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Tout-Un

Le monde est Un – vieille sagesse antique – et nous ne pouvons le connaître, c’est-à-dire en faire l’expérience, qu’avec les moyens qui sont les nôtres, en explorant ses dimensions matérielle et spirituelle. C’est une évidence, mais dès ce pauvre truisme dépassé, toute métaphysique devient insaisissable et avouons-le, indicible, même avec les outils de la philosophie ; restent alors la poésie gnostique et la symbolique ésotérique, et les religions ne se privent pas d’en user. Car ces concepts de matière et d’esprit, concepts épistémiques s’ils en sont, n’ont de réalité que relativement à notre nature, et à notre façon humaine d’être en relation avec le monde.

Et ces deux « dimensions » sont deux représentations du même objet-monde, inconcevable par ailleurs, et on ne peut donc les séparer que formellement ou méthodologiquement ; encore que cette séparation ne démêle pas grand-chose, et ne dise rien d’essentiel. La dimension matérielle du monde nous est accessible par les sens qui la dévoilent, mais à quoi servent les sens sur le plan simplement opératoire sans la capacité de représentation, c’est-à-dire d’invention de notre cerveau ? Car chaque image du monde, ou des objets qui le composent, est une invention, une création humaine, et son objectivité se réduit à la subsomption d’une perception singulière à l’espèce ou au genre, qui, considérant des sujets de même nature, leur fait voir, dans les mêmes circonstances, la même chose – ce que je vois, ce que je sens, ce que je ressens, c’est peu ou prou ce que voit, sent, ressent mon espèce, homo sapiens sapiens. Et par ailleurs, comment notre intelligence pourrait-elle être capable de créer des pensées, de conscientiser des émotions, d’inventer des concepts sans d’une part prendre appui sur ce que nous percevons de la matérialité du monde, et d’autre part utiliser des supports biochimiques pour matérialiser l’information ?

Nos sens appréhendent des phénomènes dont l’occurrence et le processus de développement sont déterminés par des lois que l’on nomme lois de la nature ; en déclarant faussement que la nature obéit à des lois, alors qu’elle est « simplement » cet ensemble de lois. Notre entendement a les siennes qui le déterminent et lui donnent sa forme logique, raisonnable, et que la philosophie grecque appelait logos. Mais toutes ces lois de nature, c’est-à-dire ces déterminants structurants[1]qui préexistent et aux phénomènes et aux pensées forment une Loi unique qu’Héraclite appelait Le Logos (je l’écris ici en majuscule, pour le distinguer du simple discours sur le monde). Le Logos étant pour lui le discours vrai, ou le discours de vérité, ou encore la description (loi) de la vérité du monde. Le Logos est donc l’essence du monde, et ce qui le façonne tel qu’il est et tel que nous le percevons. Essence et géométrie. C’est au sens premier de cette formule, l’alpha et l’oméga du monde. Il préexiste au monde (en alpha), pour en prédéterminer son avenir. Il est omnipotent – rien n’échappe à ces lois –, éternel (en oméga). Il est à l’œuvre à la Genèse des choses et à leur Apocalypse. Puisque j’en suis venu à une gnose chrétienne, rappelons le début de l’Evangile de Jean, « le disciple que Jésus aimait », intellectuel[2]de culture grecque et de tradition stoïcienne : « Au début était le Logos et le Logos était auprès de Dieu, et le Logos était Dieu ». Chacun sait que ce texte est écrit, dans sa version originale, en grec, la langue de l’élite intellectuelle de l’époque, au moins celle de la culture, des arts et de la philosophie. La tradition chrétienne traduit ici logos par discours, quelques fois par verbe, probablement en référence à la Genèse biblique qui conte un dieu qui créé par la parole – et ce dernier point méritera un autre développement. Mais à trop vouloir, par fidélité, faire jouer en écho les symboles, on peut obscurcir les textes. Pour ma part, j’en reste ici à mes sources gréco-latines, à l’empreinte stoïcienne dans cette formule, et par ailleurs,  fidèle à Spinoza – autre référence, autre temps, autre contexte –, je considère que le Logos est assimilable à la Morale.

Il n’y a donc qu’une vérité, une et changeante – Montaigne décrit cette impermanence permanente dans le langage de son époque, et en ces termes : « le monde est une branloire pérenne ». Si le Tout changeant du monde est Un, un Tout qui module à l’infini ses formes comme un océan ses vagues, vagues qui naissent indéfiniment, éternellement, qui se forment, roulent et viennent mourir sur la grève, bavant d’écume, alors je me demande où l’on peut trouver ce « je » conscient dont Descartes, prolongeant Augustin, prétend qu’il « est », laissant Nietzsche très sceptique sur cette démonstration (dans la préface de « Par-delà bien et mal »).

Je pense : la formule est effectivement déroutante. Exprimer ainsi le cogito semble prétendre pouvoir séparer le sujet qui s’exprime – de manière assez péremptoire –, de ce qu’il exprime ; comme si « je » pouvais ne pas penser, alors que le « je » présuppose la pensée. Le « je » ne se réduit-il pas à cette pensée, et à l’ensemble des images qui constituent sa représentation du monde ? Le « je » existe-il indépendamment de cette pensée, sans lien déterminant avec ce qu’il produit. Une barrière conceptuelle existe-elle entre ce qui produit et ce qui est spirituellement produit ? Le « je » n’existe-il pas seulement à partir du moment où il produit, et où produisant, il est produit par ce qu’il produit ? Le « je » n’est-il pas réductible à une conscience, et y-a-t-il conscience sans « conscience de », et sans donc « conscience de soi ».

Tous les possibles ne sont-ils pas de toute éternité, virtuellement dans l’univers, jusqu’à ce qu’une occurrence en révèle certains, et les fasse exister ? Et le « je » n’est-il qu’une manifestation du Tout, comme une singularité dans un champ excité par d’autres singularités ? Je conclus en renvoyant à la méditation, à la fois de ce que la physique nous dit des théories des champs, et notamment quantiques, et à d’autre méditations plus philosophie et à la lecture de Parerga.



[1]. La loi est à la fois le déterminant structurant, et la description explicative, éclairante, de la chaine des causalités.

[2]. Je sais que parler ici d’intellectuel est un anachronisme, mais j’assume cette liberté de l’écriture.

Le bonheur est une éthique

Si l’aptitude à être heureux procède évidemment beaucoup d’une conformation psychologique particulière – et à ce titre, on doit plutôt plaindre les mélancoliques –, le bonheur est aussi, et sans doute plus fondamentalement, une construction philosophique qui résulte d’une discipline quotidienne. Et personnellement, je crois plus à un eudémonisme dynamique stoïcien, conquérant, celui de Marc Aurèle, ou d’un Nietzche qui fait le choix de l’amor fati, qu’à l’hédonisme d’un Aristippe de Cyrène que Diogène Laërce nous décrit comme jouisseur, mais prétendant « dominer ses passions sans les éteindre tout à fait », ou qu’à la quête épicurienne d’une ataraxie fondée sur le renoncement à tous les plaisirs qui ne seraient ni naturels, ni nécessaires.

Encore faut-il échapper au vrai malheur, celui du handicap physique ou de la maladie grave, de la violence politique, oppressive ou répressive, du dénuement matériel dans une société d’abondance, de la perte irréparable dont on ne peut faire son deuil. Il doit alors être possible de cultiver le bonheur comme on cultive son potager[1], de se construire une âme heureuse comme on sculpte la pale image d’un dieu, mais cela demande une attention de chaque instant, et requière aussi une forme d’isolement, de retrait. Côté discipline, sur le registre d’une pratique attentive et consciencieuse d’une vie sage, au quotidien, il faut prendre soin de son corps en évitant les excès, et chacun sait que la limite est d’autant plus vite atteinte que l’homme est âgé et le corps fatigué. Il faut pareillement prendre soin de son âme, être attentif à la beauté du monde, cultiver les pensées positives et se libérer de la peur. Vaste programme… Difficile programme pour l’homme qui est prisonnier de sa condition sociale, aliéné par ses responsabilités familiales ou sociétales, pour l’individu esclave d’une conscience formatée par une éducation névrosante ou tourmentée par la culpabilité ; et nous le sommes tous, plus ou moins gravement. Il faudrait aussi pouvoir vivre dans le luxe, évidemment à la mesure de ses moyens, et Aristippe qui répondait à ceux qui lui reprochaient de fréquenter une certaine courtisane Laïs « Je possède Laïs, mais je n’en suis pas possédé », n’avait pas tort. Evidemment, dans l’absolu, le luxe c’est de disposer de temps et d’espace (et d’une belle santé pour en jouir) – denrées rares et chères et que notre modernité est incapable de produire, ce qui la condamne –, c’est-à-dire avoir la possibilité de s’extraire de la foule ; mais ce peut-être aussi cette quantité de petites choses qui rendent la vie plus belle quand on jouit de tout, et qu’on s’efforce d’en jouir en conscience, et au présent : un petit déjeuner sur la terrasse au printemps, le chant d’un oiseau, un bain de mer, le frottement de deux épidermes – pour reprendre la formule de Marc Aurèle –, l’air matutinal purifié par la fraicheur de la nuit, l’écoule attentive du silence,  la vie lente, du temps paresseux, une chemise propre passée après la douche, une table mise comme pour un dimanche, une page d’écriture qui se tient, toute seule.

Mais cela requière, et c’est aussi la proposition épicurienne, de « vivre au jardin », seul ou de manière sectaire entouré d’âmes parentes. Si ce n’est pas possible, si l’on n’a pas ce courage de rompre avec le monde, il reste à rentrer en soi, et à chercher ce jardin en des lieux plus intimes. Mais cela n’est alors qu’un échec que l’on accepte comme l’exil après la défaite.

Et terminons comme Montaigne conclut les Essais, en citant Horace   « Carpe diem – Cueille le jour. Et je veux bien communier dans cette pensée conclusive et testamentaire : « C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être ». Et il rajoute avec beaucoup d’humour et dans la langue du XVIe siècle : « Si avons-nous beau monter sur des échasses, car sur des échasses encore faut-il marcher de nos jambes. Et au plus élevé trône du monde, si ne sommes-nous assis, que sus notre cul ». Belle leçon d’humilité…



[1]. L’image me venant naturellement, c’est aussi à Montaigne que je pense, lui qui écrivait souhaiter que la mort le prenne plantant ses choux.