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L’Union européenne, ou l’utopie aristocratique revisitée

La construction de l’Union européenne n’est rien de moins qu’une utopie aristocratique, au sens premier du terme. Relire La République de Platon, c’est découvrir une troublante résonance entre un texte antique et notre réalité contemporaine. Je ne cherche pas ici à établir une comparaison terme à terme, mais à faire dialoguer deux époques séparées par plus de deux millénaires — et, ce faisant, à révéler les illusions persistantes d’un projet politique qui méprise la démocratie au nom de la raison technocratique.

Platon, comme Socrate dont il se fait l’écho dans ses dialogues, n’aimait pas la démocratie – et pas plus que son disciple Aristote. Et si on ne craignait pas l’anachronisme, on pourrait dire qu’il la jugeait trop populiste. Ce jugement, d’ailleurs, n’est pas sans écho chez d’autres philosophes, de Nietzsche à Nicolás Gómez Dávila (Les Horreurs de la démocratie). À sa décharge, Platon ne prônait ni l’oligarchie ni la monarchie. Il défendait une aristocratie — le gouvernement des meilleurs, des plus capables, des plus sages. Mais cette idéologie se heurte à deux écueils majeurs.

Tout d’abord, un totalitarisme larvé. Platon compare explicitement le peuple à un troupeau et ses dirigeants à des gardiens assistés de chiens. Pire : son projet inclut une forme d’eugénisme d’État, où les citoyens « mal constitués » de corps ou d’âme doivent être éliminés, et où les mariages sont organisés afin d’« améliorer la race ». Ces propositions, qui évoquent les pires dérives du XXe siècle, trahissent une vision inhumaine de la perfection politique. En second lieu, l’utopie platonicienne souffre d’une folie rationaliste : croire possible, voire souhaitable, la construction d’un État idéal, achevé, comme si l’Histoire pouvait s’arrêter — une illusion que Francis Fukuyama a cru, à tort, voir se réaliser avec la fin de la Guerre froide et le développement des démocraties parlementaires.

Pourtant, une idée au moins mérite d’être sauvée de ce naufrage conceptuel : l’égalité radicale entre hommes et femmes.

L’Union européenne, ou Platon en costume-cravate.

C’est sur ces points que le parallèle avec l’UE devient saisissant. L’Union, qui fut d’abord un projet économique, est devenue idéologique, une tentative de construire un État multinational rationalisé — c’est-à-dire déshumanisé. Ses promoteurs le présentent aussi comme la fin de l’Histoire européenne : un peuple réduit à un troupeau, infantilisé, étouffé sous des tombereaux de normes, et gouverné par une élite autoproclamée. L’UE est une utopie, donc un fantasme — celui d’une Europe où l’homme disparaît derrière le contribuable-consommateur.

Surtout, l’UE est un projet aristocratique et non démocratique. Le pouvoir n’y appartient pas aux parlementaires élus, mais à une Commission censée incarner les meilleurs et les plus sages, et donc sans contrôle. Platon voulait confier le pouvoir aux philosophes ; l’UE l’a donné aux hauts fonctionnaires. Même mépris pour la démocratie, même foi dans une élite éclairée. La différence ? Les philosophes de Platon devaient être des esprits supérieurs, désintéressés et vertueux. Ceux de l’UE sont des technocrates, dont la légitimité repose sur des diplômes et des carrières, non sur une quelconque supériorité morale ou intellectuelle.

Platon, il est vrai, mérite mieux que cette caricature. Contemporain de la démocratie athénienne et des sophistes — ces ancêtres de nos politiciens médiatiques —, il distinguait les vrais philosophes des imposteurs. Pour lui, un philosophe n’était pas un professeur de philosophie, mais un être d’exception, alliant intelligence, courage et grandeur d’âme : « nous sommes convenus que les qualités naturelles du philosophe sont la facilité à apprendre, la mémoire, le courage et la grandeur d’âme ». Ces qualités, bien sûr, ne s’acquièrent pas par un concours ou un titre universitaire. Elles supposent un désintéressement total. Selon Platon, ses gardiens idéaux ne devaient même pas toucher de salaire, mais être entretenus par l’État.

Reste une évidence : l’Union européenne, dont la Constitution fut rejetée par référendum en 2005 avant d’être imposée par un artifice trois ans plus tard, n’est pas un projet démocratique et se révèle inefficace. C’est un projet impérialiste et bureaucratique, dangereux pour les libertés des Européens et pour la paix du continent. Car l’Histoire nous enseigne que les conflits majeurs naissent toujours des impérialismes, qu’ils soient militaires ou administratifs.

L’UE, en somme, est le rêve de Platon promu par des européistes à courte vue et réalisé par des fonctionnaires qui regardent le peuple comme un berger ses moutons, c’est-à-dire comme un capital à gérer et à exploiter.