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Toujours les valeurs

Les trois ennemis les plus radicaux de l’homme sont l’Homme, l’État et la Technique. L’homme, car l’homme ne se respecte pas lui-même et se montre, malgré les injonctions religieuses et les prétentions philosophiques, incapable de maîtriser ses pulsions et de se tenir ferme et droit. L’espèce humaine est généreusement dotée de la faculté de penser et de discourir. L’homme réfléchit donc un peu et bavarde beaucoup, mais tout cela est stérile. Depuis la création des premières écoles philosophiques grecques, nous n’avons pas avancé d’un centimètre. C’est vrai qu’Octave-Auguste avait ouvert à Rome des bibliothèques ouvertes au Public. C’est vrai que Marc-Aurèle, maître du monde occidental, était un philosophe stoïcien sincère. A quoi cela a-t-il servi ? C’est juste, le Bouddha, le Christ… mais ils n’ont pas changé l’homme. Le fils de Dieu, fils et Dieu à la fois, un dieu omnipotent, n’a pas changé l’homme. Il n’a rien réglé. Il est mort, est revenu, mais ne reviendra pas. Joyeuses Pâques !

La technique, car faute d’être un moyen de libération de l’homme, elle le déshumanise, le réifie, le transforme en objet, en produit, et le gère comme un problème qui attendrait sa solution. Constatons aussi que chaque progrès qui règle un problème, en crée deux nouveaux qu’il lui faudra alors régler, justifiant sa totale prise sur nos vies. Et le progrès, convenons-en, n’est pas au service des gens, mais du Marché.

L’État, parce que son essence est toujours totalitaire ; et que, si l’on ne voit pas bien comment s’en passer, il faut alors le qualifier de mal nécessaire, un mal qui a deux visages : le technique et le bureaucratique. Et si le moindre mal est un État démocratique et laïc, le pire est un État religieux. Mussolini, qui a inventé le concept de fascisme, prônait un totalitarisme d’État, nationaliste et méprisant l’individu. Mais que le pouvoir soit concentré entre les mains d’un État aux ordres d’un leader, d’un guide, d’un grand timonier, d’un petit père des peuples, ou d’une assemblée de prêtres interprétant des textes ambigus, ou encore d’un parti unique autoproclamé représentant du peuple, c’est toujours le même totalitarisme, la même dictature, la même violence, la même absence d’état de droit, le même traitement des opposants, la même négation des libertés individuelles et des autres droits humains fondamentaux. Et le droit d’expression écrasé par la propagande bien-pensante de l’État. Et c’est cela qu’il faut combattre, et avec la même détermination, ici et maintenant, l’islamisme, le mélenchonisme, certaines dérives liberticides macronistes. Nicolas Gomez Davila résume bien la situation « L’État moderne réalisera son essence lorsque la police, comme Dieu, sera témoin de tous les actes de l’homme ». Orwell, dans sa fameuse dystopie, ne raconte pas autre chose. Ici, nous n’y sommes plus très loin, même si la Chine a pris un peu d’avance. Encore un effort M. Macron, ou bien ce sera M. Retailleau qui ne demande que ça, mettre des caméras dans nos salles de bains pour vérifier que nous changeons de caleçon aussi souvent que l’Ademe le souhaite ; ou bien Mme Le Pen qui ne s’intéresse pas à ces sujets, ne souhaite pas renverser la table, mais s’y attabler en salivant, convaincue que son rond de serviette l’y attend déjà.

Mais la question des valeurs est centrale. Par exemple, dans un pays laïc, l’apostasie est un droit, une liberté. En Islam, c’est un crime puni de mort. Rappelons que longtemps, en Occident, si être apostat vous valait la prison et la torture, être relaps, c’était le bûcher assuré, au nom de l’orthodoxie morale, du Bien, de Dieu, du Dieu aimant et miséricordieux des Évangiles. Et on voit aujourd’hui comment la question de la fin de vie gêne les catholiques… Suicide ? vous avez dit suicide ?

Oui, la question des valeurs est centrale. L’actualité me ramène donc à Trump qui la chevauche à sa façon, en cow-boy ; à Vance qui nous interpelle sur la censure en Europe, à Elon Musk qui est sur la même ligne, mais s’effraie des droits de douane… Je ne doute pas que le Président étatsunien ne commence aucune de ses journées sans lire mon blog. Je lui suggère donc une idée : pourquoi ne pas créer une zone civilisationnelle, occidentale de libre-échange, sans aucun droit de douane ? Tout en la limitant aux pays occidentaux acceptant de signer et d’appliquer une courte charte des valeurs ? Ce serait l’occasion de les redéfinir, d’en finir aussi définitivement avec le wokisme et l’usage perverti de la théorie du genre, de réaffirmer, comme les Britanniques viennent de le faire – mais restés dans l’UE, auraient-ils pu le faire ? – que l’identité juridique des individus tient à leur sexe et non à leur genre – ce qui implique que dans une compétition sportive, un trans de genre féminin, mais porteur d’une 23e paire de chromosomes XY – même s’il a perdu une paire d’autre chose – étant bien, biologiquement, un homme, doit concourir avec les hommes ; et peut-être de promouvoir de nouvelles valeurs : Esprit de Responsabilité, Défenses des libertés individuelles, Solidarité, Sens de la justice… Cela exclurait de fait la Chine, la Russie, les pays islamisés, le wokistan, peut-être une partie des pays de l’EU, pour reprendre la rhétorique de Vance. Je remarque d’ailleurs en faisant une recherche web sur « valeurs occidentales » qu’il n’en existe aucune de clairement définie par un texte consensuel. C’est un concept flou et mou, comme une certaine gauche bobo les aime tant. Tant qu’elles ne seront pas affirmées et respectées, elles n’existeront pas. Quant à la Déclaration universelle des droits de l’homme, c’est un texte non universellement reconnu, une déclaration de vœux pieux contestable. Et ses 30 articles sont mal écrits et tendancieux, donc très interprétables, donc inutiles… un exercice diplomatique creux, de la vraie politique… Et un terrain de jeu pour des juriste engagés qui peuvent produire une jurisprudence toujours plus exorbitante du droit ; ou pour des responsables politiques qui peuvent demander n’importe quoi, au prétexte que ce serait un droit de l’homme.  

Travail, famille, patrie.

Le MEDEF ouvrait hier son université d’été et les médias se sont fait l’écho de cette manifestation politique qui s’inscrit dans ce que Guy Debord[1] appelait en 1967, la Société du spectacle ; et que nous contribuons tous à faire tenir debout. Je crains d’ailleurs que nous n’ayons que deux perspectives, la continuation de la Société du spectacle et l’Utopie ; mais sans doute faut-il accepter ce déchirement et vivre, par défaut d’autres possibilités, dans la Société telle qu’elle est, et se battre pour rendre possibles nos utopies, pour les faire vivre dans nos têtes ou nos cœurs, à l’intérieur de nos communautés familiales, intellectuelles ou amicales. Les microsociétés à la construction desquelles les situationnistes (Debord en tête) aspiraient, sont aujourd’hui réduites aux personnes singulières et isolées qui croient encore, après l’annonce de la fin de l’histoire, à cet idéal d’un monde nouveau où l’homme pourrait réaliser pleinement ses potentialités. Et ils constitueront peut-être un jour les nucléides autour desquels viendront graviter d’autres singularités engagées. Et qu’importe la pureté de ces noyaux si leur pouvoir d’attraction est suffisant pour que s’agrège autour d’eux la substance qui constituera peut-être les perles rares qui feront rêver des générations libérées. Mais revenons à cette université d’été, celle du MEDEF, et plus précisément à une réflexion qu’elle m’inspire sur le travail et la vraie création de richesse.

Je ne critiquerai pas ici les propos tenus, en distribuant des points, bon ou mauvais, et par exemple en m’inscrivant en faux contre cette idée que seule l’entreprise créerait des richesses – car bien évidemment l’université, l’hôpital, les labos de recherche et bien d’autres organisations en créent – ou encore en convenant bien volontiers que de créer une nouvelle taxe est bien le meilleur moyen de ne pas réformer, et ne constitue donc qu’une démission politique. Je m’attarderai simplement sur cette idée que le travail serait une valeur, car il permettrait la réalisation de soi. Foutaise, ou sophisme ?

C’est un peu comme de dire que la guerre est une valeur, au prétexte qu’un homme d’action peut s’y réaliser. Certains jeunes gens choisissent effectivement la carrière des armes pour cette raison et toute la communication des services de recrutement des armées ne s’articule pas autrement. Et une carrière militaire ne l’est, militaire, que s’il y a des théâtres d’opérations où le soldat peut s’exprimer, c’est-à-dire tuer les ennemis qu’on lui désigne. Mais j’aurais pu aussi évoquer, sur le registre des symboles forts positifs, la conquête de l’espace, ou négatifs le colonialisme. Quel est le fond de la question ?

Il me semble, si l’on cherche à donner du sens au travail, qu’il faut admettre que l’homme contemporain cherche, en la matière, trois choses également fondamentales et nécessaires à son équilibre. Tout d’abord, il recherche des revenus qui soient suffisants, pérennes, garantis. Car nous vivons dans une société de surconsommation où nos besoins sont déterminés par la publicité, où chacun est réduit à un statut de consommateur addicte aux produits tendance, contribuable asphyxié et contributeur passif à la survie d’un système épuisé, et où l’argent est devenu l’alpha et l’oméga de toute entreprise humaine. Et quand j’entends des journalistes évoquer l’inquiétude des salariés dont l’usine ferme et qui réclament du travail, j’ai souvent l’impression qu’ils se contenteraient qu’on leur garantisse des revenus.

En second lieu, mais ce terme de second n’affirme rien d’autre que l’ordre inspiré d’un énoncé d’évidences, le travailleur recherche un statut hiérarchique dans la société, et je serais tenté de renvoyer ici mon lecteur à certaines analyses d’Erich Fromm sur l’évolution paradoxale du sentiment d’individuation des individus et sur la peur induite de leur liberté nouvelle. L’homme libre refuse par définition d’intégrer la dialectique maitre-esclave, dominant-dominé, employeur-employé, décideur- exécutant, mais  comment s’en affranchir ? Et dans son essai « La peur de la liberté » Fromm, (parlant de la théologie de Luther qu’il rend responsable de cette évolution) décrit en ces termes un individu moderne écartelé : « L’homme est libéré de tous les liens qui l’attachent aux autorités spirituelles, mais cette même liberté le laisse seul et angoissé, l’écrase avec le sentiment de sa propre insignifiance et de son impuissance en tant qu’individu. Cet individu libre et isolé est écrasé par l’expérience de son insignifiance personnelle ». Je pense que le travail permet à de nombreux individus un enracinement dans la société dont ils ont psychologiquement besoin, et le travail, s’il permet d’acquérir un statut dans la communauté, peut être, de ce point de vue, un substitut à la religion. Car cet enracinement social est traditionnellement vécu sur le mode hiérarchique – rappelons que l’étymologie même du mot (hieros pour sacré et arkhein pour commander) renvoie à l’idée d’autorité religieuse. On cherche donc à être aussi reconnu professionnellement par les siens. Il est d’ailleurs révélateur de constater qu’à la question « Que faites-vous dans la vie ? », on réponde trop souvent en déclinant un statut professionnel ou l’énoncé d’une profession plus ou moins valorisante. Et noter la gêne de certains retraités à évoquer leur retrait relatif de la vie active est tout aussi banal. Il serait si facile de répondre de manière iconoclaste que dans la vie, « on réfléchit à la nature des choses et à la difficulté d’être », que, devant aussi gagner sa vie, le temps nous manque pour cela, mais que la retraite nous permettra un jour, ayant alors quitter l’activité passive pour intégrer la vie active de se consacrer plus sérieusement à ce qui fait l’essentiel de cette vie, et  lui confère cette dimension de véritable activité.

Enfin, il me semble que chaque homme (si l’on en croit Maslow) aspire aussi à se réaliser, c’est-à-dire à réduire cette séparation entre soi et soi. Le travail peut sans doute y contribuer et est donc, de ce dernier point de vue, paradoxalement, cadre de libéralisation virtuel, et lieu d’aliénation potentiel. Mais je prétends que l’on peut se réaliser autrement, et ailleurs : rentrer dans une association caritative, cultiver son jardin, écrire de la philosophie, peindre, construire des maquettes de la tour Effel en allumettes.

En conclusion, le travail qui est pour l’essentiel un cadre d’aliénation, surtout s’il est salarié et si les tâches exigées du salarié sont sans intérêt personnel, exténuantes, répétitives et mal payées, est totalement nécessaire dans un système de production-consommation de masse, et il est dès lors indispensable de tout faire pour faire chuter le taux de chômage ; et notamment celui des jeunes. Mais je ne souscris pas à cette idée que le travail soit une valeur.

Et, après avoir cité Fromm, je ne peux conclure sans faire référence à sa compatriote Hannah Arendt. Dans « Condition de l’homme moderne », la philosophe germano-américaine distingue les concepts de travail et d’œuvre – elle distingue d’ailleurs, le travail, l’œuvre et l’action. Et cette distinction essentielle débouche, dans cet essai, sur une autre. Elle distingue un homme « aristocratique », immortel par ses œuvres, de l’humain « animal » qui travaille mais vit et meurt comme une bête. L’homme, s’il peut se réaliser – c’est-à-dire se libérer, car les deux mots sont ici synonymes –, le fait pas ses œuvres et dans l’action, mais le travail, lui, ne le libère pas. S’il lui permet de survivre – car sa vie n’est alors qu’une survie ;  et dans un certain contexte, on peut considérer que c’est mieux que rien –, il ne lui permet pas de renouer avec lui-même.

Un philosophe mescréant qui n’a donc que peu de foi en l’avenir peut-il trouver un peu d’optimisme en fantasmant quelques projections ? Le temps de travail a diminué depuis un siècle, libérant un temps de loisir qui aurait pu permettre à l’homme de se réaliser en se consacrant, soit au plaisir, soit à la réalisation d’œuvres lui permettant, ce faisant, de produire encore plus de plaisir, un plaisir à consommer ou à partager. Mais ce temps donné par le système économique – donné, faute de pouvoir faire autrement, ou arraché par des luttes ouvrières –, a été repris par ledit système qui assigne chacun à des loisirs qui ne sont que des produits comme d’autres.

La robotisation pourra-t-elle un jour libérer l’homme du travail, ou n’est-elle qu’une mécanique aliénante qui produit du chômage ? Cette libération ne sera possible que lorsque nous serons capables d’inventer un nouveau système de redistribution des richesses produites ou disponibles. Et on ne voit pas aujourd’hui de solution à ce difficile problème. Un système de redistribution égalitaire des richesses n’est pas, psychologiquement tenable, à moins d’aller au bout d’une utopie terrifiante qui consisterait à rendre les hommes parfaitement similaires – un monde de clones servis par un monde de robots qui leur renvoient, en miroir, leur image. Un système de rentes basé uniquement sur le patrimoine et le capital ne serait pas éthiquement tenable. Un autre, sur la valeur intrinsèque des individus, insoluble sur des données objectives. Reste le travail.



[1]. Je cite cet activiste car Michel Onfray dans son Université Populaire d’été, met cette année un coup de projecteur sur mai 68, et évoque les situationnistes.  C’est l’occasion de relire (pour certains) ou de découvrir – n’ayons pas honte de dire que c’est mon cas – et Debord et Vaneigem. Et le choix de la référence situationniste permet, comme un clin d’œil dialectique, de mettre en regard ces deux université d’été, celle des chefs d’entreprises et l’autre, populaire.