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Sexe, genre et libido. Comment penser l’égalité sans nier la biologie et faire droit à de nouvelles exigences sexuelles ?

On a appris le meurtre de Charlie Kirk. Dans un premier temps, des inscriptions gravées sur les douilles retrouvées sur place auraient laissé penser à l’acte d’un militant transgenre. Mais le suspect arrêté, cette hypothèse a été rapidement écartée. Il n’empêche, cette suspicion montre que la question du genre divise toujours aussi radicalement les sociétés : alors que certains pays occidentaux reconnaissent un troisième genre sur les actes d’état civil, d’autres, comme la Hongrie, interdisent toute mention du genre dans les écoles. En France, ce débat resurgit à chaque projet de loi sur l’identité ou la famille.

Faut-il alors abolir la notion de genre, ou simplement mieux le distinguer du sexe ? Avec une problématique forte : Comment concilier la reconnaissance des réalités biologiques avec la lutte contre les inégalités liées au genre, en trouvant un équilibre entre un relativisme propre à notre époque et un essentialisme radical ?

Dans ce contexte dramatique, je souhaite revenir sur cette question, même si elle a déjà donné lieu, entre philosophie et sociologie, à quantité d’essais, de colloques et d’interventions où tout a été dit – y compris les pires bêtises. Et en me demandant si, plus modestement, on ne pourrait pas en dire des choses moins savantes, moins définitives, mais de bon sens, et sans trop jouer sur les mots ou jargonner à dessin. Car le bon usage des mots et des concepts n’est pas seulement le présupposé de tout travail philosophique – c’est aussi ce qui distingue parfois la philosophie de la sociologie. Mais surtout, aborder des sujets complexes exige un travail de simplification, afin de rendre intelligible son propos. Sans cette exigence d’être compris par un maximum de gens, on réserve son travail à une élite, une caste (souvent d’intellectuels fonctionnarisés), et on joue de manière perverse le jeu du pouvoir. Et si j’insiste autant sur la nécessité d’un langage accessible, c’est en pensant à Judith Butler qui, dans « Trouble dans le genre », fait le choix radical inverse et l’assume. C’est cet ouvrage qui me servira aujourd’hui de trame à cette réflexion : comment distinguer sexe et genre ? Quels sont les enjeux politiques de cette distinction ? Enfin, quelles en sont les applications concrètes dans le droit, le sport, l’éducation ?

Sexe et genre, deux réalités distinctes.

Plutôt que de débuter par le sexe, déterminé par l’identité chromosomique, l’anatomie et les hormones, parlons du genre, cette construction sociale qui nous est attribuée. Sans m’inspirer trop directement des travaux de la philosophe (ou sociologue ?) militante américaine – une intellectuelle profondément marquée par un courant de pensée français (Lacan, Derrida, le structuralisme de Lévi-Strauss) – je conçois bien qu’il faille distinguer sexe et genre. La question de la sexualité mérite, elle, d’être réfléchie sur un autre plan – d’où ce titre : sexe, genre et libido. Précisions déjà que la lecture de Butler m’avait beaucoup marqué, notamment par cette idée : « le genre n’est pas ce que l’on est, mais ce que l’on fait » – et parfois heurté. Dans son célèbre ouvrage, elle interroge le genre en convoquant nombre de féministes et divers contestataires de l’ordre phallocratique et hétérosexuel dominant, afin de réaliser une « enquête généalogique » exhaustive de ce concept de genre inventé dès les années 50 par John Money dans son étude sur l’identité de genre. Et cette exhaustivité des points de vue rend cet ouvrage indispensable, mais difficile. Car parfois on pourrait croire qu’elle adhère aux thèses qu’elle expose et semble défendre. Heureusement, elle admet (et j’y reviendrai peut-être) que « dire que le genre est construit ne revient pas à dire qu’il est une illusion ou un pur artifice ». Elle semble donc se situer assez justement entre deux excès : ni essentialisme (tout est naturel) ni constructivisme radical (tout est construit). Développons…

Ce concept de genre – Simone de Beauvoir écrivait dans « Le Deuxième Sexe », « on ne naît pas femme : on le devient » – reste très marqué par son usage aux États-Unis, en résonnance avec la religion woke et les combats des minorités LGBTI+ ; un sigle à rallonge qui regroupe des exigences de natures différentes, voire contradictoires, soit sexuelles (lesbiennes, gays ou bisexuelles) ou de genre (Transgenre ou Intersexe). Mais revenons au concept de genre. Comment ne pas voir que sa détermination relève du champ politique et religieux ? Les rapports de force entre hommes et femmes questionnant le principe démocratique d’égalité : dans les années 50, on attendait des femmes qu’elles soient mères et ménagères ; aujourd’hui, cette norme sociale a évolué. Et c’est le point central, ou du moins celui qui m’intéresse et mobilise beaucoup de féministes. On connaît le sort qui est fait aux femmes en Afghanistan ou en Iran ; on sait aussi que les communautés magrébines immigrées en France rejettent sur ce point la modernité occidentale. Le christianisme, comme l’Islam, est phallocratique – Dieu et Jésus, bien qu’asexués, sont du genre masculin. Il ne peut y avoir de papesse, et les prêtres, interdits de sexualité, semblant assignés à un troisième genre, ne peuvent se marier ou procréer.   

Naturellement, il y a une détermination sexuelle de l’humain, qui constitue une part essentielle de son identité et qui intervient dès la fécondation d’un ovule par un spermatozoïde porteur d’un chromosome X ou Y. Le fœtus qui se développera, s’il est viable, puis l’enfant et l’adulte qui en découleront seront définitivement mâle ou femelle. Et c’est le cas de tous les mammifères, même si le Marché, qui n’est pas à cela près, baptise « bœuf » toute vache réformée qui ne produit plus de lait et devient un animal de boucherie. Pourtant, si le sexe est une réalité biologique, prénatale et naturelle, l’être social qui en découle s’intègre dans un groupe social où il se voit assigner un statut genré : homme ou femme. La société, en effet, est un espace structuré et normé, notamment par le langage, les mots, les concepts utilisés, la grammaire, qui créent une réalité sociale et politique. Les normes, dont le langage et les modes de vie sont des expressions plus ou moins explicites, produisent des contraintes, des rapports de force et des jeux de pouvoir. Partout, ces statuts distincts d’homme et de femme engendrent des différences, des privilèges, des violences, en assignant à chacun une place et une fonction qui peuvent être vécues comme un enfermement, surtout lorsque la libido s’en mêle. Mais la norme millénaire reste celle du couple homme-femme avec enfants, vivant en famille sous l’autorité du mâle, avec l’interdit de l’inceste.

Or comme le genre est traditionnellement déterminé à la naissance par l’identité sexuelle, on distingue rarement genre et sexe, et les formules homme-mâle ou femme-femelle peuvent sembler des pléonasmes. Rajoutons qu’il est impossible d’objectiver le genre, autrement qu’en le rattachant au sexe, du moins pour l’immense majorité des individus. Rappelons aussi que la nature produit des êtres psychologiquement sexués – une réalité que certains contestent en mettant en avant des cas très particuliers, des exceptions qui ne font pas la règle. Pourtant, élever un garçon comme une fille, en le forçant à adopter un genre qui n’est pas le sien, produirait un être névrosé, ni masculin ni féminin.

La distinction entre une détermination génétique et un statut social à dimension culturelle – entre le naturel et le social – est, non seulement éclairante, mais aussi utile pour comprendre les rapports entre les sexes et défendre les femmes victimes d’une masculinité mal vécue ou mal gérée. Le genre a permis de dénoncer des inégalités : écarts de salaires, violences, répartition des tâches. Car si on ne peut changer la nature – qu’on peut même défendre comme telle, comme amorale –, on peut en revanche modifier les lois et les normes sociales pour plus de moralité, d’égalité et moins de violence. Par exemple, on a pu offrir aux femmes le droit de vote ou leur ouvrir de nouvelles professions. Mais on peut aussi se demander si apprendre aux enfants la différence entre genre et sexe, c’est leur donner plus de liberté ou les perturber dans leur puberté. Interrogez des sociologues sur ce point et vous n’aurez que des avis très tranchés, mais contradictoires, ce qui prouvera au moins que la sociologie n’est pas une science.   

On pourrait évidemment imaginer plusieurs genres. Par exemple, dans l’Antiquité et au Moyen-âge, l’eunuque, qui ne pouvait engendrer, mais qui pouvait avoir des relations sexuelles, aurait pu être considéré, si le concept de genre avait été développé, comme un troisième genre : « Un homme qui n’est pas homme, et qui est homme pourtant… », selon l’énigme du Scoliaste rapporté par Cléarque. Il en va de même pour les prêtres, dont j’ai déjà parlé. On pourrait encore considérer « à part » les nouveau-nés au sexe « génétiquement équivoque » (1,7% de la population selon l’ONU) ou des êtres hermaphrodites reconnus comme tels.

Ce que je viens de dire n’est donc pas contradictoire avec les travaux de Judith Butler, développés au début des années 90, expliquant, non pas que le genre nierait le sexe, mais qu’il le dépasse et le contraint. Pourtant, elle semble parfois reprendre les idées structuralistes, donnant l’impression que le genre efface, gomme le sexe, au point de le faire disparaître… comme si cette réalité gênait. Ou bien se contente-t-elle de citer, avec trop d’empathie, des autrices comme Luce Irigaray, qui a pu écrire que « La femme n’a pas de sexe » ou Julia Kristeva : « A proprement parlé, on ne peut pas dire que les « femmes » existent » ? Il s’agit là d’une extrapolation de la vision structuraliste, réduite à l’idée que l’humain ne pourrait être appréhendé qu’à travers les structures sociales qui le façonnent – et qu’il façonne en retour. Selon cette logique, l’humain n’existerait pas en état de nature, et rien de naturel chez lui n’aurait de réalité : ni son sexe ni la couleur de sa peau. Il y aurait donc que des individus de genre féminin, ou masculin dans des réalités sociales essentiellement bigenrées, mais phallocratiques et structurées par la famille. On ne serait donc femme qu’en tant qu’amante, mère et épouse, réellement ou virtuellement, et dans une norme hétérosexuelle.

Pourtant on doit pouvoir aussi admettre que certaines réalités naturelles ne peuvent être effacées ou supplantées par des constructions sociales ou politiques. Par exemple, même si nous ne vivons qu’en groupes sociaux, nous sommes ontologiquement différents des abeilles, des grands singes, des loups. Notre reproduction sexuée, la couleur de notre peau ou de nos yeux, notre âge… sont autant de données naturelles indéniables.

La société, quant à elle, continuera toujours de distinguer l’homme et la femme – et c’est aussi, comme je l’ai dit, une affaire de désir. Et l’État fera de même, ne serait-ce que pour gérer les identités et mettre sur pied des politiques familiales ou natalistes. Sans enfants, après tout, il n’y a plus de sociétés. Reste que le genre, bien que déterminé par le sexe, est construit indépendamment de lui. Il crée, non seulement une asymétrie, mais une hiérarchie, et cette hiérarchie des genres est à la foi de dimension juridico-politique et culturelle, mais aussi symbolique. Elle s’exprime par des oppositions comme nature/culture, corps/esprit, passif/actif, pénétrée/pénétrant, femme/homme, etc. Le genre impose donc une norme, comme tout code de conduite. Or, qui dit imposition, dit oppression et violence. Cela justifie des combats politiques pour modifier cette hiérarchie, voire pour abolir l’idée même de genre – sachant que tout rapport, même de désir, est rapport de force.

Mais où tout cela nous mène-t-il ? En quoi la question du genre est-elle devenue un enjeu de société, c’est-à-dire politique ?

Une petite minorité de gens – celle-là même contre laquelle militait Charlie Kirk – souhaiteraient que le genre ne soit plus lié au sexe. D’autres veulent purement et simplement faire disparaître cette notion de genre, culturellement construite : détruire le genre pour supprimer l’oppression de genre, plutôt que de tenter de lutter contre l’oppression sans abolir le genre… Mais comment imaginer détruire le genre ? Cela supposerait que la société – et donc l’État –, dans une idéologie proche de la laïcité ou de l’antiracisme, refuserait désormais de le prendre en compte. Or, refuser de reconnaître les religions ne les fait pas disparaître, et refuser le racisme ne supprime ni la notion de race ni le racisme lui-même. On ne peut donc ignorer que les gens ont une identité sexuelle, une libido, et que, considérant leur sexe, ils doivent pouvoir réinventer leur genre. Le genre, après tout, est la manière dont on considère le sexe de l’autre, entre réalité biologique, fantasme et conditionnement.

Je vois une autre raison de ne pas supprimer le genre : ce serait une démarche stérile et vaine. Si notre réalité sociale est bien structurée par le langage – qui nous impose, plus qu’un mode de pensée, un cadre politique qui installe des rapports de force –, alors il faudrait agir d’abord sur le langage ; et plus précisément comme on a essayé de le faire sur le genre des mots pour le dire. Non seulement passer par l’écriture inclusive, mais rendre neutre, pour les neutraliser, les mots ; « un » et « une » disparaissant, comme « le » et « la », « il » et « elle », etc. Ce qui n’a aucun sens, sauf à inventer une novlangue orwellienne, à rompre avec nos traditions littéraires, jeter notre culture aux poubelles de l’histoire – alors même que l’on regrette que les gens ne lisent plus. Cela me rappelle une autre fausse bonne idée, l’invention de l’espéranto, qui, quoi qu’on en dise, ne fonctionne toujours pas. 

Néanmoins, le genre reste une discrimination, au sens premier du terme. Combattre cette discrimination, c’est tout simplement vouloir éradiquer le genre pour ne conserver que le sexe. Ce projet politique, qui traverse tous les courants, ne peut qu’aboutir à son juste contraire. Comme les militants antiracistes qui finissent souvent par sombrer dans le racialisme, qui n’est qu’une autre forme de racisme. Et ces minorités, mal dans leur genre, qui veulent s’affranchir d’un cadre genré dans lequel elles ne se reconnaissent pas, finissent par renforcer l’idée même de genre en exigeant d’en changer. De même une certaine gauche, très favorable aux minorités LGBTI+, militante pour le mariage pour tous et prête à « troubler le genre », lutte contre la violence des normes sociales qui assignent chacun à un statut, mais font aussi nation, et qui par ailleurs, prétendant combattre le racisme, tout en cédant à l’antisémitisme, est la première à renvoyer les Français de souche à leur « privilège » et à les assigner à un statut de « mâle blanc occidental ». En les accusant d’être nécessairement racistes et colonialistes, donc criminels… Quant au féminisme, c’est lui qui risque de payer le prix fort de cette tentative de déconstruction du genre. Le féminisme historique – celui qui obtint pour les femmes le droit d’aller à l’université, puis de voter – se heurterait à une vraie difficulté si l’on niait l’existence des femmes. Soit que l’on considère que le sexe n’existe plus, aboli par le genre, soit que le genre lui-même serait contesté comme cadre aliénant. Dans les deux cas, il n’y aurait plus, selon ces militants, ni femmes, de sexe ou de genre, donc plus de sujet au féminisme, qui ne s’en remettrait pas. 

Redisons-le, comme en synthèse anticipée, que le problème sexuel, qui est de nature identitaire, avec une dimension légale et biologique, le problème du genre, politique, avec sa dimension culturelle et/ou religieuse, enfin le problème de la sexualité, psychologique, et de dimension morale ou philosophique si l’on veut, sont tous trois de natures différentes. Et si j’écris « problème », c’est qu’à lire l’enquête généalogique de Judith Butler, il semble bien que tout fasse problème.

Quant à la sexualité…

Pour compléter cette longue présentation, on doit aussi évoquer la troisième dimension, libidinale, qui fait que chacun, mâle ou femelle, homme ou femme, peut se sentir attiré sexuellement par des personnes de même sexe ou de sexe opposé, ou par les deux, ou bien encore par d’autres pratiques. Et quelle que soit sa virilité ou sa féminité, car on sait bien qu’on peut être un homme, bien dans son genre, viril, et aimant les autres hommes. De même une femme. L’exemple antique étant intéressant. Et on peut se demander si parfois l’envie de changer de genre n’est pas aussi liée au désir qu’on ressent pour des personnes de son sexe, et pour reproduire en couple avec eux un schéma « hétéro », donc normé. Bien que, personnellement, je ne vois pas nécessairement de rapport causal entre genre et désir.

Mais pour déjà conclure ici, il conviendrait dorénavant, et notamment dans tous les textes normatifs ou règlementaires, ou dans certains débats, de mieux distinguer le sexe et le genre, de ne plus confondre les deux sous les termes génériques d’homme et de femme, mots qui devraient être réservés aux concepts de genre ; et, pour parler de sexe comme forme de détermination biologique, de parler d’individus de sexe masculin ou féminin. Et surtout de revenir, pour s’y tenir, à une forme de rigueur intellectuelle, ce qui n’est par exemple pas toujours le choix de Judith Butler quand elle documente et reprend certaines analyses – je ne dis pas qu’elle y adhère.

Mais plus concrètement, dans quel mur cela nous mène-t-il ?

Aujourd’hui, mais comme hier, certains peuvent se sentir mal à l’aise dans une société qui continue à mal considérer les homosexuels, même si les choses ont beaucoup et positivement évolué, au moins en Occident. Car dans beaucoup d’autres sociétés l’homosexualité est encore un crime puni de mort. Mal dans leur corps, mal dans leur genre, ils désirent en changer. Et c’est vrai qu’il est parfois pesant de se faire renvoyer à sa nature, surtout si l’on vit mal ce que l’on est ; et parfois au point de souhaiter modifier son apparence en se travestissant, ou en transformant son corps, soit de manière cosmétique (modifier la couleur de ses cheveux, de ses yeux, de sa peau), ou biochimique (modifier sa pilosité, le développement de sa poitrine, son équilibre hormonal), ou même par des moyens chirurgicaux (modifier plus radicalement son visage, la forme de son sexe). Et bien que je pense que l’on devrait plutôt essayer d’accepter ce que la nature nous a donné : notre sexe, notre taille, la couleur de notre peau, nos goûts… Mais c’est parfois difficile, voire insurmontable. Aussi revendiquent-ils la liberté de changer de genre. Mais peut-on parler de liberté, quand il s’agit d’adopter dans l’espace public une attitude hors norme, et que l’État ne sait pas gérer ? Le genre étant induit par le sexe, quel sens cela aurait-il, et comment imaginer que l’État, qui ne sait que classer, dénombrer, et qui a besoin de catégoriser, et le fait à l’excès, puisse gérer un tel trouble identitaire ? Et une petite minorité, dans un espace démocratique, a-t-elle le droit d’imposer une modification d’une norme largement majoritaire ? Si la dictature majoritaire est problématique, celle d’une petite minorité l’est plus encore. Mais imaginons néanmoins qu’on accorde aux gens ce droit de changer ce qui peut l’être et qu’on sache « gérer » les transgenres – en France, depuis 2017, le changement de genre ne nécessite plus de preuve médicale –, en prenant légalement en compte l’identité de genre. Pourquoi l’État devrait-il les y aider ? Si certains, une toute petite minorité, souhaitent changer leur apparence et revendiquent aussi le fait d’être reconnus, non pas selon leur sexe génétique et anatomique, mais selon un genre qu’ils auraient choisi, cela nécessiterait de faire évoluer juridiquement notre contrat social, afin qu’en droit, on puisse reconnaître à un humain un genre différent de son sexe, voire de créer d’autres genres, ou peut-être d’abandonner la distinction de genre. Mais surtout, il faudrait faire évoluer radicalement les habitudes :

« Bonjour Monsieur !

  • Mais non, moi c’est madame…
  • Oh, pardon ! »

Et puis, si l’Etat, au moins en France, ne prend pas en compte la religion, ou l’appartenance politique, pourquoi devrait-il prendre en compte le genre ?

Ce débat mérite d’être tenu, mais comment imaginer trouver un accord dans une nation travaillée par des enjeux identitaires religieux, chrétiens ou musulmans.

Et puis, beaucoup d’entre nous (au moins après 1968, moins maintenant) revendiquent le droit d’une liberté de mœurs sexuelles. Sachant que, pour reprendre cette formule un peu triviale, la liberté sexuelle des uns s’arrête là où commence celle des autres : liberté de consentir ou pas à l’échange sexuel. Et puis la paix sociale, l’ordre public, les « bonnes » mœurs… Diogène, qui théâtralisait son enseignement philosophique, aurait, si l’on en croit la tradition, fait l’amour avec sa compagne en public. Mais il s’agissait moins de troubler la paix publique que de bousculer les mentalités. Mais la question ne s’arrête pas là, car le mariage civil est un peu à la sexualité, ce que le genre est au sexe. Car on imagine bien que le mariage n’est pas sans lien avec les préférences sexuelles. Et on peut remarquer que si l’État français conçoit maintenant le mariage entre deux personnes de même sexe, elle n’accepte pas encore la polygamie – qui est pourtant pratiquée assez fréquemment dans certains de nos quartiers où l’on marie de force des gamines de 13 ans. Et comme l’État reconnaît ici le droit de chaque individu à changer de genre, on verra des mariages « traditionnels » entre un homme et une femme, reconnus comme tels, mais qui seront peut-être deux individus de même sexe, mais pas du même genre. D’où un vrai casse-tête juridique.

Et aussi cette autre difficulté de concilier une politique de lutte contre les discriminions de genre – en la justifiant comme une lutte pour l’égalité des hommes et des femmes –, avec les exigences de l’Islam, et le désir d’une infime minorité de changer de genre. Car effacer le genre ne fera pas l’affaire des personnes qui fantasment sur cet autre sexe dans lequel ils travaillent à se faire reconnaître. Le garçon d’Elon Musk, Vivian, accepterait-il que le genre féminin disparaisse ?

Pour conclure, je voudrais insister sur le fait que ces débats qui peuvent paraitre théoriques ont des conséquences très concrètes, notamment dans le droit, le sport ou l’éducation.

Sur nos cartes d’identité ou de sécurité sociale, les services de l’État reprennent notre sexe – masculin ou féminin. Il va devenir urgent d’expliquer et de justifier que cette distinction est sexuelle et non de genre, et qu’il s’agit pour l’État, afin de bien « gérer » la population, de définir, à sa naissance, et de manière non exhaustive, l’identité de l’individu : son nom de naissance, ses date et lieu de naissance, son identité biologique, parfois ses empreintes digitales – mais ni son genre ni sa religion. En conséquence, si l’on accepte qu’au terme de modifications cosmétiques, biochimiques ou chirurgicales, ou sans la moindre de ces modifications, une personne demande à changer de genre, ou à cesser d’être quoi que ce soit de la sorte, et que l’État l’accepte conformément à un droit qui a ou aurait évolué, il ne devrait pas y avoir de changement de sexe, mais des hommes mâles, femelles ou neutres, et des femmes, pareillement.

Quant à la question de savoir si l’on peut accepter que des délinquants ou des criminels ayant « changé de sexe » soient emprisonnés avec des personnes du sexe qu’ils revendiquent… Sachant que la séparation de sexes me parait ici pertinente, il conviendrait de rappeler que si on peut changer de genre, on ne peut changer de sexe ou d’espèce et prétendre modifier sa signature chromosomique ou génétique et devenir un chien, une poule. Et que la ségrégation en prison est bien établie en fonction du sexe et non du genre. Les prisons américaines ont commencé à placer les détenus transgenres selon leur genre et non leur sexe. Ce qui est plus qu’une aberration, une folie.

Et la troisième question que je survole – c’est un peu la même – est celle du sport. On sait que les femmes trans (la nageuse transgenre Lia Thomas) ont, après leur transition, un avantage physique résiduel sur les femmes de naissance. Mais le CIO ne voit pas cela comme cela.

Et rajoutons encore cela : on nous parle, afin d’améliorer notre système de retraite, d’une nécessité d’améliorer l’égalité homme-femme. Mais qu’appelle-t-on alors un homme, une femme ? Il serait temps que les députés répondent à cette question à laquelle Donald Trump, bien soutenu par Charlie Kirk, dans son discours d’investiture, et dans un décret qu’il a immédiatement signé, a répondu « There are only two sexes, male and female » ; et que le sexe est attribué à la naissance, en fonction des cellules reproductives ; s’appuyant sur le travail des « Centers for Disease Control and Prevention » définissant le sexe comme « l’état biologique d’un individu comme un homme, une femme, ou quelque chose d’autre. Le sexe est affecté à la naissance et associé à des attributs physiques, tels que l’anatomie et les chromosomes ». Insistons, la biologie est claire, un individu mâle est capable, sauf insuffisance, de « produire des gamètes motiles dans le cadre de la reproduction sexuée anisogame ». Pardon pour ce charabia scientifique, mais rigoureux. Et restons-en là : le genre est une construction sociale et politique quand le sexe est une donnée biologique. Attachons-nous à travailler à l’égalité de droit entre hommes et femmes, et tentons de libérer les femmes de la tutelle masculine et de faire évoluer nos sociétés vers moins de masculinisme – quitte à combattre sur ce point l’islamisme. Et attachons-nous à dire que ce que la nature a fait peut parfois être amélioré, mais doit être accepté. Même si demain la science est capable de fabriquer des individus sans passer par un rapport coïtal, en troublant plus encore le genre, voire des individus qui seront des espèces nouvelles bricolées à partir de gènes humains et non humains. Comme l’écrit Camus : « Un homme, ça s’empêche ». Sauf que la réalité de la politique et du commerce montre que non.

Et pour trouver une conclusion à cette tentative de défendre la réalité asymétrique des sexes comme une richesse, et le concept de genre comme un outil afin de soutenir l’idée féministe qu’il faut travailler à supprimer la hiérarchie des genres, tout en libérant la sexualité de nombreux préjugés, je voulais déjà remarquer qu’un livre comme « Trouble dans le genre » ne pouvait être écrit que par une femme. Et que le même sujet aurait été traité différemment par un homme. Mais surtout que ce qui se joue ici, c’est l’existence même d’une civilisation et de nations aux valeurs et normes communes. Et que donc toute innovation sociale devrait passer par un débat parlementaire précédant un référendum. Je ne commenterai pas « Le choc des civilisations » de Samuel Huntington, mais je suis convaincu que seules les nations assez solides autour de valeurs identitaires communes pourront faire les sacrifices nécessaires à leur survie. Autrement pourquoi se battraient-elles ?

Le sexe est une réalité biologique commune à tous, le genre une construction sociale partie prenante de notre culture, mais qui doit évoluer à son rythme. Les ignorer ou les confondre mène à des impasses. Les opposer ou les instrumentaliser tout autant. Quant à la sexualité, laissons les gens la vivre dans leur sphère intime, sans vouloir la légiférer, la moraliser, et sans accepter qu’ils nous la mettent sous les yeux.

Les homosexuels sont-ils les meilleurs promoteurs de la théorie du genre ?

Une lecture anecdotique de l’actualité m’amène à m’interroger à nouveau sur ce que certains nomment « théorie du genre », et si j’y reviens ici, c’est déjà pour rappeler qu’une théorie n’est ni une profession de foi, ni l’expression pétitionnaire d’un choix doctrinaire, mais un schéma conceptuel explicatif et cohérent. Une théorie est donc bien spéculative, mais ne se borne pas à une liste d’assertions conjecturales. Elle doit proposer des concepts validables et formés pour rendre compte et analyser une réalité phénoménale ou psychologique en identifiant des relations causales, analysant des processus logiques, formalisant des lois ; justifiant ainsi une démarche « scientifique » – même si l’on parle en l’espèce de sociologie. Et cette théorie explicative clarifie en l’espèce un point essentiel : les vocables appariés d’homme et de femme rendent chacun compte de deux types d’identités, une première, naturelle, sexuelle, et une seconde, culturelle, générique. Il faut donc bien distinguer le sexe, mâle ou femelle, dont l’individu ne peut a priori s’affranchir, et le genre, masculin ou féminin, qui est une construction culturelle, et dont le traduction, dans notre langue, consiste à distinguer en genre, le soleil et la lune, la chaise et le tabouret, la terre de mon pays et la mère patrie – pourquoi pas, le terre de ma pays et le père matrie ; mais cessons d’affoler mon correcteur de texte en mettant les conventions orthographiques cul par-dessus tête (l’un d’ailleurs marqué au coin de la masculinité et l’autre de la féminité …). Et les promoteurs de la théorie du genre nous disent très justement que ce qui a été construit, par l’éducation, peut être déconstruit par une autre éducation, et nous en propose le projet au prétexte que ces identités différentes de nature, mais mêlées dans le langage courant – car l’une procède historiquement de l’autre – conduisent à des discriminations inacceptables sur le registre de l’égalité des sexes. Comment contester tout cela ?

Honnêtement, on ne peut nier les évidences, ni contester que cette théorie rende compte d’une réalité historique et sociale, ni ignorer que certaines discriminations de genre soient indéfendables. Néanmoins, il reste possible de condamner quelques dérives programmatiques qui, pour être construites sur des idées généreuses, n’en sont pas moins dangereuses.

Dans un texte précédent, je mettais mon lecteur en garde contre cette idée liberticide qui, confondant égalité et similarité, voudrait promouvoir la similitude comme une valeur, et couper les têtes qui auraient l’imprudence – l’impudence – de dépasser. Evidemment, la nature, produisant de la dissemblance et affectant aux êtres des rôles pour lesquels elle les adapte, introduit des inégalités de pouvoir (ici potenta plus que potestas, pour reprendre un distinguo structurant chez Spinoza) : L’Homme a assujetti sa planète – comme le dit le Livre : « Dominez sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux des cieux, et sur tout être vivant qui se meut sur la terre » ; la femelle porte l’enfant à naître puis l’alète, le mâle n’étant ici qu’un contributeur, un partenaire nécessaire ; et un facilitateur, car la mère, étant affaiblie par ses grossesses, doit chercher protection dans une tribu patriarcale. Mais cette inégalité de traitement – de l’individu par la nature –, ou de statut naturel dans un ordre des choses, ne s’appréhende pas nécessairement sur une échelle de valeur bornée par le bien et la mal. En second lieu, j’exprimais des craintes de voir, pour des raisons dont la dimension dogmatique ne peut s’ignorer, des traditions structurantes être détruites sans profit pour personne, si ce n’est quelques poignées de bulletins roses dans une urne. Je n’y reviendrai pas. Mais c’est quand même le fond de la question qui m’apparait ainsi : la construction culturelle d’archétypes de genres, dans le prolongement d’une spécialisation biologique naturelle, crée des discriminations sociales dont certaines sont négatives. Et tant qu’il y aura deux genres, masculin et féminin, il y aura, non pas un sexe fort et un sexe faible, mais un genre fort et un faible, et donc une relation déséquilibrée car concurrentielle où l’un domine sur l’autre, ou du moins est porté à le faire. On peut donc, ayant dénoncé la chose et démonté ses mécanismes – merci à la théorie du genre –, soit ruiner cette distinction – c’est-à-dire supprimer le genre, ce qui me parait impossible –, soit modifier les archétypes – ce qui revient à en construire d’autres, et à déplacer un problème sans vraiment le résoudre –, soit, plus modestement, s’attaquer directement aux discriminations négatives en conservant toute la richesse (et le plaisir aussi) à être deux ; deux regards, deux corps. Je plaide personnellement pour cette dernière solution, à la fois au nom de la tradition, et parce qu’il ne me déplait pas qu’il ait dans notre monde artificiel et psychologique du masculin et du féminin, en écho à l’ontologie du monde que je sens dual. Et, la tradition, revenons-y ! Toute notre mythologie, notre symbolique, est construite sur l’idée d’une terre féminisée, d’une terre fécondable et nourricière, matrice d’où nous serions tous sortis. L’ancien comme le nouveau testament – ou du moins l’évangile apocryphe de l’enfance – racontent comment l’homme a été fait de terre et d’eau, animé par le souffle divin, par le soleil, symbolisé dans l’empire romain par Appolon, sol invictus, que l’on fêtait le 25 décembre. Dans l’Evangile que je cite, Jésus enfant crée des oiseaux en terre qu’il fait cuire au soleil, et qu’il fait s’envoler.

Mâles et femelles sont donc différents, biologiquement, irréductiblement, mais aussi psychologiquement. Chacun devrait savoir qu’il n’y a pas d’autre réalité que celle de la matière, d’autre psychologie que celle d’un corps qui vit et réagit à un environnement toujours mouvant – Montagne écrit dans son langage du XVIe siècle que « le monde n’est qu’une branloire pérenne ». Chacun devrait reconnaitre que le rapport d’un enfant ou d’un adolescent avec son sexe – rapport fait de plaisir et d’angoisses –, façonne sa psychologie et  que, corrélativement, la psychologie d’un homme sera toujours différente de celle d’une femme ; que l’on me démontre le contraire… Et toute différence sensible appelle, en réponse subjective et relationnelle, une discrimination. Et cette discrimination peut être neutre ou éventuellement positive, si elle est naturelle, car toute différence, toute diversité de forme, de nature, est une richesse ; mais elle peut aussi être négative dès que ces différences s’appréhendent sur le registre des valeurs, ou, comme certaines religions s’y emploient, si l’on en fait une véritable axiologie, en inventant le concept d’impureté des femmes pubères, ou en associant la féminité au désir et au Mal – éros écartelé entre agapè et porneia. On peut, dès lors, sous les réserves déjà longuement évoquées et rappelées (la question des traditions et de la cohésion sociale) souscrire à cette ambition de s’attaquer aux discriminations négatives, en déconstruisant les schémas de pensée qui conduisent aux inégalités de droit et aliènent le « second sexe » au pouvoir (ici potestas) du « premier ». Et je vois bien tout l’intérêt de distinguer le sexe – discrimination naturelle donc positive (ou neutre) – et le genre – discrimination pointée comme trop négative, donc moralement contestable, même si elle est souvent neutre. Je remarque d’ailleurs au passage, et cette incise justifierait un développement qui n’a pas ici sa place, que le désir (de l’autre sexe) nait d’une discrimination (positive) – Narcisse est un déséquilibré. Tout cela fait donc sens. Mais je vois bien qu’il sera difficile de s’attaquer vite et profondément à l’habitus, et je continue à me demander si « tout casser » en vaut vraiment la peine.

Et je vois trop, et ce me semble beaucoup plus grave, que ce débat autant légitime que nécessaire est pollué par d’autres revendications sociétales, notamment de minorités homosexuelles qui, en tant que tels, n’ont pas grand-chose à dire du problème posé, et dont les préoccupations sont moins le sort fait par nos sociétés au second sexe, que celui qui est fait, par les éléments les plus traditionalistes, au troisième sexe, et leur difficulté à trouver leur place entre deux figures conceptuelles qui sont celle de l’homme et de la femme, l’une et l’autre conçues comme appariés dans un équipage domestique dont l’objet est l’enfant et le moyen la couche consacrée par l’institution ecclésiale ou républicaine. Ces homos interfèrent dans ce débat, en proposant la suppression du genre compris comme norme ; ce que l’on peut comprendre compte-tenu des idées et des pratiques qu’ils défendent. Mais je ne peux les suivre, malgré le respect que je leur porte et qui n’a d’égal que celui que je porte à tout le monde.

En premier lieu, ces minorités, niant la discrimination positive des sexes, contestent l’autorité de la nature. Et je suis toujours effrayé que l’on puisse nier une réalité naturelle, ou contester l’autorité des faits.

En second lieu, je me demande si leur projet a grand-chose à voir avec celui, implicite, des inventeurs de la théorie du genre. Les uns voulaient dénoncer la condition faite aux femmes, et pointer comme tels des a priori culturels et déconstruire des statuts artificiellement hiérarchisés. Les homosexuels de tous bords semblent vouloir, au moins pour certains, à défaut de choisir leur sexe, choisir leur genre, à leur convenance, et en fonction de leurs inclinaisons sexuelles. Mais je conviens qu’il est ici très facile de généraliser, et de sombrer dans une forme de caricature.

Par ailleurs, si la théorie du genre, séparant dans une démarche clarificatrice sexe et genre,  « asexue » logiquement le genre (la chaise et le tabouret sont de genres différents, sans avoir de sexe défini) et « affaiblit » la sexualisation en la cantonnant à ses fonctions de reproduction et de pourvoyeur de plaisir – n’en déplaise à Paul de Tarse –, lui refusant toute capacité normative, les homosexuels semblent moins clarifier (en séparant sexe et genre) qu’apporter la confusion (des genres) : un enfant vivant dans un couple homosexuel, n’ayant pas socialement un père et une mère, pourrait avoir deux pères, ou deux mères, mais parfois une mère qui est un homme, ou un père qui est une femme. Et je ne peux m’empêcher de voir un lien avec un débat récent sur le mariage pour tous, débat de société qui n’a pas eu lieu et qui n’était qu’une tentative de justification du mariage promis aux homosexuels : refus de nommer les choses, refus du débat, refus d’écouter le peuple, déni de démocratie (et je confirme être personnellement ouvert à l’union devant l’institution des homosexuels).

Le genre signe, non pas la spécificité biologique (mâle ou femelle), mais la fonction parentale et familiale (mari et femme, père et mère, garçon ou fille) ; et cette fonction est sociale, d’où le risque d’y toucher trop radicalement. Le genre est donc, au moins à l’origine, la traduction familiale donc sociale et politique d’une détermination génitale. C’est la virtualité procréative qui crée le genre, pas la sexualité, et c’est la société, donc ses rapports de force qui en a fait ce qu’il est devenu, une justification, sur le registre du naturel, du pouvoir des mâles – Dieu étant créé à l’image du mâle. Et je me demande si les homosexuels les plus boboisés,  en quête de reconnaissance et de normalité, veulent bien – hier ils n’ont pas remis en cause l’institution du mariage, sacrement bourgeois s’il en est –, remettre en cause le genre et ce que dénonce la théorie éponyme. Ne veulent-ils pas, pour certains choisir selon leur penchant, d’être de l’un ou l’autre côté. L’autodétermination du genre réclamé par certains serait alors une authentique révolution, c’est-à-dire un changement qui ne change rien. On change les personnes, mais on conserve les structures d’aliénation.

Il y aurait alors bien deux combats distincts. Celui de ceux qui veulent déconstruire le genre, facteur d’aliénation, en gommant l’identité sexuelle des individus de la sphère publique – en expliquant qu’une sentinelle est rarement une femme quand elle garde l’entrée d’une caserne, qu’une sage-femme peut être un homme, et il reste à en convaincre nos amis musulmans –, et le combat de ceux qui veulent à tout prix faire accepter dans cette sphère publique leurs préférences sexuelles.

Concluons, comme on joue, à imaginer un nouvel an II qui abolirait, non pas l’esclavage stricto sensu, mais cet autre esclavage qu’est l’usage du genre dans les us et coutumes, et conséquemment dans notre langage. Faudra-t-il alors conserver nos numéros de sécurité sociale en l’état ou les castrer de leur premier chiffre ? Faudra-t-il aussi redéfinir quelques usages, décider si l’on continue à user du monsieur ou du madame, et inventer pour la langue française un neutre, car féminiser tous les noms de profession, ne règle rien renforçant le genre plus que ne l’affaiblissant. Où irions-nous ? Supprimer le genre comme réalité sociale construite sur une base biologique m’apparait impossible ; permettre à chacun de choisir son genre, indépendamment de son sexe, une demande exorbitante et disons-le monstrueuse. Nous devons préserver nos traditions les plus essentielles et les plus inoffensives. Reste à travailler à ce qu’une différence naturelle, à la disparition de laquelle nous aurions beaucoup à perdre ne devienne pas un artifice aliénant pour une moitié de la population. La réponse est sans doute du côté de la promotion d’une certaine forme de laïcité. Pourquoi, par exemple, accepter que nous sœurs musulmanes soient voilées, ni nos frères musulmans ne le soient pas ?

Revendication de la liberté de pisser debout (où il sera question de la théorie du genre)

Je me défie d’autant plus des dogmes politiques qu’ils prennent appuis sur quelques évidences difficilement contestables. C’est d’ailleurs un artifice de bonimenteur de foire, que de débiter des évidences pour extorquer l’accord du chaland, et pour ensuite, prenant appuis sur ce premier assentiment, lui vendre ce dont il n’a nul besoin, ou lui faire avaler une pilule amère ou une couillonnade habile. C’est par exemple tout l’art rhétorique d’un Besancenot. La vérité, elle, n’a  jamais besoin de fondements, se contentant d’être, et souvent évanescente ; par contre méfions-nous des architectures branlantes posées sur un socle solide. Mais venons-en plutôt à mon propos et abordons le sujet par ce qui ne devrait pas prêter à discussion.

Dans les  sociétés humaines, les statuts et les places relatives des hommes et des femmes procèdent de l’histoire et prennent la forme de la tradition. Et cet habitus a pour origine déterminante le processus biologique de reproduction des mammifères ; autrement dit la maternité.

En effet, si hommes et femmes occupent des places discriminées, c’est que l’homme est un père en puissance et la femme, potentiellement une mère. Et cette répartition naturelle des rôles dans le processus génital, le fait que la grossesse et l’allaitement  – laissons de côté les règles menstruelles – échoient à l’une, alors que l’autre se voit mieux doté en force physique que sa compagne, a desservi  la femelle qui s’est trouvée piégée par l’enfant, la famille, et a permis au mâle fécondateur de s’arroger et d’occuper naturellement une position dominante dans le couple, et par extension dans la société. Mais je conçois que l’on puisse le regretter, et souhaiter s’affranchir de la nature. Même si la modernité n’est pas réductible à ce désir de contester l’autorité de la nature.

Les rôles ont donc été distribués par l’histoire des peuples suivant un  processus qui procède de caractères biologiques et des conditions même de développement des sociétés humaines. Et l’histoire, sur ce socle d’une différence sexuelle incontestable, a permis l’existence de deux genres : masculin et féminin, homme et femme, le soleil et la terre, Mars et Eros. Chacun peut et doit l’admettre : la sexualité procède de la biologie, et le genre de la tradition. Mais le genre découle d’une manière non déterminante du sexe. Ainsi, et pour ne prendre qu’un ou deux exemples, si les petits garçons portent des shorts ou des pantalons, alors que leurs sœurs vont habillées en robe, cela est à mettre au crédit – voire au débit selon certaines – du genre et non du sexe ; et d’un genre qui procède du sexe. Pour ce qui est de la vaisselle ou de l’aspirateur, il en est évidemment de même. Voilà pour les évidences, et précisément ce que l’on doit concéder à la théorie du genre.

Nos traditions sont évidemment destinées à évoluer, et elles ne s’en privent pas, soit sous la pression d’une évolution progressive des mœurs – de plus en plus de filles portent des jeans –, soit sous celle, plus politique, des morales nationale ou ethnique. Et mon propos n’est pas ici de réfléchir, ni aux fondements de la morale, ni aux causes profondes de l’évolution des mœurs. Il me suffira de remarquer que le concept d’histoire peut être appréhendé en distinguant par exemple l’histoire des techniques, l’histoire économique, l’histoire des idées – de l’homo sapiens, laborans, ludens,  economicus.

Que les femmes, mais aussi un nombre important d’hommes souhaitent remettre en cause une tradition que l’on peut qualifier de machiste, me va bien et j’adhère personnellement  à cette ambition. Et si l’on ne peut remettre en cause le sexe des individus, on peut donc travailler sur le genre. Car si le sexe est acquis, à la naissance, le genre est une construction culturelle et ce qui a été construit peut être déconstruit. Mais il convient néanmoins de se poser une question simple : pourquoi faudrait-il changer les choses ? Je ne vois qu’une réponse « morale » à cette première question : pour libérer les femmes. Et des évolutions majeurs ont d’ailleurs fait bouger considérablement les choses depuis un petit siècle : La contraception, l’IVG, la PMA, la gestation pour autrui, demain le clonage humain. Ces évolutions  médicales, qui touchent toutes à la maternité comme fondement du genre, vont permettre de redistribuer les rôles, mais ne changeront rien au fait, ni qu’existent des êtres aux différences évidentes, hommes et des femmes, ni qu’hommes et femme s’attirent et se fascinent naturellement ; car la nature a des principes qui permettent la survie de ‘espèce. On doit aussi rajouter l’accès des femmes au salariat, c’est-à-dire à la pire servitude que l’humain ait connue. Bienvenue à nos sœurs !

Le projet politique des promoteurs de la théorie des genres m’apparait donc comme l’ambition de supprimer le genre (et pourquoi pas ?), et de ne conserver dans leur perception de l’humain que le sexe, que l’on ne peut escamoter. Je vois deux limites à cette ambition, qui constituent des réserves fortes.

En premier lieu, je m’interroge sur les ressorts profonds de cette ambition. Ce projet s’inscrit-il dans une démarche vertueuse de défense de principes démocratiques : liberté, égalité ? Il s’agirait alors de libérer les femmes de la domination masculine, et de permettre aux citoyens comme aux citoyennes d’avoir les mêmes droits.

Ou s’agit-il d’une forme de règlement de compte, de guerre des sexes non déclarée que je qualifierai de prosélytisme féministe ? Il s’agirait alors de faire payer aux hommes quelques millénaires de servitude féminine.

En second lieu, je m’interroge sur la simple possibilité d’escamoter le genre, et de tordre le cou sans réflexion aux traditions. Je pense qu’alors, on prendrait un risque énorme en « jetant, en quelque sorte, le bébé avec l’eau du bain ». On ne saurait évidemment escamoter le genre pour de multiples raisons. La première est phylogénétique. Je pense qu’il a été suffisamment démontré que certains caractères acquis pouvaient, selon un processus encore mal connu, s’inscrire dans les gènes et enrichir ou modifier l’innéité. Je pense donc qu’indépendamment de l’éducation, la psychologie d’un bébé mâle et différent de celle d’un bébé femelle. Je n’irais pas jusqu’à plaider « l’éternel féminin », ou expliquer comme Schopenhauer que le caractère est transmis par le père et l’intelligence par la mère » mais les différences sexuelles ne se limitent pas à « en avoir ou ne pas en avoir », et qu’on aurait tort de renvoyer au genre tout ce qui ne constitue pas une différence biologique ou morphologique.

Enfin, on peut s’étonner de la confusion si souvent présente dans les discours entre égalité et similarité. Que les hommes et les femmes soient égaux (ou égales) en droits et en devoir, n’implique pas, fort heureusement, qu’ils soient sexuellement, ou plus largement physiquement, racialement, identiques. Je remarque d’ailleurs que ce sont les mêmes qui défendent cette idée de similarité et dans le même temps font la promotion de la diversité ethnique.

Pour ce qui est de la tradition, pourquoi faudrait-il la détruire, sauf à ce qu’elle offense la morale ? Je pense évidemment à l’asservissement des femmes, l’inégalité des citoyens devant la loi, plus largement à l’atteinte aux libertés individuelles. Mais les traditions forment aussi le ciment de toute nation, et il est extrêmement dangereux de les faire évoluer trop vite. Méfions-nous de ne pas le abandonner toutes, c’est-à-dire de renoncer à notre culture au risque de voir d’autres communautés nous imposer la leur, que nous accepterons par respect de certaines minorités agissantes, ou du fait des complexes qui sont les nôtres.

Nous devons être très attentif aux justifications des modifications culturelles que l’on nous propose, défendre nos traditions quand elles ne font de mal à personne et garantissent une stabilité psychologique, émotionnelle, affective aux individus – pourquoi vouloir faire porter aux garçons des jupes ? Quelle justification morale ? Que cherche-t-on ? Pourquoi renoncerait-on à coller sur les portes des toilettes des logotypes imagés, où l’on voit, stylisés sur l’un, un homme en pantalon, et sur l’autre une jupe.

Je mets d’ailleurs chacun en garde contre cette tentation de nier la biologie. Nier la différence objective des sexes, différence biologique, culturelle, psychologique, c’est nier la réalité, et c’est surtout refuser l’autorité de la nature – et c’est bien la question qui est posée par la possibilité du clonage humain.  Et je dis que si l’humanité évolue à grande vitesse vers le mur des réalités où elle va se fracasser, c’est bien que nous refusons l’autorité de la nature, et confondons en permanence modernité et progrès, alors que notre modernité est de plus en plus porteuse d’une part de regrès, aujourd’hui infiniment plus importante que sa part plus positive. Pour ce qui me concerne, j’élèverai mes petits-fils comme j’ai élevé leurs pères ; et je leur apprendrai à pisser debout. Pourquoi rompre cette tradition ? Serait-ce de nature à libérer les femmes ? Et cette habitude procède-t-elle du sexe ou du genre. Si mon chien lève la patte en pareille circonstance, sexe ou genre ? Il ne me gêne pas que nos traditions aient construit, dans le prolongement d’une différence physique fondamentale, essentielle – car l’équilibre du monde se joue sur deux polarités, mâle et femelle, positive et négative, attractive et répulsive, vide et plein, acide et basique, équilibre qui se résout par le neutre –, des genres qui sont des constructions culturelles. J’entends les défendre comme on défend ses habitudes, ses traditions, sa culture, sans prétention à les considérer comme supérieures. Et je suis ouvert à les faire évoluer si elles offensent une morale que je réduis ici, à la liberté des individus dans leur diversité ethnique, religieuse, sexuelle, et à l’égalité devant le droit.

Je conclus ici en revenant sur le titre de mon propos. Le choix tient évidemment plus au plaisir de faire un clin d’œil à Fichte qu’à celui de choquer. Mais, s’il est,  par ailleurs, toujours nécessaire de chercher l’accroche, je revendique mêmement l’un et l’autre de ces choix.