Je viens de me battre, et ce fut un peu laborieux, pour modifier les paramètres de mon téléphone portable, afin que son intelligence artificielle cesse de réécrire en temps réel mes SMS et me faire dire ce que je ne voulais pas dire. Le constructeur parle de désactiver l’assistant « Texte intuitif ». Mais derrière cette fonctionnalité se cache, à mes yeux, toute la perversité d’un progrès qui ne sert plus l’humain, mais le Marché ; un progrès qui aurait pu être émancipateur, mais qui ne sera que consumériste, mécanique et in fine totalitaire.
L’IA, dans laquelle l’attelage funeste de la bureaucratie étatique et du Marché investit massivement, accélère ce mouvement dont l’objectif est clair : nous transformer en assistés, en individus privés d’autonomie, d’esprit d’initiative, de libre arbitre, et de toute maitrise sur leur existence. Prenons l’exemple de cette réclame récente pour un smartphone : dès qu’un utilisateur cadre une photo, l’IA propose un recadrage « optimisé », sous-entendant qu’elle sait mieux que nous ce qui est esthétique ou pertinent. Même logique dans l’éducation : notre ministre de l’Éducation nationale envisage déjà que l’IA assiste les enseignants dans la préparation de leurs cours. Demain, ce sera un robot humanoïde qui dispensera les leçons, avec l’avantage non négligeable – pour certains – qu’égorger un robot a moins de conséquences qu’un professeur en chair et en os.
Et pourquoi y viendra-t-on nécessairement ? Pas seulement parce que ce serait moins coûteux qu’un humain, mais parce qu’il existe un marché, et que des commerciaux talentueux sauront vendre ces produits. J’attends d’ailleurs avec une ironie amère la mise sur le marché d’une « assistance au vote » : une IA capable de compiler toutes les données, tous les chiffres, et de nous conseiller pour qui voter. Tout cela, bien sûr, pour « nous faciliter la vie ». Plus besoin de se creuser la tête pour comparer les programmes, écouter les débats ou lire les discours : l’IA s’en chargera. Pendant ce temps, nous pourrons nous abandonner sans remords à notre abonnement télé maximal et ne plus rater un épisode de nos séries préférées.
Assistés : voilà ce que nous devenons, privés de toute capacité à choisir.
Si l’on devait définir la liberté, ne serait-ce pas précisément par l’autonomie de la décision ? Être libre, c’est pouvoir mettre en œuvre, sans nuire à autrui, une décision prise de manière autonome et singulière. Même si mon voisin a reçu la même éducation que moi, il peut décider autrement, s’il est libre. Or, très vite, nous ne prendrons plus aucune décision : les assistants numériques le feront à notre place, qu’il s’agisse de s’habiller, de préparer un menu, d’organiser un voyage, de choisir une compagne ou un compagnon, de consommer ou même de penser.
Déjà, nous ne remplissons plus nos déclarations d’impôts ni ne payons directement l’impôt sur le revenu. Les assistants du ministère s’en chargent pour nous. Si nous payons toujours – et c’est bien le problème –, nous n’en avons plus conscience. Bientôt, nous ne conduirons plus non plus. Ce plaisir nous sera retiré, la voiture cessant d’être un symbole de liberté pour devenir un outil purement utilitaire, voire un instrument de contrôle. Sous prétexte de sécurité ? Non. Il y a simplement un marché, et les constructeurs, complices des fonctionnaires, s’y sont engouffrés.
Pire encore : notre modernité, obsédée par le jeunisme, abaisse l’âge mental des Occidentaux. Érasme avait écrit, pour le jeune Henri de Bourgogne, un Traité de civilité puérile. S’il revenait parmi nous, il pourrait en rédiger une version actualisée… à l’usage de tous. Car l’objectif est clair : transformer les citoyens en consommateurs addicts, et les individus en enfants assistés. Des enfants à qui l’on enseignera de moins en moins de choses, car Wikipédia leur épargnera l’effort d’acquérir des savoirs, et les robots, celui d’apprendre des savoir-faire.
De la crèche à l’EHPAD, nous pourrons rester des enfants, consommer sans limites et jouir d’un bonheur étriqué, un bonheur de supermarché.
L’IA est une révolution technologique majeure, mais elle représente aussi un danger colossal pour la démocratie. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les politiques, dans leur médiocrité générale, ne s’en saisissent pas. Ce n’est pas l’intelligence humaine qui est menacée — elle pourrait même, dans une certaine mesure, en être stimulée. Mais l’IA va accélérer la fracture du monde et la concentration des richesses et du pouvoir. D’un côté, une caste de grands bourgeois et les tenants de l’État profond, conscients des enjeux, protégeront leur progéniture de ces outils à décerveler. De l’autre, une immense poubelle hygiénisée, peuplée d’individus dressés intellectuellement et psychologiquement, parqués, drogués, distraits, soignés comme du bétail – des individus auxquels l’ADEME, il y a quelques mois, expliquait encore combien de fois il fallait laver ses caleçons par semaine.