres que je voulais aussi évoquer, restent symboliques, et ont surtout deux sources différentes : pour l’une la révélation prophétique, et pour l’autre, les lumières de l’entendement. D’un côté la foi vécue parfois dans la passion, de l’autre, la froide raison, avec parfois toutes ses dérives déshumanisantes. 

En Occident judéo-chrétien, la vision religieuse a été mise en forme programmatique par la création d’un Livre qui devait faire la synthèse de ce que les hommes devaient connaître (et le Coran a fait de même, mais de manière moins inspirée, sans poésie) : création du monde et de l’homme (métaphysique, anthropologie, téléologie), histoire, morale, éthique et hygiène de vie. Ce texte (La Thora), écrit principalement en Hébreu, a connu successivement une adaptation grecque (la Septante), puis une traduction en latin (la Vulgate), avant d’en connaitre bien d’autres dans toutes les langues de Babel. La Bible a longtemps été le seul livre vraiment édité et diffusé en Occident, avec ses commentaires, au point d’inventer le concept de bibliothèque. Et s’il y eut un Ancien et un Nouveau Testament, la patristique, puis la scolastique, ont produit beaucoup d’autres discours sur le monde, ses origines, sa finalité.

La vision laïque s’est aussi développée à partir de plusieurs textes qui ont heurté frontalement les religieux. Galilée, en 1632, avec son « Dialogue sur les deux principaux systèmes du monde », attaque le premier la métaphysique biblique, en donnant raison à l’héliocentrisme de Copernic contre le géocentrisme d’Aristote. Il sera d’ailleurs, très logiquement, arrêté par l’Inquisition, emprisonné, jugé pour hérésie et devra renier ses conclusions pour ne pas être brûlé vif. Cinq ans plus tard, Descartes publiera son « Discours de la méthode » qui, sans renier sa foi en Dieu, opposera les enseignements religieux au « bon sens », à ce qu’il nomme par ailleurs « la raison ». On peut aussi citer, toujours à la même époque, « Le Léviathan » de Hobbes, publié en 1651, et d’autres ouvrages majeurs, jusqu’à « la Philosophie zoologique » de Jean-Baptiste de Lamarck, bien plus tard, en 1809. Ce texte clôturera ces deux siècles (XVIIe et XVIIIe) des Lumières.  C’est le premier biologiste, revendiqué comme tel, qui inspirera notamment Darwin et qui oppose à la métaphysique religieuse des théories naturalistes de l’évolution (ou physicalistes).

Et on notera que si ces scientifiques remettent tous profondément en cause la vision religieuse retranscrite dans la bible, aucun n’abjure sa foi ou se déclare athée – tout au plus, pourront-ils être considérés comme déistes, ou panthéiste. Lamarck considérant par exemple Dieu comme « auteur sublime de la nature ». Et Rousseau, comme Voltaire qui utilise l’analogie horlogère, ne dira pas autre chose.

Mais, ce sur quoi je voulais insister, c’est sur deux points qui apparaissent particulièrement dans le Léviathan, livre très long, qui puise abondamment dans le texte testamentaire et dont le titre renvoie directement au « Livre de Job ». Aucun de ses textes ne conteste l’existence de Dieu et ne peut être considéré comme un essai théologique. Mais, de manière implicite, ils plaident tous pour la reconnaissance, dans l’espace public, d’une vérité fragile qui ne procède d’aucune révélation invérifiable, mais d’une démarche rationnelle, scientifique, qui s’appuie sur une méthode apriorique (le doute critique) et une méthodologie qui sera longtemps qualifiée de « géométrique », car, comme la physique a longtemps été réduite à ce que l’on nommait sous l’antiquité « météorologie », c’est-à-dire science des météores, des astres, cette physique constatait que tout était mouvement de corps, et donc transcriptibles en points (un corps étant ce qui occupe, à un certain moment, un espace), et en traits (un mouvement suivant une ligne droite ou courbe, et les astres sur leurs orbites semblant tracer dans le ciel des cercles). Ce pourquoi, Spinoza en publiant son « Éthique » en 1677 – en réalité son ouvrage est publié à sa mort – il le sous-titre « Ordine Geometrico Demonstrata », c’est-à-dire « démontrée suivant l’ordre des géomètres », ou « démontrée suivant la méthode géométrique ». On remarquera encore que si ce texte est écrit en latin, ce philosophe est quasiment le seul, à cette époque, à ne pas rompre avec la langue de l’église de Rome, en choisissant la langue vulgaire de son époque et de son pays : Le Français pour Descartes, l’Anglais pour Hobbes, etc.

Mais je voudrais aussi faire un dernier parallèle entre ces deux approches, religieuse et laïc, et précisément sur l’autorité, celle des religions et celle de l’État. Elles doivent tout, l’une comme l’autre, à une fiction. Pour les religions, l’existence d’un Dieu, tel qu’elles le conçoivent, et d’une supposée relation à l’homme (peuple élu, médiation prophétique, intervention de Dieu dans la vie des hommes, sacralisation, martyrologie). Pour l’État laïc, l’existence du Peuple (bien défini par Rousseau), c’est-à-dire d’une volonté commune suffisamment affirmée pour abandonner sa souveraineté au profit d’une organisation produite par un contrat et constituée civilement. Et l’existence de ce Peuple est d’autant plus symbolique qu’il ne se constitue comme souverain que pour abandonner sa souveraineté. Et, en opposant le parlementarisme et la démocratie, Rousseau le dit assez bien, lui qui pourtant est celui qui justifie le mieux cette fiction : « Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien ». Ce qu’il dit là, c’est que le Peuple n’est libre et souverain que le temps d’abandonner sa souveraineté, que pour déléguer ce qui fait son essence. Il n’est Peuple que pour pouvoir cesser de l’être, le temps d’abandonner sa vie, et se trouve miraculeusement ressuscité, pour un temps court, à chaque élection.

En conclusion, mais sans doute aurais-je l’occasion de revenir sur le Léviathan, on ne peut dater la laïcité au 9 décembre 1905, la fonder sur une loi qui ne fonde rien. D’ailleurs, ni le mot laïcité ni le mot laïc n’apparaissent dans ce texte. Et si le mot est bien contemporain, en devenant rapidement un principe républicain de notre troisième république, puis des Quatrième et Cinquième, la chose qu’il qualifie est plus ancienne, à savoir d’une part la distinction entre la foi qui appartient aux consciences individuelles – ce qui est d’ailleurs assez chrétien et peu musulman, considérant que Dieu a une relation singulière et directe avec chaque homme qui souhaite, par la prière, entrer en contact (amoureux) avec lui, et les religions qui sont de l’ordre d’une adhésion collective ou communautaire –  et d’autre part le droit civil, du fait que l’État qui doit gérer une société qui peut être multiculturelle, n’adhère ni ne privilégie aucune religion, s’en tenant à l’état de la science tel qu’il peut l’appréhender, et met ses lois républicaines et les impose au-dessus des lois religieuses.

Et cette logique conduit, ce qui n’est pas clairement exprimé pour ménager les uns et les autres, à l’expulsion des religions de l’espace public, et leur relégation dans les sphères privées ou les espaces publics consacrés (églises, temples, mosquées, pagodes, monastères, etc.)

Suite

Si la question de croire ou de ne pas croire se pose – après tout, à défaut de se poser, il nous est toujours possible de nous la poser, ou de la poser à d’autres, l’essentiel est de savoir, si l’on croit, à quoi l’on croit au juste.

Dieu est sans doute, pour certains, un être, singulier et qui se suffit à lui-même ; et on m’excusera de ne pas m‘attarder ici – je l’ai fait ailleurs, dans un essai de théologie naturelle – sur ce qu’est un être, mais c’est aussi un concept. À défaut de théologie, laissons cela à Robert Cheaib (mon dernier post), décalons donc notre regard sur le champ épistémologique.

Si Dieu est un concept, il existe donc comme tel, et je l’accepte donc, j’y crois. Spinoza, me semble-t-il, était sur cette ligne, ou plutôt y est venu à la fin de sa vie en écrivant son « Éthique, démontrée selon la méthode géométrique », c’est-à-dire en tirant sa logique, comme la corde d’une encre – le « e » de l’encre n’est pas ici une faute d’orthographe, un piège de l’homophonie – pour voir ce qu’elle pouvait lui ramener comme prises. Faut-il rappeler que ce que le philosophe nomme alors « méthode géométrique » est en fait une logique démonstrative (au sens mathématique du terme), une logique bâtie sur le principe de non-contradiction et le syllogisme, méthode réflexive qui requière tout l’arsenal de la logique : définition, postulats et axiomes, proposition, démonstration ? Et il écrivait donc en effet, s’éloignant de ses textes précédents où il rompait moins avec sa tradition familiale « Dieu, c’est-à-dire la nature », s’affirmant panthéiste, sans d’ailleurs utiliser ce mot qui n’existait pas encore, mais prenant le risque d’être plus simplement traité de « païen », justifiant le herem dont il avait été l’objet, et qui l’avait obligé à émigrer aux Pays-Bas et à y faire profil bas.

Restons donc sur cette idée de concept, et voyons, de manière consensuelle, de quoi Dieu peut être le nom. Pour Spinoza, un peu à la méthode Boudhiste, c’est le nom du « tout », ce qu’il appelle la nature. Et Robert Cheaib site une « anecdote hassidique » autant intéressante que drôle, tirée d’un ouvrage de M. Buber, et que je peux, puisqu’il le fait, retranscrire aussi et ainsi : un enfant est emmené par sa mère chez un prédicateur juif, un religieux itinérant chargé de transmettre l’enseignement de la Torah en se servant d’histoires édifiantes et de paraboles chargées de sens. Et on questionne l’enfant pour s’en amuser en lui disant : “Je te donne un florin si tu me dis où habite Dieu ». Et l’enfant, plus sage que l’adulte qui l’interroge, de répondre : « Et, moi, je t’en donne deux si tu me dis où il n‘habite pas ». Et si Dieu est partout, c’est peut-être parce que Dieu est le tout… Mais si on comprend l’excommunication de Spinoza, c’est que pour les judéo-chrétiens, si Dieu est dans sa création, il ne se confond pas avec elle ; pas plus que l’artiste qu’on reconnait dans toutes les parties de son œuvre qui gardent sa trace et témoignent de sa présence et de son génie créateur, ne peut être réduit et confondu avec son œuvre. Il habite une œuvre qui est sienne, mais qui n’est pas lui, et qu’il peut donc juger ou reprendre. Et ces deux définitions conceptuelles du Divin sont à la fois significativement différentes et complémentaires. Dans une conception théiste, cette distance entre le créateur et sa création le rend totalement inaccessible à ses créatures. Dans une conception plus panthéiste, nous sommes de fait en relation permanente avec le tout dont nous ne pouvons jamais être séparé. Mais laissons cela…

Car je veux donner une autre définition possible de ce concept, sans vraiment quitter Spinoza, à charge, pour chacun, de le concevoir comme il veut, soit de manière « physique », appréhendable par les outils de la logique géométrique et descriptible par ses lois de causalité, soit de manière morale, appréhendable par une approche éthique. Dieu, pour un « honnête homme », disons plus justement « pour un homme intègre », est l’idéal des justes, c’est-à-dire un principe d’amour de justice. Ce sont mes mots, peut-être une résurgence inconsciente de mes lectures de la patristique, car, gêné par les termes d’amour ou de charité, j’utilise plus volontiers celui de respect. Mais Spinoza lui-même écrit dans son « Traité théologico-politique », publié anonymement en 1670 – profil bas, disais-je – « Le Règne de Dieu est établi où la justice et la charité ont force de droit et de commandement […] Et que Dieu enseigne et commande le vrai culte de la justice et de la charité par la Lumière Naturelle ou par la Révélation, cela ne fait à mes yeux aucune différence ; peu importe comment ce culte est révélé, pourvu qu’il ait le caractère de droit souverain et soit la loi suprême des hommes ». Et, s’il assimile ici le culte à une éthique, et nullement à un rite, j’aime aussi sa remarque qui renvoie dos-dos philosophie et religion, raison et passion, conscience individuelle et morale collective. Et si je me suis permis au long (assez court) de ces deux chroniques, quitte à passer pour un idiot, de prendre à témoin un homme aussi éminent que Robert Cheaib, moi qui ne pèse rien à côté de lui, c’est que Spinoza écrit au début de ce même texte que « Dieu déteste les sages. Ce n’est point dans nos âmes qu’il a gravé ses décrets, c’est dans les fibres des animaux. Les idiots, les fous, les oiseaux, voilà les êtres qu’il anime de son souffle et qui nous révèlent ses décrets ».

Et je ne peux conclure sur ce concept d’idéal d’amour – ou de respect –, qu’en évoquant la figure mythologique du Christ. C’est une image si radicale, si forte, qu’il peut se prétendre, en tant que modèle idéalisé et purifié de l’exaltation de la justice, fils de Dieu, comme on se prétendrait engendré par l’idée, produit du principe d’amour et de justice, et forgé au feu du mal radical de l’absolue injustice, de la mise à mort ignoble de l’innocence. Et si Jésus peut se dire fils de Dieu, après s’être longtemps prétendu fils de l’homme, c’est qu’il le devient, de manière symbolique et évidente, sur la croix. Cette passion, dont les chercheurs continueront longtemps à discuter l’historicité, reste donc à la fois une tragédie humaine symbolique, donc exemplaire, mais aussi l’héritage le plus précieux de l’Occident, comme modèle d’homme à méditer. Et c’est un laïc qui l’écrit ici. Le Christ étant le modèle d’une radicalité d’un engagement laïc et libertaire qui ne répond – puisqu’au bout du compte, il n’arrive pas à sauver l’homme ou à détourner l’humanité du mal – qu’à un souci d’intégrité morale.    

Un livre à méditer

Le théologien Robert Cheaib a cette formule douloureuse dans « Au-delà de la mort de Dieu » : « Concevoir l’existence comme de simples traces laissées sur le sable et sitôt effacées par les vagues, ou être convaincu que « nous sommes nés et vivrons à jamais », n’est assurément pas la même chose ». Et je voulais lui donner ici raison. Et affirmer aussi, pour éviter tout malentendu de la suite de mon propos, toute l’admiration et la sympathie que j’ai pour lui ; mais aussi du respect pour ce qu’il considère être sa mission.

Il est jeune, a déjà réussi, et les vagues générationnelles n’effaceront pas l’empreinte de ses pas dans le sable mouvant du présent. Quant à moi, je suis déjà âgé et j’ai perdu tout espoir de réussite. Pourtant, j’aurais voulu, dans le prolongement de Nietzsche qu’il cite souvent, moi, dérisoire poussière, éphémère étincelle en queue de comète, développer une philosophie précisément pour ceux qui « conçoivent l’existence comme de simples traces laissées sur le sable et sitôt effacées par les vagues » ; car c’est à eux qu’il faut venir en secours, afin de les aider à ne pas sombrer dans le nihilisme, précisément ce que Nietzsche s’est esquinté à faire. Mais, de ce que j’ai pensé, écrit, aimé, été, il ne restera rien. Mais qu’importe… de vagues souvenirs chez des gens qui les emporteront dans la tombe, si peu de temps après ma mort.

La question n’est pas de croire ou pas, car le même doute, Robert Cheaib le rappelle justement, habite tous les croyants, qu’ils croient en l’existence d’un dieu – dont le vrai mystère est sa nature –, ou qu’ils croient, sur le même registre, que Dieu n’existe pas. C’est, je le redis, conscient que nos actes individuels seront sans conséquence, comment trouver encore en soi les forces de préserver notre intégrité morale ? Sachant que la question de la foi est bien celle de l’espoir : l’illusion réconfortante d’être sauvé, préservé de la pourriture, d’avoir un avenir, si possible radieux comme une aube printanière. Vivre sans espoir de lendemains qui chantent, accepter la perte irréparable de ce que l’on aimait, entreprendre encore et toujours sans espoir de réussir ou de changer le cours funeste des choses, persévérer malgré les échecs, les remarques des gens qui vous disent que, compte tenu de votre âge, on ne peut plus miser sur vous, accepter « l’absence » de Dieu, son retrait, son silence, et se lever encore comme un arbre aux bois secs face à la tempête qui brouille et noircit l’horizon, se conformer à une éthique qui se cherche encore « au-delàs du bien et du mal », c’est une posture qui mériterait bien l’assistance, le soutient moral, le respect, un peu d’amour. Je sais qu’ « amour » est un mot qui  résonne aux oreilles de notre théologien.

Naturalisme, matérialisme et rationalisme.

Je découvre tardivement un magazine bimestriel qui m’arrive dont je ne sais où, comme tombé du ciel. Il affiche en gros caractères blancs sur fond rouge le titre de « CLES » et l’exemplaire que je feuillette semble être le quatre-vingt-sixième numéro. C’est une composition surprenante, riche et glacée, plutôt féminine, entre mode et philo/psycho.

Le titre de cette parution m’étonne un peu : « Par quoi remplacer Dieu ? ». Il me semblait que Nietzsche, annonçant la mort de Dieu, avait répondu à cette question : par rien… Ou du moins, surtout rien du même ordre.

Je lis l’édito qui me déçoit quelque peu, et un autre article, lui aussi de Jean-Louis Servan-Schreiber, qu’il titre : « Après Dieu, la tentation religieuse demeure ». J’aurais pu, pareillement, et comme pour faire pendant à cet article par un autre composé sur le ton prophétique, proposé un texte que j’aurais intitulé : « Après la fin des religions, la tentation de Dieu demeure ».

Et puis d’autres articles qui nous invitent à la réflexion philosophique, intercalés entre des pubs de mode. Et ce choix de proposer sur un papier glacé couteux, la promotion du luxe extrême – des jolies femmes promouvant fringues de haute couture, sacs à main, bijoux et parfums –, côtoyant une invite à la vie spirituelle et une réflexion sur la sagesse, m’étonne un peu. C’est bien dans l’air du temps. Mais pourquoi pas ? Je lis une chronique de Roger-Pol Droit dont je retrouve toujours avec plaisir, ici ou là, les contributions ; C’est un homme bien, un véritable ami de la sagesse, cultivé, pédagogue. Et puis il est gentil, poli. Ce n’est pas un allumé du bocal, un mécréant enragé. Et je m’attarde aussi sur un long article d’André Comte-Sponville, philosophe authentique dont je lis toujours les textes avec attention et plaisir. Il y présente sa métaphysique qu’il résume par trois formules qu’il développe : naturalisme, matérialisme, rationalisme. Et j’aimerais ici faire écho à ce qu’il en dit, à sa façon de définir ces doctrines, et de se définir par ces doctrines.

Il définit le naturalisme comme « toute doctrine pour laquelle la nature, prise au sens large, est l’unique réalité ». Pour ses tenants, le surnaturel n’existe donc pas. Il nous rappelle que c’est la position des épicuriens, mais aussi de Spinoza, de Diderot, ou de Marx. C’est effectivement, à la fois la position de ceux qui croient que Dieu n’existe pas, et de ceux qui croient que Dieu existe, mais n’est pas extérieur à sa création, ou dissociable d’elle. Comme l’écrivait Spinoza « Deus sive Natura » – « Dieu, c’est-à-dire la nature », mais il faudrait sans doute aussi distinguer chez le philosophe de l’Ethique, nature « naturante » et nature « naturée ». Où l’on voit que si l’on veut opposer les conceptions métaphysiques, la ségrégation entre croyants et athées n’est pas toujours la plus pertinente.

Pour définir le matérialiste, c’est un peu plus compliqué. Il se définit par son refus d’envisager la pensée « indépendamment de la matière », alors que son contradicteur spiritualiste envisage une indépendance substantielle de la pensée (Voir l’école platonicienne et la métaphysique monothéiste).  Pour lui, l’âme, l’esprit, n’ont pas d’existence propre, donc ne peuvent perdurer au-delà de la corruption des corps, ou vivre dans les limbes en attente d’une possible incarnation. C’est le cerveau qui pense, et dès qu’il cesse de fonctionner, les pensées cessent d’être produites – comme un oued tari par une trop longue sècheresse. Comte-Sponville nous rappelle que cette position qui est la sienne et celle d’Epicure[1], n’était pas défendue par Spinoza, qui considérait l’existence d’une « surface pensante ». Mais on aborde là une question extrêmement difficile, qui est celle de la nature du discours considéré comme ordonnancement de représentations. Dès lors qu’il est produit objectivement, je veux dire, dès qu’il objectivable comme discours, quel statut ontologique lui donner ? La pensée est un flux – flux cohérent de données – et ce flux qui est structuré symboliquement par un langage formel – langage scientifique, mathématique, lexical – devient discours. Et l’on conçoit bien que ce flux, ce champ, a besoin pour exister, pour être opérant, d’être généré, ou supporté matériellement, soit dans sa dynamique, soit figé dans la forme qui l’a vu naître. Le cerveau, sous forme de matière grise, est ce générateur ; mais ne peut-on considérer que la matière élémentaire l’est aussi ? Et ce discours, dont l’essence est formelle, perdure au-delà de l’extinction de ce qui l’a généré, donc acquière une existence propre – La Joconde continue d’interpeler de son sourire énigmatique le passant, bien longtemps après la mort de Vinci. Que nous dit Spinoza ? Qu’on ne peut séparer, bien qu’il les distingue, surface étendue et surface pensante, car ce ne sont que deux modes d’être. Le corps est un mode de l’étendue, et l’esprit un mode de la pensée. Les choses de la nature sont donc des modes d’expression de la substance, car il n’existe qu’une substance, sous différentes formes dans lesquelles elle se module. Dans cette conception pas toujours facile à suivre, chaque chose peut être décrite par ses attributs qui caractérisent autant d’essences. Et nous ne connaissons que deux attributs, la pensée et l’étendue (l’immatériel et le matériel). Pour Spinoza la pensée n’est donc pas seconde, produite par, résultante d’un flux, donc détachable de la matière, c’est une autre façon d’appréhender la substance. Et je me dis que si l’on opère un léger glissement sémantique, en considérant la pensée sous la forme de la volonté, pour reformuler dans un langage modernisé le panthéisme spinoziste, on est très proche de la métaphasique de Schopenhauer ; et que cette filiation est essentielle : De Giordano Bruno, à Spinoza, Schopenhauer et Nietzsche ; même si chacun a développé sa propre vision du monde, non pas « comme », mais « à partir de » – Et j’entends bien que Spinoza prolonge d’abord Descartes.

Mais deux questions me travaillent : la matière peut-elle penser et la matière est-elle, plus fondamentalement, substance étendue ou pensante. Sur le premier point, et je rappellerais la belle formule de Schopenhauer « Si vous ne savez pourquoi la matière peut tomber à terre, vous ne savez pourquoi elle peut aussi penser », les matérialistes répondent que c’est la matière organisée (la matière grise) qui pense. En d’autres termes, la pensée serait le résultat d’une organisation particulière de la matière, son organisation la plus complexe, la plus élevée dans l’échelle des valeurs – la pensée devenant le processus relationnel le plus élaboré. Et les matérialistes nous renvoient aux neurosciences qui conforteraient leur position. Mais qu’en est-il de la matière élémentaire ? Regardons donc aussi du côté de la physique des particules. On sait depuis Leucippe et Démocrite, que la matière est constituée d’atomes qui flottent, ou « tombent dans le vide ». Mais la science a depuis rompu ces insécables : l’électron, le noyau atomique, les quarks… mais qu’en est-il de la nature substantielle de ces grains de matière ? De quoi sont-ils constitués ? Peut-on encore parler de matière ? Je pense qu’à un certain niveau d’observation, la notion traditionnelle de matière considérée comme substance étendue, donc comme « corps » descriptible par ses caractères géométriques, n’est plus pertinente ; et qu’il faut alors parler de grains d’énergie, de forces, de volonté, de pensée. Et si ce dernier terme ne convient pas, admettons que la matière ne peut plus être considérée ni comme surface étendue, ni comme surface pensante, à moins que ces modes, soient des modes d’observation, à une certaine échelle ; mais ces modes d’observation sont ceux du vulgaire, mais plus vraiment du scientifique.

Terminons par le concept de rationalisme. Comte-Sponville nous invite déjà à distinguer ce qui est rationnel et ce qui est raisonnable. Mais il convient aussi de distinguer les causes et les raisons : la cause étant ce qui explique a priori l’effet, considérant que le monde des phénomènes est le champ d’expression des causalités ; la raison, étant, à l’inverse, ce qui appelle le phénomène, ce qui le justifie a posteriori. Il y a donc, considéré suivant la logique des flux, inversion des dynamiques, des concepts : l’un étant poussant – la cause produisant l’effet « devant elle » –, l’autre étant tirant – la fin appelant ses moyens. Mais, le plus important étant, qu’accepter qu’il puisse y avoir une raison aux choses qui adviennent comme elles adviennent, c’est surtout accepter une axiologie de l’univers.

Qu’est-ce que cela veut dire, au bout du compte ? Que si le monde obéit à ses lois (causalité), ces lois sont cohérentes, et il faut bien considérer, pour peu que l’on adhère à une forme de rationalisme, que parmi les principes cosmologiques de l’univers, on puisse discerner, non seulement un principe de cohérence, mais encore un principe d’harmonie. Ce que je nomme la Morale, et que je ne confonds pas avec la moraline bourgeoise.



[1]. Lucrèce, épicurien, disait que le corps est le lieu des flux, et il considérait dans le même concept le fait de se nourrir (manger et déféquer), ou de penser.