Si l’ancien régime, celui d’avant 1789 est mort, c’est qu’il était l’image surannée d’un monde qui avait déjà disparu. Et si le régime des partis, c’est-à-dire la cinquième république n’est plus, c’est que le monde a radicalement changé et que notre société s’est non seulement internationalisée, dénationalisée, mais archipelisée ; à savoir que le clivage idéologique binaire – gauche-droite, bourgeoisie-mondes agricole et ouvrier – n’est plus d’actualité. La société s’est aujourd’hui divisée en de nombreuses iles communautaires ayant chacune leurs centres d’intérêt, leurs exigences, leur vision du monde, leur réseau de communication cultivant l’entre-soi et le mépris des autres. Et l’idée même de nation semble morte. Il faut d’ailleurs reconnaître que la classe politique a tout fait pour dénigrer le nationalisme, en s’esquintant, après avoir porté aux nues les nationalismes ultramarins (vietnamien, algérien, calédoniens), à dénigrer le nationalisme français. Et la construction européenne est l’occasion d’achever la déconstruction des concepts de patrie, de nation, de peuple. Et dès lors, de même qu’on peut, comme Emmanuel Macron l’a fait, « déclarer qu’il n’y a pas de culture française », on peut déclarer que la France, donc le peuple français, ça n’existe pas. Et de promouvoir un humanisme qui refuse de privilégier ici les Français dont les droits spécifiques ne sont pas reconnus au prétexte d’égalité entre eux et les immigrés, et la boucle est bouclée. Il n’y a plus que des gens qui vivent ici, mais pourraient vivre ailleurs, tous pareils, tous indifférenciés par l’État. Seul le pouvoir de l’argent, donc le Marché peut encore différencier, ici comme ailleurs, une élite de nantis, souvent sans frontières, et une masse confuse de consommateurs, usagers de services de plus en plus chichement comptés. Mais ces gens, justement, voient les choses autrement.
Il nous faut donc inventer un nouveau système, qui ne s’appuie pas sur une certaine idée de la nation – concept abandonné, car non profitable au Marché –, ni sur des partis politiques qui avaient vocation à proposer un projet pour la nation, et facilement classables sur un échiquier hémicyclique, mais sur ces communautés d’intérêts souvent imbriquées et qui défendent une idée, un intérêt catégoriel, un pré carré assez étroit : des souverainistes ou des européistes qui peuvent être indifféremment de droite ou de gauche, des humanistes internationalistes et des nationalistes, pour peu qu’il en reste, toutes sortes de religions voulant privilégier leurs dogmes, catho réactionnaires, musulmans conquérants, wokistes reconstructeurs et négationnistes, bobos écolo, LGBTQ – on rajoute à la fin le Q pour signifier le fond de l’affaire –, et puis, et puis… Mais aucun de ces groupes de pensée, de sensibilité n’a de projet pour la France ou ne souhaite créer ou rejoindre un parti politique capable, c’est leur rôle, de proposer un projet cohérent de société ; un projet aux dimensions politique (rapport au pouvoir, à la citoyenneté, à la démocratie, place de l’État), économique (droit des entreprises et des salariés), juridique (évolution des droits), environnementale (gestion des ressources). Car la raison d’être d’un parti politique, c’est bien de proposer un projet politique national. Mais cela n’intéresse pas une population largement dépolitisée, sans sentiment de classe et recroquevillée sur ses droits.
Il ne peut donc plus se constituer d’autres majorités que circonstancielles et les choix sont dorénavant ponctuels, conjoncturels. À l’image de ce logiciel, « Pol », qui sonde quotidiennement ses abonnés sur des questions d’actualité, en fait dans l’air du temps, un air raréfié en oxygène : questions très basiques, à courte vue, toujours binaires, et qui permet sur quelques jours de voir se dégager, pour peu qu’on le regarde ainsi, le lundi une majorité forte pour une décision de droite, le mardi, une autre, clairement de gauche, et ainsi de suite. Un logiciel qui pourrait remplacer un gouvernement si difficile à constituer et qui ferait bouger les lignes. Dans quel sens ? Probablement dans tous les sens, mais à l’image d’une époque où l’instantanéité, le zapping permanent, tient lieu de philosophie.
Mais l’autre raison de cette évolution, c’est que tout le monde a fait l’expérience de l’incapacité de la politique à nous dessiner un avenir. Et chacun a bien compris que cet avenir ne dépendrait nullement de la classe politique ou des partis constitués, mais des évolutions technologiques et sociétales que le Marché promouvrait pour garantir et augmenter ses sources de revenu. Ils mènent la danse, et il nous reste à danser en cadence, et suffisamment vite pour s’étourdir, jusqu’à tomber.