Archives par étiquette : stoïciens

Restons philosophe !

Ayant beaucoup et longtemps lu les philosophes de notre antiquité gréco-latine, je suis devenu à la fois épicurien, cynique, stoïcien…, successivement convaincu par les leçons du maître de Samos, ou de Diogène le chien, celui de Sinope, ou encore par celles des philosophes du portique. Ou du moins ai-je été séduit par chacune : ici la recherche du bonheur (et non pas du simple plaisir des sens) par une tempérance et un retour à l’essentiel, là un certain parti-pris du naturel et le refus des conventions morales, là encore une certaine indifférence aux émotions et l’idée de cultiver une âme forte. Car, au-delà de cette invitation à penser que nous offrent tous ces textes, ce sont bien les questions éthiques qui m’ont toujours passionné, et cette idée de quête d’un certain bonheur pouvant seul justifier la triste fin de l’histoire. Et il y a toujours quelque chose à prendre chez nos anciens dont les leçons se complètent, même si je garde une affectation particulière pour les stoïciens : d’abord les fondateurs de cette école, et puis leurs successeurs plus tardifs, dits « impériaux » – notamment Épictète et Marc Aurèle, car ils sont assez « faciles » à lire et forment, compte tenu de leur quasi-contemporanéité (une génération d’écart), un binôme remarquable : l’esclave boiteux grec et son disciple empereur de Rome. Rappelons que la difficulté d’un texte philosophique n’est jamais gage de sa qualité, quand la philosophie doit s’adresser d’abord à l’homme de la rue prêt à faire l’effort de penser, et non à une petite élite universitaire.

Et justement, je veux m’arrêter sur une expression très populaire et souvent entendue quand on fait face à un désagrément inévitable et qu’il conviendrait de « le prendre avec philosophie ». « Soyons philosophe », expression curieuse dans ce contexte où l’on comprend qu’il faudrait se résigner, quitte à faire contre mauvaise fortune bon cœur. Mais cette formule réentendue hier et qui me fait régir aujourd’hui – le charme du journal… – est ambiguë et me renvoie bien aux leçons stoïciennes, notamment à cet « amor fati » que Nietzche reprendra, comme d’autres aspects plus métaphysiques du stoïcisme (notamment la palingénésie). Cette proposition éthique « d’aimer son destin » à laquelle j’ai eu tant de mal à adhérer, avant de la comprendre comme une foi en son destin et en l’ordre des choses. Et si j’utilise le terme de foi, c’est pour donner une dimension religieuse qui peut surprendre à ce qui est à la fois de l’ordre de la confiance et de l’amour : confiance en la vie, amour en la vie, amor vitae, amor vitae meae. Et c’est pourquoi, à l’imitation de Spinoza, j’aimerais écrire « Deus sive vitae ». Dieu, c’est-à-dire la vie. Et je l’écris d’autant plus volontiers qu’Épictète, stoïcien tardif, mort en 135 de notre ère, est assez platonicien et déjà préchrétien. Le stoïcisme premier étant clairement matérialiste.

Est-ce bien possible, de manière raisonnable, d’aimer la vie, cette « vallée de larmes », et de faire toujours contre mauvaise fortune bon cœur ? Sauf à noter l’ambiguïté de l’expression qui peut vouloir dire « ne pas se laisser abattre par l’adversité », mais aussi « l’accepter », donc s’en contenter. Ce qui n’est plus du stoïcisme.

Mais il me semble qu’Épictète ne tranche pas complètement une certaine dialectique qui ne pourrait l’être que par la foi. Il en est d’ailleurs toujours ainsi, la dialectique, comprise comme dépassement par le discours des contradictions constitutives d’une réalité, n’est souvent soluble que par la foi, quitte à faire cette pirouette de déclarer, à court d’arguments, « je crois parce que c’est absurde ».

On présente justement la doctrine de l’esclave Épictète comme une invitation à ne pas se laisser prendre par ses émotions, ses peines, ses colères, ses déceptions, ses regrets, mais à se concentrer sur ce qu’on peut faire, ce qui dépend de nous ; et c’est cela qu’il faut bien comprendre, en le reformulant peut-être en terme contemporain : « Cesse de te plaindre et de te laisser guider par tes passions ! et agit pour que ça change ! » – ce qui est, soit dit en passant, l’exact contraire de ce que l’on observe partout, l’opposée de l’attitude commune à laquelle nous sommes tous formés. Et j’aime cette doctrine de l’action tournée vers ce que l’on conçoit comme étant « bien ». J’évoquais une dialectique à résoudre, je la présenterai ainsi : avoir une conscience exacerbée que ce qui se passe – avoir l’esprit de responsabilité – connaître les limites de l’action individuelle ; en d’autres termes, « entreprendre sans espérer ».

Avant de conclure, je rajoute encore un ou deux points – ou des points de suspension à ces mots que je sème ici afin qu’ils germent et puissent développer une pensée. L’amor fati, cet amour de son destin, c’est aussi un apriori eudémonique. Si la recherche du bonheur, de l’eudémonie (du mot grec « eudaimonia » signifiant « béatitude ») est l’objectif de l’existence humaine, alors, pour le stoïcien qui a appris à aimer son sort, le bonheur est déjà acquis. Et c’est en prenant appui sur ce bonheur, ce goût de sa vie et de la vie, qu’il peut agir en trouvant dans ce bonheur les forces nécessaires, et dans l’exercice moral de ses forces, son bonheur. Pour un stoïcien, le bonheur n’est donc pas seulement un but, une finalité, c’est l’alpha et l’oméga de la vie. Et j’aime surtout cette liberté du stoïcien qui n’est pas attaché par l’émotion, lié par des sentiments. Car, pour qu’il n’y ait aucun malentendu, alors que je traitais Épictète, un peu rapidement, de préchrétien, en pensant moins à son éthique qu’à sa métaphysique, insistons sur le fait que le stoïcien est un esprit libre, et qui n’a aucune compassion ni pour lui ni pour les autres, à la limite peut-être de l’asociabilité…

Tout-Un

Le monde est Un – vieille sagesse antique – et nous ne pouvons le connaître, c’est-à-dire en faire l’expérience, qu’avec les moyens qui sont les nôtres, en explorant ses dimensions matérielle et spirituelle. C’est une évidence, mais dès ce pauvre truisme dépassé, toute métaphysique devient insaisissable et avouons-le, indicible, même avec les outils de la philosophie ; restent alors la poésie gnostique et la symbolique ésotérique, et les religions ne se privent pas d’en user. Car ces concepts de matière et d’esprit, concepts épistémiques s’ils en sont, n’ont de réalité que relativement à notre nature, et à notre façon humaine d’être en relation avec le monde.

Et ces deux « dimensions » sont deux représentations du même objet-monde, inconcevable par ailleurs, et on ne peut donc les séparer que formellement ou méthodologiquement ; encore que cette séparation ne démêle pas grand-chose, et ne dise rien d’essentiel. La dimension matérielle du monde nous est accessible par les sens qui la dévoilent, mais à quoi servent les sens sur le plan simplement opératoire sans la capacité de représentation, c’est-à-dire d’invention de notre cerveau ? Car chaque image du monde, ou des objets qui le composent, est une invention, une création humaine, et son objectivité se réduit à la subsomption d’une perception singulière à l’espèce ou au genre, qui, considérant des sujets de même nature, leur fait voir, dans les mêmes circonstances, la même chose – ce que je vois, ce que je sens, ce que je ressens, c’est peu ou prou ce que voit, sent, ressent mon espèce, homo sapiens sapiens. Et par ailleurs, comment notre intelligence pourrait-elle être capable de créer des pensées, de conscientiser des émotions, d’inventer des concepts sans d’une part prendre appui sur ce que nous percevons de la matérialité du monde, et d’autre part utiliser des supports biochimiques pour matérialiser l’information ?

Nos sens appréhendent des phénomènes dont l’occurrence et le processus de développement sont déterminés par des lois que l’on nomme lois de la nature ; en déclarant faussement que la nature obéit à des lois, alors qu’elle est « simplement » cet ensemble de lois. Notre entendement a les siennes qui le déterminent et lui donnent sa forme logique, raisonnable, et que la philosophie grecque appelait logos. Mais toutes ces lois de nature, c’est-à-dire ces déterminants structurants[1]qui préexistent et aux phénomènes et aux pensées forment une Loi unique qu’Héraclite appelait Le Logos (je l’écris ici en majuscule, pour le distinguer du simple discours sur le monde). Le Logos étant pour lui le discours vrai, ou le discours de vérité, ou encore la description (loi) de la vérité du monde. Le Logos est donc l’essence du monde, et ce qui le façonne tel qu’il est et tel que nous le percevons. Essence et géométrie. C’est au sens premier de cette formule, l’alpha et l’oméga du monde. Il préexiste au monde (en alpha), pour en prédéterminer son avenir. Il est omnipotent – rien n’échappe à ces lois –, éternel (en oméga). Il est à l’œuvre à la Genèse des choses et à leur Apocalypse. Puisque j’en suis venu à une gnose chrétienne, rappelons le début de l’Evangile de Jean, « le disciple que Jésus aimait », intellectuel[2]de culture grecque et de tradition stoïcienne : « Au début était le Logos et le Logos était auprès de Dieu, et le Logos était Dieu ». Chacun sait que ce texte est écrit, dans sa version originale, en grec, la langue de l’élite intellectuelle de l’époque, au moins celle de la culture, des arts et de la philosophie. La tradition chrétienne traduit ici logos par discours, quelques fois par verbe, probablement en référence à la Genèse biblique qui conte un dieu qui créé par la parole – et ce dernier point méritera un autre développement. Mais à trop vouloir, par fidélité, faire jouer en écho les symboles, on peut obscurcir les textes. Pour ma part, j’en reste ici à mes sources gréco-latines, à l’empreinte stoïcienne dans cette formule, et par ailleurs,  fidèle à Spinoza – autre référence, autre temps, autre contexte –, je considère que le Logos est assimilable à la Morale.

Il n’y a donc qu’une vérité, une et changeante – Montaigne décrit cette impermanence permanente dans le langage de son époque, et en ces termes : « le monde est une branloire pérenne ». Si le Tout changeant du monde est Un, un Tout qui module à l’infini ses formes comme un océan ses vagues, vagues qui naissent indéfiniment, éternellement, qui se forment, roulent et viennent mourir sur la grève, bavant d’écume, alors je me demande où l’on peut trouver ce « je » conscient dont Descartes, prolongeant Augustin, prétend qu’il « est », laissant Nietzsche très sceptique sur cette démonstration (dans la préface de « Par-delà bien et mal »).

Je pense : la formule est effectivement déroutante. Exprimer ainsi le cogito semble prétendre pouvoir séparer le sujet qui s’exprime – de manière assez péremptoire –, de ce qu’il exprime ; comme si « je » pouvais ne pas penser, alors que le « je » présuppose la pensée. Le « je » ne se réduit-il pas à cette pensée, et à l’ensemble des images qui constituent sa représentation du monde ? Le « je » existe-il indépendamment de cette pensée, sans lien déterminant avec ce qu’il produit. Une barrière conceptuelle existe-elle entre ce qui produit et ce qui est spirituellement produit ? Le « je » n’existe-il pas seulement à partir du moment où il produit, et où produisant, il est produit par ce qu’il produit ? Le « je » n’est-il pas réductible à une conscience, et y-a-t-il conscience sans « conscience de », et sans donc « conscience de soi ».

Tous les possibles ne sont-ils pas de toute éternité, virtuellement dans l’univers, jusqu’à ce qu’une occurrence en révèle certains, et les fasse exister ? Et le « je » n’est-il qu’une manifestation du Tout, comme une singularité dans un champ excité par d’autres singularités ? Je conclus en renvoyant à la méditation, à la fois de ce que la physique nous dit des théories des champs, et notamment quantiques, et à d’autre méditations plus philosophie et à la lecture de Parerga.



[1]. La loi est à la fois le déterminant structurant, et la description explicative, éclairante, de la chaine des causalités.

[2]. Je sais que parler ici d’intellectuel est un anachronisme, mais j’assume cette liberté de l’écriture.