Peut-on encore parler de démocratie quand l’immense majorité des décisions qui concernent notre vie quotidienne est prise par des fonctionnaires de l’ombre ?
Ça me démangeait trop pour que je n’en parle pas. Nous sommes effectivement dans une impasse politique dont je ne vois pas comment nous pourrions sortir. Mais, après tout, je connais des gens qui habitent une impasse et s’y sentent bien, car peu de choses s’y passent.
Résumons plus d’un demi-siècle de politique française. En 1958, pour sortir d’une période de crise, les Français ont accepté de basculer dans une dictature démocratique – une dictature au sens romain du terme. Mais sans doute faut-il déjà expliquer ce concept. Lorsque la République romaine, dont on sait qu’elle a su faire fonctionner une forme de démocratie, était confrontée à une crise majeure, existentielle, le Sénat (ou les consuls) nommait un dictateur qui, sans remettre en cause les institutions, recevait tous les pouvoirs pour régler, en un temps donné, cette crise. Puis, sa mission accomplie, ce dictateur, en général un général (ou un ancien consul) pour une crise qui était souvent une guerre, rendait au Sénat le pouvoir qu’il avait reçu. C’est un peu ce qu’avait imaginé Charles de Gaule, pour un pouvoir reçu du Peuple ; et il avait choisi un mandat original de sept ans ; renouvelable une fois. C’était moins de six mois pour les premières dictatures romaines.
Mais le général ayant disparu, ce système perdura, même s’il fut plusieurs fois corrompu ; par Mitterrand, puis par Chirac. Mais, dans cette période, si l’on pouvait parler de démocratie française, il fallait la voir comme une dictature de la majorité, avec un chef se conduisant comme un monarque républicain, jupitérien. Et tout cela supposait une majorité capable de s’incarner dans un chef légitimé par l’élection présidentielle, exerçant la dictature au nom de sa majorité.
Or, il n’y a plus de majorité absolue. Et plus de possibilité avant longtemps de faire fonctionner de manière républicaine cette dictature. Nous sommes donc condamnés, à moins d’un changement de système, donc de constitution, à l’impuissance, au chaos. Car ces nouveaux équilibres politiques nous imposent, comme dans de nombreux pays occidentaux, une démocratie parlementaire où les députés, sur des programmes, des projets, des lois trouvent des majorités de circonstances. Mais ce n’est pas notre culture ; et changer de système supposerait une crise encore plus profonde que celle que nous connaissons aujourd’hui et des hommes et des femmes décidés à imposer un changement radical et salutaire.
Et quitte à changer de système, comme on change d’époque, on pourrait aussi construire un nouveau modèle démocratique plus authentique, plus direct, qui oblitérerait totalement ces cadres de majorité absolue ou relative. Mais, pour espérer de telles novations, de tels changements de paradigmes, encore faudrait-il que nous ayons en France des hommes et des femmes d’état. Je n’en vois pas. Ce qui ne veut pas dire que nous n’en ayons pas, c’est, plus justement, que notre système technobureaucratique pourri par la com ne leur permet pas de sortir du bois.
Un dernier mot… Un journaliste s’inquiétait que le pouvoir du législatif (le parlement) devienne supérieur à celui de l’exécutif (le gouvernement). Mais n’est-ce pas cela la démocratie, que les élus aient plus de pouvoir que les fonctionnaires ?