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Quant à l’économique, c’est bien le même sujet

Liberté, égalité, démocratie. Je n’ai de cesse de répéter que nos démocraties parlementaires méprisent, pour les méconnaître, les principes démocratiques les plus élémentaires. Et chaque fois que j’en reviens à ce constat désespérant, je vois les yeux de mes interlocuteurs s’arrondir sous des sourcils qui se haussent et une moue se former sur des lèvres qui semblent dire, comme si j’avais perdu la tête, « le pauvre, il recommence, le voilà reparti dans ses délires ! Pourtant, si je devais mettre deux principes en avant pour fonder l’idée de démocratie, deux principes malheureusement absents de nos pratiques, je retiendrais, d’une part la recherche permanente du consensus, mais surtout une certaine idée de l’horizontalité que j’évoquais tantôt et du partage du pouvoir, ces deux partis pris bien incarnés par le premier Robespierre[i], celui d’avant 1794.

 

Non seulement les gens n’ont aucune part aux décisions qui les concernent, mais les évolutions sociétales les plus fondamentales, celles qui déterminent la nature du monde dans lequel ils et leurs enfants vivront, ne sont pas mises en débat dans l’espace médiatique. Non pas que les gens comptent pour du beurre, si cette expression peut faire sens, mais plutot, plus sérieusement, parce qu’ils ne sont considérés que comme le terreau, le substrat sur lequel croit le Système et dont il se nourrit, Léviathan, quelque peu anthropophage.

J’en prends un nouvel exemple révélateur qui me touche et qui paraitra un peu déplacé. Pourtant, il s’agit bien d’un problème de nature politique, et précisément démocratique ; et il est important de comprendre par où les choses passent : c’est celui de la disparition progressive de la propriété privée. Oui, vous avez bien lu ! un problème insidieux, mais fondamental de perte de liberté.

Si le deuxième article de notre Déclaration des droits de l’homme et du citoyen décrète que la propriété, comme la liberté ou la sûreté, et comme la résistance à l’oppression, est un droit naturel et imprescriptible de l’homme, c’est bien que l’homme ne peut vivre bien sans être garanti de pouvoir rester libre, en sûreté, protégé ; mais aussi possesseur du minimum « vital » lui permettant de vivre dignement : historiquement, un peu de terre, des outils pour la travailler – ou ailleurs un bateau de pêche –, un toit, peut-être un peu de bétail, quelques réserves de quelque nature garantissant à sa famille qu’elle passera l’hiver sans dommages. L’homme ne possédant rien, cesse d’être libre, c’est-à-dire autonome. Il devient alors l’esclave d’un maître ou d’un système, sauf à vivre en l’état de nature, ce qui n’est plus possible. Diogène et Saint-François étaient libres, car pauvres. Aujourd’hui, dans le même état de dénuement, obligés de mendier à quelques guichets ou de tendre la main aux bourgeois, ils seraient méprisés et aliénés. On a pu dire : « pour vivre heureux, vivons cachés », et pauvres. Aujourd’hui, nous sommes tous surveillés de près et assignés à jouer le rôle que l’on attend de nous, dépendant du Système, aliénés par des Dispositifs, et la pauvreté, hier libératrice (comprendre le message christique) est devenue aliénante.

La propriété est donc, pour le possédant, facteur de libération ; et si la propriété privée tant dénoncée par les communistes est un problème, c’est bien pour ceux qui ne possèdent rien ou si peu, car ils ne peuvent s’évader d’un Système qui, paradoxalement, les enferme et les rejette, un peu comme ces opposants politiques que l’on envoyait jadis dans les bagnes de nos lointaines colonies. Rappelons aussi que ce qui distingue l’État de nature de l’État civil, c’est bien la propriété privée. Rousseau le dit en termes clairs : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile ». Et le problème, c’est bien qu’aujourd’hui, il ne reste aucune terre qui ne soit enclose.

 

Dans nos sociétés, la possibilité d’acquérir et de conserver comme sa propriété de quoi vivre selon son désir est devenue indissociable de la liberté. Prescrivez ce droit naturel et imprescriptible et l’homme se retrouve nu et rabaissé au niveau de l’animal, en l’occurrence de l’animal de rente.

Je constate que la propriété privée est toujours plus remise en cause par le Marché et un Système qui, effectivement, considère les gens comme des animaux de rente. Et cette évolution se fait progressivement et en deux temps.  Tout d’abord à une propriété des choses se substitue une relative propriété de droits d’usage, précarisant l’individu. Mais ce premier glissement s’accompagne d’un autre, plus inquiétant encore, celui qui consiste à refuser de vendre, préférant louer. On aliène ainsi le consommateur de manière définitive en exigeant de lui qu’il paye sans fin un tribut dont le prix augmente régulièrement, et sans qu’il puisse maîtriser les conditions de cette relation où il est tenu enchainé. On comprend bien que le Marché qui se nourrit du flux permanent généré par les échanges préfère, à l’acte de vente, la location, pourvoyeur de revenus réguliers ; même si la vente de produits à durée de vie de plus en plus courte le garantit relativement d’une rapide revente. Mais l’évolution de ce modèle économique n’est pas politiquement, éthiquement, neutre. Et il justifierait un débat démocratique ; et c’est bien là où je voulais en venir.

 

Toute dette est une aliénation. La sagesse populaire disait que « Qui paye ses dettes s’enrichit ! ». On pourrait plus justement et plus trivialement déclarer : « Qui paye ses dettes se libère ! » ; et que, partant, un locataire est un aliéné, car tout bail est un contrat de subordination. J’entends bien que la liberté, comme la démocratie, est moins un état qu’un horizon ; que la question n’est jamais de savoir si l’on est libre ou géré démocratiquement, mais si on l’est chaque jour un peu plus ou moins. Et si chacun devrait avoir la possibilité d’échapper à ce que je nomme la « martingale » du Marché : location tacitement renouvelée et prélèvement bancaire automatique et qui n’est que l’aliénation du consommateur au produit et à celui qui le propose, le politique devrait réfléchir, y compris dans ce domaine, sur la meilleure façon de protéger la liberté des gens entravée par la liberté du Marché, ou encore de privilégier un libéralisme politique incompatible avec un libéralisme économique qui confine au néolibéralisme. Réfléchir et mettre sérieusement en débat.

 

On ne peut séparer ces deux droits naturels : d’une part la sûreté qui est la condition même, nécessaire, mais nullement suffisante, du bonheur, et d’autre part la liberté qui est l’aspiration humaine la plus fondamentale ; et ce qui les rend toutes deux possibles dans un monde réifié où tout est possédé par quelqu’un, c’est la propriété privée du minimum de ce qui rend simplement la vie bonne possible et la résistance à l’oppression. Un homme qui ne possède rien à lui dépend des autres dans un monde où la nature a disparu. Ce n’est donc qu’un allocataire du Système ou un locataire du Marché. C’est-à-dire dans les deux cas, un subordonné. Et si l’allocataire peut espérer être soutenu tant que le Système n’a pas fait faillite, le locataire sait qu’on l’abandonnera à sa misère dès qu’il ne sera plus solvable ou physiquement capable d’être l’esclave d’un employeur.

[i]. Du moins tel que Marcel GAUCHET nous le montre dans son dernier ouvrage : passion de l’égalité et « haine » des ministres, c’est-à-dire des hommes de pouvoirs, naturellement corruptibles.

Un texte qui dort

Rangeant mon bureau en triant les papiers qui dormaient dans leurs chemises colorées comme une belle au bois, je retrouve un essai de théologie naturelle écrit il y a plus de dix ans. Il n’avait pas alors trouvé d’éditeur et, depuis, aucun prince tenté de le sortir de son sommeil. Je le feuillette, en relis quelques pages. C’est mauvais, mal écrit, plein de fautes, et si lourd, si lourd… Que n’ai-je eu, à l’époque, un ou une ami pour me le dire et m’encourager à laisser dormir ce texte avant de le reprendre et de le réécrire complètement ! Car sur le fond, les idées présentées, les thèses défendues, sont, non seulement intéressantes, mais pertinentes. J’y évoque notamment – c’est le chapitre que j’ai sous les yeux – les principes cosmogoniques que ma sensibilité, mon expérience, m’ont permis de comprendre ou d’inventer ; une sensibilité qui doit beaucoup à l’intuition, ce sixième sens trop peu étudié par l’académie.

 

On ne peut dire, ou alors par un raccourci qui n’est qu’un contresens, que l’univers obéit à des lois ; car ces lois sont l’univers même, sa géométrie au sens ou Spinoza évoquait son « Ethica Ordine Geometrico Demonstrata ». Et je veux distinguer la structure de l’univers, sa géométrie, et les représentations de ce que l’on pourrait nommer, en cultivant une proximité spinoziste, le corpus des lois d’affectation ; corpus accessible aux hommes en langage symbolique et qu’Albert Einstein, plus que tout autre, était fasciné de pouvoir écrire par une deux formules à l’ésotérisme élégant et poétique.

Mais avant les lois, il y a les principes qui les sous-tendent et qui forment, si l’on admet que « Deus sive natura », l’éthique divine qu’on ne saurait ignorer, méconnaître, mépriser, si l’on prétend proposer et défendre une morale humaine qui ne serait pas trop contre nature.

 

Et, parcourant les feuilles imprimées, force m’est de constater que, depuis l’écriture de cet essai dans lequel je retrouve les traces de ces moments si pénibles quand j’essayais visiblement de clarifier à l’encre noire une pensée trop laborieuse et ces autres moments d’exaltation quand, a contrario, les choses semblaient couler de source vive, mon approche n’a pas changé. Je vois toujours cinq principes cosmogoniques à l’œuvre dans notre univers, principes que tout essai de théologie naturelle ne peut ni ignorer ni dépasser.

Le principe de cohérence qui est à la fois de non-contradiction et de reproductibilité. Ce premier principe que les philosophes grecs exprimaient par leur « Ex nihilo nihil, in nihilum posse reverti », rien ne peut venir de rien, ni retourner à rien, et que les bouddhistes nomment principe de causalité, et parfois loi de cause et d’effet, a aussi pour corollaire la loi suivante : Toute cause, dans les mêmes circonstances produit les mêmes effets.

Mais ce principe connaît une limite, ou du moins peut être pondéré par un second principe tout aussi fondamental, celui d’incertitude, ou de contingence. Et ce nouveau principe permet de réécrire la loi précédente de cette façon : si toute cause dans des circonstances données produit des effets comparables, ces effets ne peuvent être prévisibles, mais leur probabilité d’occurrence est déterminée par l’état du système considéré.

Et si le premier principe est bien pris en compte par la mécanique newtonienne, comme le second par la mécanique quantique, c’est la thermodynamique qui illustre le mieux le troisième principe, d’entropie. Mais j’utilise ici ce terme d’entropie par analogie, sachant que l’entropie d’un système mesure son « était de désordre » et que l’entropie de l’univers augmente, comme celui de tout système isolé, dans lequel l’énergie a tendance à se disperser.

Et puisqu’il faut bien équilibrer ce nouveau principe par un autre que j’ai toujours eu du mal à nommer, si ce n’est, restant chez Spinoza, par le « conatus », je parlerai plus trivialement de désir. Et je déclarerai que si « Dieu ne joue pas aux dés », il désire, et que l’univers est le produit de son désir ; façon poétique et religieuse d’illustrer mon propos.

Et pour couronner cet édifice idéel hexagonal, encore faut-il rajouter un cinquième principe dont je défendais l’existence à l’époque de la rédaction de cet essai, comme principe d’ironie. Depuis, j’ai retrouvé cette même intuition chez Audiberti, mais elle est nécessairement présente ailleurs, sous le nom de principe de cruauté. Comme quoi, on peut toujours trouver plus pessimiste que soi.

Parole de vérité

Il n’y a de vérité que dans les faits. Le reste n’est que commentaire ou opinion. Car il faut bien distinguer le fait, son énoncé, les commentaires qui de manière quasi systématique l’accompagnent et les opinions que ces faits ou ces commentaires suscitent ; tout cela mélangé dans nos incessants débats d’idées, cohabitant dans les médias ou les réseaux sociaux, vérités comme mensonges, intox, propagande et autres produits de communication.

 

La vérité d’un fait se réduit à son existence : un fait « est », c’est-à-dire qu’il se produit ou s’est produit pour autant qu’on le sache, ou bien n’est qu’un mythe et, en ce sens, n’est pas un fait.

Une hypothèse n’étant qu’un énoncé plus ou moins prudent d’un fait qui « est » ou « fut », possiblement. Et la question de l’existence d’un fait, qui ne peut être établi que par la conjonction des sens (le constat selon Saint-Thomas) et la preuve déductive (la vérité scientifique d’un théorème), nous renvoie à la double notion de connaissance (par les sens) et de savoir (grâce à la médiation de l’énoncé).

L’énoncé est donc juste ou faux, en toute logique, comme si je déclare que 1 + 1 = 3 ou que le cheval blanc d’Henri de Navarre était bai. Mais il peut aussi être biaisé ou incomplet. Dans le meilleur des cas, l’énoncé n’est donc pas vrai, mais juste, c’est-à-dire fidèle à ce qu’il énonce dans une forme de rapport d’égalité, d’homothétie ou d’identité. Et la question que l’on peut se poser, c’est bien de savoir si le simple énoncé des faits est bien la façon la plus intelligible d’en rendre compte. Mais qu’est-ce qu’un simple exposé des faits ?

Le commentaire, lui non plus, ne s’appréhende pas sur le registre de la vérité, mais de l’honnêteté, c’est-à-dire d’une autre forme de fidélité aux faits, sachant qu’une idée s’énonçant et se commentant, souvent abondamment, est aussi un fait, puisque justement on peut l’énoncer, la commenter, y répondre selon son opinion. Le commentaire peut donc être évalué sur une échelle de véracité entre le commentaire honnête et le mensonge « franc » ou la diffamation assumée comme atteinte à l’intégrité des faits. Quant à l’opinion, elle se juge communément suivant les critères de la morale.

Pour le reste, tout n’est que bavardage, voire bavardage philosophique, mais bavardons ! pourquoi non ? d’ailleurs un crâne rasé m’a dit…

 

Un crâne rasé, plutôt bouddhiste que skinhead, mais tous deux également convaincus que « no futur », me dit d’un ton grave et entendu que « tout est impermanent ». Prenant un air benêt, ce qui ne m’est pas difficile, je lui réponds que c’est un fait, qu’à la campagne on sait bien que « le temps passe » sans jamais faire de pose ; comme le soleil qui court du lever au couchant n’arrête sa course ni ne repart en arrière. Bon sens populaire… Rien ne dure sous le soleil et tout n’est que vanté et poursuite du vent. Oui, je sais ! C’est un fait, ou l’énoncé d’un fait.

Mais que ce soit Héraclite d’Éphèse, Siddhārtha Gautama, l’Ecclésiaste ou Montaigne (le monde est une branloire pérenne) qui la questionne, l’impermanence du mode est posée depuis toujours, mais chaque fois singulièrement ; car chaque fois, elle appelle une réponde différente et possiblement fondatrice d’une métaphysique originale. La simple « façon » d’énoncer, appelant un « commentaire » singulier, fondateur d’une morale, voire d’une religion à prétention universaliste.

 

Que tout change toujours, c’est une évidence sensible, un fait, mais les vraies questions sont celles de l’ordre des choses et de leur possible finalité. Et là, mon bouddhiste ne m’a apporté aucune lumière vraiment éclairante, désertant le domaine de la vérité pour celui du commentaire et bientôt de l’opinion, voire de l’idéologie. Car de l’impermanence au changement, de l’instabilité systémique à l’évolution naturelle, de la branloire montanienne au flux héraclitéen, il y a tout un monde ou, plus précisément, un vide sidéral entre deux univers possibles : un cosmos aux règles immuables ou un chaos imprévisible. Et, en l’occurrence, l’impermanence du monde est corolaire de l’immutabilité de ses lois, et ses changements permanents restent en grande partie sensiblement lisibles et intellectuellement prévisibles : la course solaire, le vieillissement des corps. Il y a bien un ordre des choses ; et dans cet ordre, une grande stabilité, une forme de permanence. Pour l’essentiel, les atomes, qui sont à l’univers ce que les grains de sable sont au désert, sont stables, ce qui n’empêche pas leurs électrons de se déplacer en permanence, à tel point qu’il n’est pas possible de déterminer leur position à un instant donné. Et l’univers même est en extension permanente, modifiant sa géométrie, mais sa vitesse est mesurable et curieusement supérieure à la vitesse de la lumière.

Mais, à l’apparent paradoxe de l’impermanence d’un monde si stable, fait écho la dimension contingente d’un univers où tout semble nécessaire car déterminé par des lois éternelles. Mais comment concevoir une possible morale sans contingence, et plus précisément sans volonté contingente ? Cette volonté n’est-elle pas nécessaire à l’équilibre du monde, à sa dynamique propre ? Et, ultime paradoxe, tout cet ordre pourrait-il n’avoir aucun sens, n’être qu’un processus non pas nécessairement éternel, mais sans fin, je veux dire sans finalité, juste pour voir où cela peut conduire. Dieu joue aux dés, aussi, n’en déplaise à Einstein, puis regarde ce que cela donne, comment sont tombés les dés, puis ramasse et recommence infiniment, sans se lasser, et c’est bien là le signe de sa divinité.

De l’aurore du monde au matin d’aujourd’hui

Je fais souvent ce rêve étrange… Souvent ! ; en fait depuis l’enfance, aussi incroyable que cela paraisse. Un rêve si étrange et si souvent renouvelé sous des formes inépuisables, mais chaque fois différentes. Cette nuit, encore…

J’étais vivant, évidemment ; sans âge bien précis. Je n’avais ni faim ni froid ; aucune souffrance physique n’alourdissait mon corps. J’étais donc, en rêve, vivant, bien vivant, mais on m’avait ôté ma vie. Je me trouvais en un lieu inconnu, urbain et densément peuplé, sans possibilité de situer ce lieu que je ne reconnaissais pas ; sans voiture et sans moyen moderne de communication. Mais communiquer avec qui ? Je n’avais personne à appeler et surtout aucun endroit où me rendre. Personne ne m’attendait. J’étais sans buts, sans histoire, étranger au monde qui m’entourait. J’imagine que Patrick McGoohan, l’auteur de cette série télévisée des années 60, « Le prisonnier », avait lui aussi fait de manière récurrente ce même rêve, sans doute pour des raisons traumatiques semblables.

Avoir perdu sa vie, tout en étant vivant ; être parmi des gens qui ne vous voient pas, sans rien à leur dire, rien à leur demander. Avoir basculé, comme on passe une porte, dans un monde étrange, en fait étranger à soi, un monde sans rien à soi, rien de connu ; un monde sans parents, sans amis, sans travail, sans fonction sociale, sans souvenirs et sans devenir ; un monde que vous ne connaissez pas et qui vous ignore, où tout est extérieur à vous et où vous n’existez pas ; un monde où vous êtes étranger et qui vous est étranger, une sorte de néant. Un néant qui n’est pas rien, mais le contraire du tout. Le néant étant, ce qui reste quand vous avez tout ôté du monde. Il reste alors un grand vide, un vide infini, un vide plein du manque de ce qui aurait pu être, ou qui fut. Et j’existais dans ce néant où des ombres s’agitaient et vaquaient à des occupations dont j’ignorais tout, sans comprendre s’ils étaient des fantômes, ou si c’était moi qui l’étais.

Politique de libertés

 

Ceux qui pensent que la politique est l’art de gérer l’économie de la nation se trompent gravement, fatalement… La fin essentielle de la politique, c’est la préservation des libertés individuelles, le reste n’étant qu’accessoire. Mais on ne peut parler de « La liberté » de manière générique : Il faut toujours distinguer ses dimensions politique ou ontologique, et savoir d’où l’on parle.

Ontologiquement, nous sommes déterminés par notre nature propre et par les nécessités de la Nature, mais aussi par notre histoire, personnelle et collective ; et notre libre arbitre, considéré comme autonomie de notre vouloir, se réduit, non seulement à vouloir sans savoir ce qui, en nous, veut, mais aussi à croire naïvement à l’existence d’un « Je » dans une autre réalité que sensible.

D’un point de vue politique, notre liberté s’inscrit entre les bornes que le droit pose, et qui, ce faisant, créent cette liberté comme espace du possible ; et c’est en quelque sorte la liberté de l’animal dans son enclos ; et toute perte ou revendication de liberté questionne la place de la clôture, ou la surface enclose ; on peut ainsi, repoussant les limites ou réduisant cet espace, affranchir ou contraindre, mener des politiques libératrices ou liberticides.

Quant à la responsabilité morale ou juridique, ce n’est qu’une fiction nécessaire au vivre-ensemble, de même nature que le contrat social, c’est-à-dire basée sur un consentement non seulement tacite, donc sans contenu clair, sans valeur juridique, donc sans vraie valeur ; mais surtout fondée a posteriori, comme une maison dont on construirait les fondations, alors que l’on pose déjà, dans le même temps la charpente ou les tuiles. La responsabilité est aussi une construction idéelle, le talon d’Achille de toute construction politique censée marcher. Les libertariens qui veulent se passer de l’État ne manquent d’ailleurs pas d’y décocher leurs traits. La responsabilité suppose donc et le libre arbitre et l’existence d’un je politique, comme être que l’on puisse déférer devant des juges. Et cette option, matérialiste, peut se réduire à un double contrat, individuel et social ; et qui consiste à reconnaître et les corps comme êtres et la société comme cadre naturel d’existence de ces êtres humains. Cette, ou ces conventions sont à prendre ou à laisser. Elles ne sont pas à négocier, mais à accepter, sachant que les refuser signifierait la mort individuelle et sociale. Par l’une, chacun accepte de considérer l’individu comme un corps politique capable d’opérer des choix et de les assumer, par l’autre, chacun accepte de subordonner sa volonté à celle d’un État, parfois libérateur, souvent liberticide.

Réflexions qui me ramènent à mon obsession démocratique. La démocratie n’étant que l’égal pouvoir de décider, ou, pour le dire autrement, non pas, surtout pas, la construction d’une élite adoubée par le vote, mais la confusion des gouvernants et des gouvernés. C’est-à-dire, d’une manière apparemment paradoxale, un cadre laïc, qui sépare, non seulement la religion de l’État et du Politique, mais plus encore, l’État du Politique. Un système vraiment démocratique devant donc exclure du champ politique, les fonctionnaires de Dieu, mais aussi ceux de l’État.