Si le christianisme me fascine autant qu’il me révulse, c’est qu’il forme l’un des piliers de notre tripalium civilisationnel, et que je suis définitivement, indécrottablement occidental, et que je vois dans la religion de mon enfance, dans l’expression de sa haute spiritualité, toutes les contradictions qui sont les miennes. Je ne saurais, en fait, mieux dire qu’en utilisant la formule de Raoul Vaneigem qui, évoquant le syncrétisme du christianisme, écrit dans son ouvrage sur « Le mouvement du libre-esprit » : « Le christianisme ingurgitera la pensée grecque, mais sans parvenir à la digérer, et jusqu’à sa fin l’Église en aura la colique ». Le christianisme est bien la synthèse, jamais dépassée, du paganisme de l’empire gréco-latin, et du judaïsme. Lucien Jerphagnon explique, en titre d’une petite fantaisie romanesque qu’il situe au troisième siècle de notre ère, que « l’agneau a dévoré la louve »[1], mais c’est bien plutôt le judaïsme qui a subverti le monde antique. Anatole France, philosophe peu cité comme tel, le rappelle en ces termes : « Ce que l’on appelle le triomphe du christianisme est plus exactement le triomphe du judaïsme, et c’est Israël à qui échut le singulier privilège de donner un dieu au monde ».
Trop proche de la philosophie grecque, trop païen, je suis, moi aussi, malade de mon éducation catholique, des bondieuseries puériles de mon enfance, du catéchisme hebdomadaire et de la communion dominicale ; en fait, malade de l’ambivalence essentielle de ce culte mortifère. Citons F. Lenoir, esprit pourtant œcuménique et peu porté à l’excès : « La réalité de l’histoire du christianisme : une inversion radicale des valeurs évangéliques ». Comment ne pas avoir mal au cœur de cette fascination morbide pour la croix et le cilice, de ce dolorisme pathologique, de ce masochisme pénitentiel, de cette haine du corps ? Mais, pour évoquer mon malaise spirituel, je prendrai un autre exemple, en opposant les figures, au combien tutélaires, d’Augustin et de Paul.
L’évêque d’Hippone, qu’Hannah Arendt – qui connaissait bien sa pensée pour l’avoir étudiée de près pendant ses années de formation – considérait comme le seul philosophe romain, invente la suggestivité, ou du moins préfigure le cogito cartésien sous la forme du « je suis devenu question pour moi-même (quaestio mihi factus sum) ». Il découvre et promeut la dimension singulière de l’individu et développe cette idée que l’intime est le lieu du questionnement existentiel (Les confessions n’ont pas d’autre objet que d’en rendre compte), questionnement face à Dieu qu’il conçoit ici comme un miroir inversé, l’homme n‘étant plus l’image de Dieu, son avatar, mais c’est bien le Dieu-Tout qui devient le reflet élargi de l’homme-singulier questionnant sa vérité propre, et cherchant ainsi, du point de fuite de sa singularité à connaître un tout qui lui échappe nécessairement.
Cette reconnaissance de l’intime qui rompt avec la tradition grecque, d’une intériorité protégée de la vie, mais qui devient la vraie vie, spirituelle, est essentielle. Je veux dire qu’elle touche bien à l’essentiel, et Augustin est, de ce point de vue, précurseur, d’une forme d’humanisme existentialiste, un humanisme qui n’est pas celui des Lumières. Augustin n’est pas un philosophe, c’est un être de la pensée, pas de l’idée. Et je ne vois chez lui, et pour le dire avec les mots de Vaneigem[2], « aucune masturbation intellectuelle ».
Paul me semble être, lui, grand masturbateur, sur une autre trajectoire, celle de l’Église institutionnelle. Il développe cette autre idée que l’intime n’est pas le lieu quiet du retrait, de l’attente, du dialogue avec Dieu, le lieu d’une possible épiphanie de l’amour, ou de l’amitié, mais celui de la honte ; considérant que ce qui est caché, le serait, non par souci de protection, comme dans un écrin (ou un tabernacle), mais par honte. L’homme aurait honte, et serait, par une perverse inversion des choses, déjà fautif d’être honteux. Et notre principe de transparence – contre-valeur s’il en est – ne vient pas d’ailleurs. Il procède de cette idée religieuse que ce qui est caché est suspect. Il fait, toujours a priori, le choix, choix éthique, de la laideur sur la beauté, de la faute sur l’innocence. Pour Paul, l’intime ne peut être que le lieu du remord, le sépulcre ou git le cadavre puant d’une faute première.
Pourquoi l’image de cet isoloir de bois sombre que l’on appelle, dans nos églises, confessionnal s’impose-t-elle à moi à l’instant matutinal où j’écris ces lignes ? Dans ses définitions lexicales, l’église est à la fois la communauté des croyants, le tout des fidèles, et le lieu où ils se réunissent et communient en rejouant l’eucharistie. L’église est donc la construction symbolique du Tout, et le confessionnal le lieu de l’intime ; un lieu qui n’existe, en fait et symboliquement, que relativement à une extériorité. L’intime est ce lieu du retrait, d’une solitude disponible, l’espace de la rencontre possible, d’une possible épiphanie de l’autre. C’est le lieu existentiel, singulier par nature, dans lequel le moi se replie, se recroqueville, se fait « point » pour interroger le tout transcendantal. C’est le point ou le « je » se tient, nu, en attente, en regard du mystère de de l’infini. C’est donc le lieu sacré de la nudité de l’Être, donc de sa vulnérabilité. Et il faut la sensibilité d’Augustin pour nous le faire sentir. Mais l’Église de Paul a inventé le confessionnal, boite de Pandore diabolique ; cette boite de bois sombre où l’intime est violé. L’intime est mis en boite par l’église, et la boite ouverte par les inquisiteurs en noir qui violent les âmes prétendument peccamineuses. Comment pourrais-je ne pas en avoir mal aux tripes ?
Mais, tout cela, ce n’est que du symbole…
[1]. Le titre exact est : La louve et l’agneau.
[2]. Je reprends ici la terminologie du « Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations » qui évoque « les masturbations collectives : idéologies, illusion d’être ensemble, éthique du troupeau, opium du peuple ».