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Court plaidoyer pour une spiritualité immanente

Je crains que nos valeurs ne soient mortes, faute d’avoir voulu les défendre, les faire prospérer sur un terreau ingrat. Et aujourd’hui, elles gisent ; et leurs cadavres en décomposition nous encombrent et commencent à puer.

Mais pour les faire vivre, encore aurait-il fallu que notre civilisation produise des hommes et des femmes capables de les porter comme un étendard flamboyant, au lieu de consommateurs jouisseurs et paresseux ; et peut-être aurait-il fallu que nos nations retrouvent une forme de virilité. Mais force est de constater que nos modèles sont autres, que l’U.E. est le ventre mou de l’Occident, et la Commission européenne sa structure la plus débile.

 

Le Marché a réifié le monde en réduisant tout, choses, êtres, gestes, pensées, à des valeurs monétaires négociables sur un Marché qui est devenu notre seul paradigme et notre horizon indépassable. Il a gommé toute spiritualité qui ne subsiste que comme trace évanescente. La grande faiblesse de l’Occident qui nourrit l’islamisme radical, c’est bien son incapacité à inventer une spiritualité sans dieu, sans transcendance, une spiritualité immanente, en d’autres termes, postchrétienne.

 

Si l’occident est décadent – pour reprendre cette formule qui s’impose dans beaucoup de discours –, c’est sans doute qu’il n’y a plus de nations capables d’incarner ses valeurs, plus de nations et plus d’éducation nationale, je veux bien dire d’éducation aux valeurs nationales. L’éducation nationale aura été la marque d’une séquence aujourd’hui close de construction des États nation, structures incompatibles avec le nouveau monde à Manu, celui de l’alliance du Marché et de la Bureaucratie.

Jadis familiale, avant de devenir nationale, l’éducation est aujourd’hui l’affaire du Marché, et cette évolution fatale et structurante mérite qu’on y revienne et s’y attarde. Sous l’Ancien régime, époque où les gens bougeaient très peu, socialement et géographiquement, l’éducation des enfants était l’affaire de la famille élargie, et de la communauté, essentiellement villageoise. Et l’église y prenait évidemment sa place. Et les valeurs transmises étaient, de ce fait, traditionnelles : autorité du pater familias, du roi au nom de Dieu, de Dieu le père. Après la révolution, l’éducation est devenue étatique, et d’autant plus uniforme que l’État était centralisateur, jacobin. Qu’on se souvienne de la façon dont les langues régionales – je poste ces chroniques depuis la Bretagne – ont été quasi éradiquées. Et notre troisième république a poussé très loin cette logique, et l’école de la république a tenu, dans cette construction de la nation française et de la promotion de ses valeurs : liberté, égalité, fraternité, un rôle déterminant, avec, comme pivot, la figure de l’instituteur. Évidemment, la famille et la communauté ont continué à jouer un rôle, mais mineur ; grâce à quoi la langue bretonne s’est un peu maintenue, mais si peu. Mais de familiale, l’éducation est devenue nationale. Aujourd’hui, dans le nouveau monde, c’est le marché qui éduque, et les médias commerciaux ont remplacé l’école. Mais pas tant les journaux que les jeunes ne lisent pas, que la télé, et plus encore le cinéma, et depuis quelques années les réseaux sociaux où se développent de nouveaux métiers : celui d’influenceurs, par exemple. Mais plutôt que de pleurer sur la ringardisation de l’école, privée de son ministère de l’éducation, pour se contenter de la transmission de savoirs qui n’ont plus d’autre objet que de former les travailleurs dont le marché a besoin, on doit s’interroger sur les valeurs transmises par cette éducation de boutique, éducation de masse, transnationale. Car si l’État avait légitimement souhaité substituer en partie aux valeurs traditionnelles, les valeurs républicaines, le Marché promeut et impose aujourd’hui les siennes : démagogie, esprit de compétition, surexploitation, précarisation, loi du plus fort et mépris du faible, valorisation de l’argent, dématérialisation des engagements, tromperie, réification du monde, relativisme de toutes les autres valeurs ; et ses contrevaleurs : refus du don et de l’engagement. Et la technostructure en rajoute une couche. On appelle cela le nouveau monde et chacun est sensé y adhérer au nom de la modernité, faute de quoi, ceux qui s’y refusent sont moqués et leur refus montré comme une preuve de sénilité, de faiblesse, de ringardise. C’est ce que l’on appelle de la démagogique.

Profession de mescréance

Pour rester, un moment encore, avec Pessoa

 

À Pessoa qui écrit à plusieurs reprises – ce qui me fait dire que la forme du propos est murement posée : « je gis ma vie » ; Pessoa, mon frère d’âme, pour qui j’ai tant d’affection ; je voudrais répondre à travers le néant où il vit depuis qu’il a cessé de rêver, que moi, j’aurais tenté toute ma vie, désespérément, de ne point la gésir. Péché d’orgueil, assurément, et vaine vanité.

Théologie et ontologie

Il m’arrive, et je m’en plains rarement, de rêver ; quoi de plus banal ? D’ailleurs, qui n’a pas déjà observé un chat dormir, tressaillir ou se précipiter dans son sommeil sur une proie imaginaire. Les animaux rêvent donc aussi, du moins ceux doués d’une certaine forme d’intelligence ou de mémoire.

Notre cerveau a donc cette capacité à créer, sans notre volonté – à moins qu’il y ait volonté inconsciente ; mais qu’est-ce alors que la volonté ? –, des mondes singuliers et cohérents dans lesquels nous vivons – mais qu’appelle-t-on ici vivre ? –, des moments qui durent subjectivement, dont on garde le souvenir, et qui peuvent imprimer notre psychisme de manière significative. Je serais par exemple capable de raconter des rêves faits il y a plusieurs décennies et qui ont marqué mon esprit de cicatrices encore sensibles, car je les ai « vécus » intensément, émotionnellement et physiquement, et cette émotion s’est prolongée au réveil. Et quel amateur de science-fiction n’a pas fantasmé « une vie de rêve », une vie entière dans une situation « végétative », un environnement adapté et protégé, une vie sans conscience ni volonté, passée à rêver, c’est-à-dire à vivre en rêve ? D’ailleurs, je me suis déjà demandé si les personnes dans le coma rêvaient, s’ils rêvaient une quantité de rêves différents, où s’ils vivaient, pendant des semaines, des mois, parfois des années dans un monde façonné par leur cerveau, en quelque sorte fabriqué en leur absence.

Mais peut-on questionner la nature des rêves et de ces mondes sensibles qui s’y créent ? Peut-on questionner « l’existence » de cette « réalité » dont on ne peut douter qu’a posteriori, en état de veille, et les notions mêmes d’existence et de réalité ? Peut-on interroger l’ontologie des rêves, quitte à débuter par un peu de métaontologie, c’est-à-dire à questionner la nature même de l’ontologie ? Et force est de constater que, tournant la chose dans tous les sens pour trouver un angle, ou la faille ou loger le coin, j’en reviens aux mêmes questionnements et aux limites des mots pour les formuler. À penser que l’ontologie n’est qu’un jeu de questions et de réponses qui n’épuisent jamais les questions, et n’a d’autres buts que de questionner notre ignorance des « choses qui sont », et de la nature de l’existence de ces choses, c’est-à-dire de leur statut ontologique. L’ontologie ne serait donc qu’une impasse, une aporie, et la métaontologie un exercice purement intellectuel, ludique, mais vain.

 

On peut porter un regard philosophique sur le foot ou ses à-côtés ; on peut cultiver une passion pour la chose politique ou les débats d’idées. On peut aussi s’intéresser à d’autres choses qui de prime abord peuvent paraître moins populaires, plus consistantes, plus abstruses. L’ontologie par exemple, qui fait partie de la métaphysique, mais qu’on pourrait tout autant rattacher à la logique, comme nous le montre ce philosophe américain, Willard Van Orman Quine. Et si un lecteur, meilleur connaisseur du foot que de métaphysique, s’interroge sur la notion d’ontologie et qu’il consulte son dictionnaire, il verra qu’il s’agit de l’étude de l’Être en tant qu’Être. Voilà la chose dite …

Autrement dit, c’est, comme Quine l’écrit, la réponse à la question : « Qu’y a-t-il ? » ; et personnellement, me hissant sans complexe au niveau de Quine, je dirais que l’ontologie est un « questionnement sur la nature de la réalité », ou, si je veux jouer un peu, « sur la réalité de la réalité », car après tout, certains philosophes ne se sont-ils pas posés la question de savoir si nous ne rêvions pas, et si le rêve n’était pas comme dans ce film hollywoodien  « Inception » un rêve emboité dans un autre rêve ?

Mais ce n’est évidemment pas si simple que cela, car, s’il s’agit d’une science de l’Être en tant qu’Être, cette science interroge, non seulement la possibilité et la nature de l’Être (existence et mode), mais aussi ses fondements. C’est dire que cette démarche ne peut se réduire à un simple exercice de logique, ou à un travail de classification sémantique, ou encore à un traité de linguistique sur les relations signifiant-signifié. Et si l’ontologie ne peut se limiter à une « logique », c’est qu’on ne peut poser la question de ce qui est « vraiment », sans s’interroger sur les causalités et le devenir, sans en questionner l’axiologie et, partant, bousculer la théologie.

La question « qu’y a-t-il ? » peut donc être posée autrement, dès lors que l’on pose la nécessité comme sui generis de Dieu : « qu’elle est la nature de Dieu ? » Et cette nouvelle question pose la question première en termes de substance, de structures, de modes, de formes, d’accidents, de contingences et de nécessités. Car la question première reste celle de la génération des formes et des structures. Autant de portes que je laisserai ouvertes, mais sans en franchir le seuil.

 

Car il ne s’agit pas ici de produire un essai d’ontologie ou un texte d’anthologie (on me passera cette facilité bien dans ma manière), mais d’entretenir une réflexion et de donner à penser à mes abonnés, dans l’espoir que chacun y trouve intérêt et plaisir. La philosophie, dans une schématisation occidentale traditionnelle, c’est d’abord l’éthique, le questionnement moral ; en second lieu, et sans soucis de hiérarchiser ces trois axes, la logique, c’est-à-dire l’art du discours juste et la formulation dialectique des questionnements, plus que la simple rhétorique ; enfin, la métaphysique, qu’on appelait physique avant que les sciences, prenant un autre chemin, celui de la formulation mathématique confrontée à l’empirisme, ne s’approprient ce terme et se perdent dans une obsession normative : décrire le conatus de l’univers dans une simple formule relativiste et quantique. Et la métaphysique peut encore se décliner, notamment en ontologie et théologie, deux concepts que je ne saurais distinguer, du moins en philosophie, m’en tenant à la définition de Spinoza qui appelle Dieu le Tout : « Deus sive natura », faisant de la métaphysique une théologie à dimension ontologique.

 

Le métaphysicien, s’il se prend au jeu essentialiste de l’ontologie, doit déshabiller ses questionnements de leurs présupposés culturels pour les considérer sans artifices, dans leur nudité la plus crue, une forme de neutralité épistémique ; et, poussons le trope encore plus loin, doit être capable de les décharner pour arriver jusqu’à l’os. À l’os, c’est à ce point du questionnement qui n’a plus de sens – je parlais d’aporie – et qu’on pourrait essayer de formuler ainsi : « Peut-on être sûr qu’il y a quelque chose plutôt que rien ? »

Et, sans passer par le cogito cartésien, on est en droit de considérer, en toute logique, que la question n’a pas de sens, s’étant elle-même épuisée, puisque la question posée induit, d’une part « que cette question n’est pas rien », et d’autre part « qu’il a bien fallu qu’un être la pose ». La question ontologique première n’est donc pas la question de l’existence de quelque chose, car cette question ne se pose pas. Et s’il y a quelque chose, c’est bien alors qu’il y a un monde ou des mondes, quitte à considérer que le monde se réduise à cette question insensée et à l’« être » qui la pose, et au langage qu’elle suppose, et à toute l’épistémè sous-jacente.

 

La seconde question qui n’en est pas plus une, est celle de l’existence. Et nous pourrions la poser ainsi : « qu’est-ce qu’exister ? », ou de bien d’autres façons : « Quelle est la nature de l’existence, et quels sont ses modes ? » ; « Qu’est-ce que la réalité ? » ; « Où est la différence ontologique entre rêve et réalité, entre vie vécue et vie rêvée, et comment « percevoir fort clairement et distinctement », comme l’écrit Descartes dans ses méditations philosophiques, si je me pince ou si je rêve que je me pince ? » ; « Existe-t-il des choses qui n’existent pas, des fantômes romanesques, spirituels, ou idéologiques ? » Et cette dernière formulation montre bien le manque de pertinence de cette seconde question. En philosophie, préférant parfois obscurcir plutôt qu’éclairer, on distingue être et exister, considérant qu’une chose pourrait être sans exister, ou qu’exister est une façon particulière d’être, ou le mode d’être d’une certaine classe d’Êtres. Cela m’échappe un peu. Je propose deux réponses à cette question de l’existence et de la possibilité d’être.

 

Exister, c’est pouvoir être l’objet d’un discours. Plus précisément, être l’objet ou le produit du discours ; j’y reviendrai, comme je reviendrai sur les deux types de discours que je considère ici, car si l’on veut aller jusqu’à l’os, il faut tout discuter, tout nettoyer, surtout les mots qui, comme les chairs, vivent, portent des stigmates étymologiques, pourrissent, meurent, peuvent nous inspirer un désir excessif ou un dégout insurmontable. J’aime donc cette définition que je revendique, même si elle est d’inspiration pyrrhonienne, donc sceptique ; et j’en assume les limites et la relative ambiguïté. Le discours est donc le révélateur de l’existence des choses qu’il embrasse, des choses dont il fait son objet – l’objet du discours –, c’est-à-dire qu’il tente, littéralement, d’objectiver : révélateur et non créateur – c’est dire qu’une chose non révélée existe déjà virtuellement. Et peut-il être aussi révélateur et créateur. Car le discours peut décharner (ontologique) ou faire chair (discours philosophique, idéologique, ou religieux).

Et si je tiens tant à cette approche, développée il y a quelques années dans un essai « Réflexions sur l’impensable » que je n’ai pas encore publié, c’est d’abord qu’elle confirme la nature performative du discours, révélée symboliquement par le Genèse biblique et rappelée avec tant de force par Jean de Patmos au début de son évangile. Est-ce à dire que le jour où l’humanité ayant enfin disparu, nul n’étant plus en capacité de produire un discours, les choses cesseront d’exister ? Ceci n’implique pas cela, car toute vie peut potentiellement produire un discours sur les choses, car le premier niveau du discours est celui des sens.

 

Une seconde définition, assez équivalente, pourrait être proposée. Et je précise bien que ce n’est qu’une autre façon de dire exactement la même chose. « Exister, c’est produire des effets sensibles ». Et j’imagine que dire la chose ainsi est plus aisément compréhensible.

Et si je tente de répondre à cette seconde question, celle de l’existence, en disant dans le même temps qu’elle n’en est pas une, c’est que poser la question de l’existence d’une chose implique de la nommer, donc de produire un discours sur elle, la faisant exister et oblitérant la question. J’évoquais supra la symbolique testamentaire qui m’a toujours fasciné. Oui, je suis bien un esprit antireligieux, mais désespérément judéo-chrétien. Assumons ! L’homme, qui probablement s’ennuyait quand il avait fini de se reposer à l’ombre quiète de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, ne pouvant encore profiter du repos du guerrier et des jeux qui le justifiaient – sa compagne n’était pas encore née –, s’amusait à nommer les animaux de la création : « Et l’homme donna des noms à tout le bétail, aux oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs » Genèse 2.20. De fait, les nommant, il les faisait exister, et peuplait le paradis, dont la réalité ne peut être mise en doute, puisque le texte biblique le fait exister depuis si longtemps, et jusqu’à la fin des temps de l’homme.

 

Si renvoyer la question de l’existence à la possibilité de tenir un discours sur les choses, et le réel à ce discours, est méthodologiquement opérant, c’est déjà qu’on peut distinguer, au moins théoriquement – en pratique c’est plus dur –, deux formes d’existants selon que l’existence dépend du discours qui la crée – une chose – ou est révélée par le discours – une chose en soi. En effet, notre système solaire existe différemment d’un sentiment, un concept, une fiction cinématographique. Il y a donc des réalités existantes, mais qui ne tiennent leur existence que du discours qui les fabrique, et des réalités dont on peut penser qu’elles transcendent le discours, ou préexistent au discours. Mais certains logiciens considèrent que les choses qui ne tiennent qu’au discours n’existent pas, et que par exemple, les fantômes ou le père Noël n’existent pas. Ce n’est pas mon avis : les fantômes existent bien, car j’en ai vu plusieurs à la télé. Mais je veux bien admettre que, jusqu’à preuve du contraire, ils existent autrement que sur le mode d’existence de notre soleil. Mais si l’on s’en tient à la seconde définition proposée, les fantômes produisent bien des effets : la difficulté, par exemple, à vendre une maison réputée hantée, sauf évidemment à croire au père Noël.

Peut-il y avoir des choses que le discours ne peut appréhender ? Si ces choses sont, sous une forme ou un mode, alors nous parlerons d’une possible vérité de ces choses qui « sont sans exister ». L’être serait donc, s’il est, et par simple convention, soit quelque chose qui préexiste, sous une forme singulière, et appréhendable par le discours comme tel, soit un être dont l’étance, est par essence indiscernable, inconcevable, ineffable, indicible. L’être serait donc discret ou réel, pour peu que l’on retienne cette hypothèse qu’existent des Êtres qui « sont sans exister », et dont l’« existence » ne pourrait être révélée que par l’intuition prophétique. Dieu serait ainsi, soit le Tout des Êtres, soit le prima des Êtres, soit l’Être unique.

 

Concluons ici, pour ne pas prendre le risque de sortir du cadre un peu étroit de ces chroniques ; mais je condense un propos où tout mériterait d’être non seulement expliqué, mais justifié. Tout ce que le discours formule existe, par définition : un arbre, un homme, un mythe, une symphonie, un sentiment de joie ou de peur. Tout est donc réel, mais cette réalité, compte tenu de la nature des objets considérés, se déploie sur des registres différents, pouvant justifier l’élaboration d’une taxinomie ontologique, car les choses peuvent exister sous plusieurs formes, de multiples façons ; exister comme tel, sans exister autrement. Une fiction étant réelle comme fiction et ne l’étant plus dans une autre dimension, à un autre degré, et le Jésus historique, pour peu qu’il ait vécu et souffert sur la croix, ne doit jamais être confondu avec ce personnage conceptuel que l’on nomme Christ ; même chose avec Abûl Qâcim et le prophète Muhammad.

La réalité est donc l’objet du discours – ce que les grecs appelaient le Logos –, son objet et sa chair. Cette réalité est une représentation, puisqu’elle est produite par un discours de médiation. Exister réellement, c’est produire des effets. « Existe-t-il une vérité indépendante du discours, et parler d’un discours de vérité fait-il sens ?

Tout discours de vérité, par définition, et parce que c’est un discours, n’est qu’une représentation. D’ailleurs, ce que l’on peut objecter à Schopenhauer – qui fait partie avec Leibniz et Spinoza, de mes métaphysiciens préférés ­– quand il distingue « le monde comme volonté » et « le monde comme représentation », c’est bien que le monde comme volonté ne soit qu’une représentation.

On peut admettre, dans certaines limites, et avec Épicure et Lucrèce que « ex nihilo nihil ». Dans certaines limites, car je penche pour l’hypothèse d’une nécessité première, d’une essence qui précèderait l’existence du Tout, ou du moins serait indissociable du Tout, d’une anima mundi, si l’on veut. Néanmoins si l’on admet que chaque chose est fondée « en vérité », alors le discours, lui-même ne peut se suffire comme justification, et ce qu’il révèle doit bien « être » vraiment, à moins que l’on considère que le discours n’est qu’un délire, sans prise sur rien, gratuit. Si le discours donne corps à la réalité des choses, il médiate la vérité de ses objets, cette vérité inaccessible constituant le Logos du monde. C’est une idée pyrrhonienne que la réalité est produite, autant par notre sensibilité au monde, qui doit tout à l’anthropologie, que par la logicisation du monde par le discours. Le langage, plus encore qu’un simple outil de communication entre les êtres, est un outil structurant dont la fin est de se protéger de l’ironie du monde. De ce fait, le discours a pour but de redresser le monde, de le logiciser, de le moraliser. Relisons Marcel Conche : « Le monde « commun » étant le monde du langage, cela seul est vraiment « réel » qui est exempt de contradiction, ou en quoi la contradiction est surmontée. La réification est une logicisation … le monde logique est un monde logicisé pour être parlé, parlé pour permettre à la communauté de se parler elle-même ».

La réalité est donc produite par un discours de réification et de logicisation sensé nous rassurer, et nous rendre intelligible le monde, en nous racontant une vérité ineffable. Ce discours a donc aussi une dimension d’intermédiation. Ce discours est un logos (en minuscule). La possibilité de la vérité est celle de l’existence du Logos (en majuscule) qui serait un discours vrai, descriptif de la vérité, supposé pouvoir être tenu symboliquement, par une métaconscience discourante, et produisant un discours performatif, créateur de formes et de réalités. « Au début était le Logos, et le Logos était auprès de Dieu et le Logos était Dieu ».

Suspension

Août est à peine grignoté que les jours se font déjà plus courts, et j’ai dû ce matin déjeuner dans une relative obscurité, face au jardin ensommeillé derrière la baie. La pluie avait cessé de disperser dans les massifs ravagés par la canicule ses grosses gouttes chaudes aussitôt bues par la végétation. Il faisait doux, plus frais que la veille ; et le vent qui m’avait réveillé tôt en faisant battre la pluie au rideau était tombé.

La campagne que l’on devinait au-delàs du jardin sous un ciel encore chargé de gros nuages à peine essorés par la nuit, hier encore si bruissant à cette heure matinale, gisait immobile et silencieuse. Pas un cri d’oiseau, pas une voiture ; la nationale, si présente quand le vent était à l’ouest, ne ronronnait pas ; les moutons du voisin, peut-être réfugiés dans leur cabane de planches, avaient déserté la prairie rase. Tout était suspendu dans cet instant semblant pouvoir s’étirer à l’infini. Et cette suspension m’a troublé.

 

Le monde est impermanent, truisme dont certains ont fait une métaphysique ; et c’est bien sa loi première – une loi que les bouddhistes nomment « loi de causalité » et qui enchaine à l’infini des causes et des effets –, mais cette impermanence est plus encore la nature même de notre espace dont le temps est l’une des quatre dimensions. Et si, comme l’écrit Hume dans son « Enquête sur l’entendement humain » « un miracle est une violation des lois de la nature », alors, cette suspension du temps était bien une forme de miracle, un miracle naturel que nulle providence n’expliquait.

 

À défaut d’avoir une conscience intellectualisée du temps, de ce flux héraclitéen ininterrompu depuis son début – le début des temps –, l’homme en a toujours fait l’expérience quotidienne, non seulement dans le cycle immuable des saisons qui l’a amené à concevoir la palingénésie, dans la métaphysique stoïcienne sous une forme très élaborée, mais aussi dans le polythéisme égyptien, mais plus encore dans des expériences sensibles quotidiennes, en observant par exemple la croissance des plantes, ou la façon dont le vent secoue les arbres ou caresse leurs feuilles. Si le temps modifie en permanence les choses, sans d’ailleurs altérer l’ordre de ces choses, c’est le vent, qu’il souffle dans les bois ou sur la mer, l’ondulant à l’infini, qui fait vibrer le monde à notre entendement. Montaigne écrivait avec les mots de son temps « Le monde est une branloire pérenne ». Oui ! le monde, en permanence, branle, bruisse, frémit, vibre. Et ce matin, en cet instant de grâce où la providence semblait en retard de l’histoire, où le repos s’était glissé dans un pli du temps qui passe, où la nature se recueillait en silence aux aiguilles roussies des grands pins dégingandés, comme au faîte des immenses chênes du jardin, j’ai cru sentir ce que pourrait être une éternité comme immuabilité des choses, autre chose que la vie, mais néanmoins rien qui puisse ressembler à la mort. Car ce silence était, paradoxalement, aussi plein, comme un désir retenu, ou naissant, que l’on peut imaginer la mort, être vide.

Écriture inclusive

Parce que le débat sur l’usage de l’écriture inclusive est à la fois clivant et fondamental, on ne devrait pas rester indifférent à cette nouvelle tentative de notre bienpensante républicaine, de nous imposer son idéologie normative et prétendument féministe. Laissons d’ailleurs de côté les vrais débats sur l’égalité des droits de chaque sexe, sur les places des hommes et des femmes dans la société, ou encore sur cette façon dont certains mâles se conduisent en prédateur avec les femmes. Il s’agit là d’autres débats, tout aussi fondamentaux.

Mais rappelons au moins deux choses. Tout d’abord, la façon dont une langue évolue. C’est l’usage, parlé et écrit, qui détermine sa lente évolution ; et c’est naturellement, c’est-à-dire à la fois dans la rue, mais aussi dans les journaux et les productions culturelles, que cette évolution s’opère. Et je suis très attaché à cette construction proprement démocratique d’une langue qui n’est pas strictement vernaculaire ; une production, autant élitiste que populaire, et qui tient donc autant à l’ethnos qu’à l’échange interculturel. La langue est sans doute le meilleur lieu de rencontre entre le prolo et l’intellectuel, l’argot de l’un et les préciosités de l’autre. Ce sont donc les gens qui font évoluer la langue, leur langue, et l’académie doit parallèlement adapter la norme, et l’école l’enseigner. Ce n’est donc pas à l’école d’inventer la norme et à la société de s’y faire, comme je l’ai entendu ce jour dans une radio.

En second lieu, il faut rappeler, ce qu’Orwell avait fait remarquer en son temps, que tout projet politique de transformer la langue, d’interdire ou d’imposer l’usage de certains mots, les mots pour dire la réalité du monde, tout projet de modifier l’orthographe à des fins idéologiques, est de nature totalitaire.

Aujourd’hui, et s’agissant d’écriture inclusive, nous en sommes là ; et il convient de s’y opposer « par principe » ; quelle que soit la nature des intentions, probablement bonnes, à l’origine de la chose. Et de rappeler à l’école ses devoirs : enseigner la norme.