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Commentaires de lectures

Il faut lire

Évidemment, je lis beaucoup ; trop peut-être, car ce temps de lecture est pris sur l’écriture, mais il la nourrit aussi. Et je prends des notes, beaucoup de notes, tant je souhaite profiter de qui est plus intelligent ou plus profond que moi, plus au fait des choses qui m’intéressent, mieux doué par la nature pour dire des choses essentielles dans le meilleur format possible. Et puis le style… Sa beauté souvent me stimule. Parfois, son indigence me console de mes propres faiblesses. Mais surtout les idées, quand elles font écho à mes intuitions les plus prégnantes.

Avant d’avaler un court texte de Michéa, j’ai lu avec beaucoup de plaisir le dernier roman de Boualem Sansal – Le train d’Erlingen –, un texte qu’on ne peut pas lire sans penser au « Soumission » de Houellebecq, même si le style, l’architecture du texte, le ton n’ont rien à voir. Parmi bien d’autres, j’ai retenu cette citation : « La révolution n’a que ces buts : 1) tout changer pour que rien ne change ; 2) purger la société de ses tentations révolutionnaires ; 3) remettre les gens au travail dans le strict respect des traditions ». Je croyais voir citée Hannah Arendt, précisément dans « On revolution » (ou, peut-être Giuseppe Tomasi di Lampedusa). Comment ne pas penser à la politique menée ici ? Mais revenons à Jean-Claude Michéa et à son « loup dans la bergerie ». Je pourrais citer des pages entières de ce militant que je lis depuis longtemps, un intellectuel souvent infiniment plus pertinent que ceux que les médias reçoivent et encensent. II cite Isabelle Pereira qui rappelle que « l’anarchisme est un courant politique qui exalte l’individualité et la liberté. Mais, à la différence du libéralisme, il ne conçoit pas l’individu et la liberté en opposition avec autrui. Il ne propose pas une liberté négative. L’anarchisme propose une conception positive de la liberté. Elle repose sur une morale de la solidarité et le présupposé d’une nature sociale de l’être humain ».

 

J’aurais aimé pouvoir trouver ces mots qui résume mes affinités politiques : Liberté, fraternité, solidarité.

Ceci n’est pas une pipe

Affirmer « qu’une chose est », c’est se positionner sur le terrain de l’ontologie, terrain que je pratique peu : trop boueux, trop peu carrossable – on s’y aventure sans vraiment savoir ce qu’on y cherche, on s’y perd, et sans jamais rien trouver de valeur ou d’utile ; la nommer, c’est déjà se déplacer sur un autre terrain, un peu plus ferme, plus praticable, celui de la sémantique ; la caractériser, ce que son nom, s’il est générique, fait déjà – une pomme par exemple –, c’est l’aborder avec les outils de la science. Et rappelons que la science a pour fin la connaissance, c’est-à-dire s’attache à observer, décrire, conceptualiser, vérifier, prévoir. C’est d’ailleurs ce qui caractérise la vraie science, et qui lui donne son caractère amoral et rationnel, et qui peut la distinguer de la technique qui cherche à transformer le monde.

Le reste n’étant qu’idéologie. Reprenons ! Dire « qu’une chose est » est du domaine de la foi, la nommer, de l’idéologie, tenter de la décrire et de la classifier, de la science. Sachant que dans ce dernier cas, mesurer c’est décrire, expérimenter c’est vérifier.

Nommer – puisqu’on ne saurait, sans dire la chose, ni révéler une vérité transcendantale, ni désigner les choses de notre réalité, ni faire œuvre scientifique ; nommer, c’est donc, non seulement désigner, mais surtout classer dans un système de référence, c’est-à-dire étiqueter, caractériser de manière sommaire, réduite à un terme. Sauf à ce que ce nom ne dise vraiment rien, qu’il soit propre à l’objet nommé. Mais propre, il ne l’est jamais vraiment, toujours souillé par des référents culturels, teinté par une épistémè. Ainsi, si je désigne mon ami Paul ou Mohamed, cela fait déjà sens. Même chose pour D2R2 ou YHWH, qui sont des noms dont l’extrême neutralité formelle enveloppe une réalité engagée.

 

Mais revenons sur ce terrain boueux de l’ontologie où par jeu je souhaite entrainer mon lecteur, puisque je termine une anthologie de textes d’ontologie aussi longue que pénible. Les objets du monde ont-ils une identité métaphysique et comment l’appréhender ? Le concept d’être a-t-il seulement un sens, et quelle serait alors la nature ou l’essence de cet être, ce qui ferait qu’il est bien ce qu’il est ? Si quelqu’un a des lumières, qu’il m’éclaire ! En la matière, et pour le dire sous cette forme, je crois plus aux formes qu’à la matière. Pessoa écrit : « Là où il y a une forme, il y a une âme ». Les poètes sont mieux armés que les philosophes pour parler d’ontologie. Le concept de mêmeté développé par Aristote, est-il pertinent ? Même si je prétends, à l’instinct, qu’on ne saurait trouver dans l’univers deux hommes identiques, deux arbres en tous points pareils, deux électrons mêmement identiques. Car toutes ces choses existant, elles inscrivent cette existence dans l’espace et le temps et, partant, ont leur histoire singulière. Lors du big bang cosmogonique, chaque électron s’est par exemple vu projeté dans une certaine direction, à une certaine vitesse, et a vécu depuis une très longue histoire singulière de quelques milliards d’années-lumière. Sauf évidemment, ceux aujourd’hui disparus par fusion ou fission. L’être singulier est donc peut-être à chercher dans une forme plus ou moins générique – s’il n’existe qu’une forme géométrique appelée cercle, le nombre de cercles possible est infini –, et une histoire toujours singulière. Peut-on dire que l’histoire de l’être, l’enrichit, modifie sa nature, mais pas son essence ?

Si j’évoquais un terrain peu praticable, c’est en pensant à l’ontologie d’Aristote, et à sa « métaphysique des causes » (dans Métaphysique des causes A 3), et où d’autres après lui, moins logiciens que lui, se sont perdus, enlisés. Ainsi la question débattue sur la nature de la statue d’Athéna Promachos, question à laquelle je veux faire écho.

 

Aristote pose finement la question des causes et distingue :

  • La cause formelle ou quiddité, c’est-à-dire l’essence même de ce monument qui est le concept d’Athéna, déesse de la sagesse, protectrice de la cité d’Athènes, représentée généralement avec un hibou ou une chouette ;
  • La cause matérielle, ou matière (substrat) ; ici le bronze dont cette statue est faite ;
  • La cause motrice, ou efficiente ; le travail du sculpteur, en l’occurrence de Phidias, c’est-à-dire, d’une certaine manière, l’œuvre.
  • La cause finale, c’est-à-dire ce pour quoi l’œuvre fut faite : son exposition sur l’Acropole restaurée après les destructions des guerres médiques.

On peut chercher l’ontologie de cette statue par les causes et, considérant cette statue depuis longtemps disparue (XIIIe siècle) en poussant l’analyse trop loin, certains ont pu se demander si cette œuvre était à la fois une statue et une masse de bronze, soit deux « objets », et si ces deux objets étaient identiques ou non. La question a été longuement discutée, et de manière stérile.

C’est l’usage de nommer un objet par plusieurs noms qui le définissent de manière réductrice. Soit qu’il soit nommé « singulièrement », quitte à ce que ce nom singulier soit néanmoins partagé par plusieurs objets, Diogène par exemple – et ce qui conduit à distinguer Diogène Laërce de Diogène de Sinope, ou de tant d’autres Diogène –, soit qu’il soit nommé « génériquement », en référence à sa nature, sa fonction, son origine, ses propriétés intrinsèques, son rattachement à une classification qui fait autorité. On parle alors d’une chaise, d’une statue. Mais dire qu’une statue de bronze est à la fois une statue et un bloc de bronze coulé dans un moule en terre cuite, c’est faire de la mauvaise ontologie, donc une philosophie stérile. Car il ne faut pas se laisser abuser par un langage auquel on ne peut demander plus que ce pour quoi il s’est développé : s’entendre sur ce dont on parle ; et cette statue n’est pas deux choses à la fois, en même temps. Elle n’est que ce qu’elle est, un Être au sens ontologique du terme, un objet de notre réalité sensible, mais que l’on peut désigner de différentes manières, selon que l’on privilégie sa forme, le projet de l’artiste – la cause formelle –, ou la matière la constituant – la cause matérielle. Disons de manière encore plus simple pour répondre au casse-tête stérile posée dans cette anthologie : cet objet sur lequel je diserte, n’est ni vraiment une statue, ni vraiment un bloc de bronze, même si elle est l’une et l’autre, sans être réductible à cette une ou à cet autre, et elle est encore bien d’autres choses. Un logicien pesant ses mots, pourrait dire : cet objet « est ce qu’il est », et peut être considéré, selon les points de vue que l’on prend – par exemple en considérant ses causes –, soit comme une statue, soit comme un bloc de bronze, ou de marbre pour les très nombreuses reproductions ou évocations de l’original. Et prolongeant le propos, on pourra rajouter que cela dépend aussi de la forme considérée ; soit sa forme extérieure, artificielle, soit intérieure, naturelle.

 

Rappelons enfin, à l’occasion, que le langage n’est pas un être, même s’il nait, vit et peut mourir. Rappelons que s’il se créa pour permettre aux hommes de communiquer entre eux, sa fonction principale est bien de permettre à l’Homme de communiquer avec son environnement, de l’expliquer et de se l’expliquer, c’est-à-dire de se l’approprier et d’inventer une réalité, en partie sensible, en partie psychologique, en partie idéelle ou idéologique ; et que de ce point de vue c’est aussi un outil de dénouement.

J’ai lu…

Ce n’est pas un livre de souvenirSouvenir sur Nietzsche, mais l’évocation rétrospective de celui dont Overbeck fut l’ami intime le plus fidèle, jusqu’à son effondrement du 3 janvier 89 à Turin. Et à lire ces lignes, on ne peut douter de l’affection, de l’estime, et de l’admiration d’Overbeck pour son confrère-philologue. Mais cet article publié en 1906 dans la revue Neue Rundschau n’est pas celui d’un laudateur illusionné. Au contraire, sans complaisance aucune, il n’instruit aucun procès, ni à charge ni à décharge, et cherche plutôt à dégager les éléments structurants d’une personnalité exaltée, à la fois d’une très grande exigence personnelle et pour les autres, mais aussi d’une grande fragilité. Et son combat « désespéré » contre le christianisme en est l’exemple majeur.

Mais précisons deux points de clarification : ce court texte n’aborde pas l’œuvre du philosophe, et Overbeck précise bien que, s’il fut l’ami de Nietzsche, il n’en fut pas un disciple. D’autre part, ce texte ne comporte aucun élément biographique, et peu de détails intimes qui nous feraient découvrir un autre Nietzsche ; et si tant est que l’on veuille découvrir, derrière l’œuvre difficile, l’homme qu’il fut, il vaut mieux s’en tenir à la lecture de sa correspondance, éditée en trois volumes chez Gallimard. Mais, reste une analyse psychologique de l’homme qui par ailleurs s’impose à qui a lu l’œuvre : Overbeck parle  « de talent artistique », de « désespoir » « d’extravagance intellectuelle », « d’excentricité ». Concernant l’œuvre, je note néanmoins quelques remarques qui, à défaut de la résumer, montre bien et la démarche nietzschéenne – ce en quoi il se distinguait lui-même de Schopenhauer – et la nature de l’œuvre « Tous les textes de Nietzsche ont en quelque sorte été écrits en chemin. À la rédaction ils restent inachevés, étapes provisoires qui devront elles-mêmes être dépassées un jour ». Et quelques pages plus loin, ce constat, d’évidence : « Si l’on regarde en arrière ou si l’on considère les choses sous un angle historique, aucune des pensées qui sont apparues chez Nietzsche n’est totalement nouvelle et inédite ».

Et si je dois faire une dernière remarque sur le texte d’Overbeck, je noterai aussi, ce parallèle entre Nietzsche et Pascal, parallèle qui est sensé montrer toute la distance entre ces trajectoires, mais qui en montre aussi, les perspectives parallèles. Les deux hommes sont des esprits singuliers, supérieurs – c’est moi qui le dit ici – passionnés et profondément religieux. Ce que l’on connait sous la forme de « Pensées » est constitué de notes prises en vue de la rédaction d’une « apologie de la religion chrétienne ». « Nietzsche était plutôt passionnément irréligieux ».  Et quand je dis que Nietzsche était profondément religieux, je veux bien dire la même chose : sa passion  irréligieuse avait bien, comme toute passion, une dimension religieuse.

Nietzsche et le Crucifié – un livre de Didier Rance

Je recommande ce livre, bien qu’il soit un peu long si l’on considère son propos ; livre que j’ai lu avec beaucoup d’intérêt, mais souvent, je dois le confesser, avec une certaine gêne ; et j’en suis même venu à m’interroger sur son titre : n’est-ce pas plutôt Nietzsche le crucifié qu’il faut lire tant la charge contre le philosophe est sévère, la mise à mort violente ? Didier Rance est ce qu’il est convenu d’appeler un prêtre, en fait un diacre catholique ; il nous appelle ici, non pas à une messe, mais à un autodafé, et exécute son sujet dans les règles, sans pitié, usant de toutes les armes possibles, blanches et à feu, le garrot et la potence. Et il porte ses coups – coup de poing dans l’estomac, voire plus bas – pour tuer, quitte à terminer la besogne en hissant d’abord le cadavre sur le bûcher – au cas où … – et enfin, en dispersant les cendres dans l’espoir vain que la victime ne laissera aucune trace. Du beau travail clérical.

Gêne, car j’avoue m’être laissé piéger par le titre ; mais ce livre n’est pas ce que j’imaginais qu’il puisse être. De sensibilité nietzschéenne, je pensais ouvrir, soit un ouvrage de philosophie, soit une biographie, et je rêvais de découvrir une approche originale qui aurait, curieusement, mis face à face deux personnages conceptuels – pour le dire comme Deleuze – le Christ et l’antichrist, deux spiritualités en quêtes, sur des a priori radicalement opposés – un peu comme s’il s’était agi de développer une géométrie euclidienne et une autre, non euclidienne, pour voir ce que ça produit comme réalité, ou de comparer la mécanique de Newton et celle d’Einstein, ou encore celle de Planck. Ne rêvons plus. Il ne s’agit ici nullement de cela, et c’est un peu floué que je suis allé néanmoins au bout de ce chemin de croix, mais qui me conduit ici, sans que la moindre rédemption ait opéré, à néanmoins recommander l’ouvrage ; bien que je ne sois ni psychologiquement masochiste ni spirituellement adepte du dolorisme. Car ce texte est aussi celui d’un historien de qualité et qu’il est très bien documenté ; mais trop long : une exécution ne devrait pas durer, sauf à ce que le bourreau y trouve son plaisir, ou l’occasion d’un défoulement, ou que l’on veuille que les badauds en aient pour leur argent.

Il ne s’agit donc ni de philosophie, ni de biographie, ni de travail historique, même si l’historien utilise ici toutes les ressources de son art. Il s’agit d’un acte d’accusation structuré, construit totalement à charge. Didier Rance n’y aborde jamais la philosophie de Nietzsche et ne cherche pas à démonter les thèses du philosophe : manque d’intérêt pour ses idées ? Incompréhension d’une quête de spiritualité non religieuse, laïque en un sens qui n’est pas le plus commun ? Manque de recul ? Et si l’ouvrage présente des données biographiques, elles ne sont utilisées que pour établir le blasphème ou rabaisser et discréditer l’homme et sa démarche, détruire celui qui a osé s’attaquer au christianisme et porter des coups de hache (ou de marteau) au totem sanguinolent dressé – Nietzsche n’est évidemment pas le seul, et je trouve Feuerbach tout aussi convaincant. De toute façon, pour produire un texte biographique – et ce n’était pas le propos –, il fallait être capable d’éprouver un peu de sympathie pour son sujet. Je me suis donc trompé, mais se tromper en choisissant un livre, c’est parfois avoir le plaisir de faire une découverte inattendue. Mais je ne l’ai pas faite.

Ce n’est pas plus un ouvrage où Didier Rance rendrait compte de sa foi et défendrait sa religion en répondant aux critiques que l’Histoire peut légitimement lui faire. C’est un simple procès en hérésie comme on en a vu d’autres, où la violence de la contrattaque peut être considérée à la mesure des coups portés par les idées matérialistes du XIXe à la religion de Paul. Cette attaque pouvant donc être vue comme la défense « humaine, trop humaine » d’une église agressée par un penseur qui a passé sa vie à vomir le christianisme. Une mise à l’index aurait suffi, mais je crois que ça ne se fait plus.

Piégé, mais aussi perturbé par la démarche, mis mal à l’aise par la méthode, par la façon dont Didier Rance porte ses coups et que je voudrais évoquer rapidement. Voyons donc la construction de l’ouvrage : D’abord s’attaquer à l’homme pour nous montrer sa médiocrité, puis au philosophe pour dénoncer l’escroquerie d’une prétendue œuvre qui n’existerait pas, accumuler les témoignages qui démontrent que sa théorie du surhomme est diabolique et préfigure le nazisme, ruiner enfin la réputation du philologue. Et terminer en évoquant le suaire de Turin comme s’il fallait justifier la quatrième de couverture.

L’auteur fait donc le choix biographique de l’année 1888, année qui précède l’effondrement psychique de janvier 1889, année où l’état mental de Nietzsche est, à l’évidence des textes qu’il produit, problématique : un ciel d’orage qui va se déchirer, encore éclairé par des morceaux de ciel bleu. L’homme est fatigué, nerveusement chancelant et va basculer quelques mois plus tard dans une folie définitive. Réduire l’homme à cette année très particulière est un premier problème.

Il nous décrit un homme peu recommandable, un pauvre type pitoyable : menteur, coléreux, inconstant, prétentieux, mégalomaniaque, médiocre mélomane, et plus grave encore, dénué d’humour. Et il l’est, sans doute, et la lecture de sa correspondance (chez Gallimard en trois volumes) est édifiante pour qui pense qu’un philosophe doit aussi être abordé de ce côté. Tout cela n’est évidemment pas faux, mais peut-on réduire à homme à cela ? Là encore, la méthode m’a gêné. Didier Rance, comme Caïphe le Christ, condamne l’homme avec la rigueur d’un procureur, non sans une certaine cruauté : « Interprète correct, bon improvisateur, mais piètre compositeur » – bon, correcte, piètre ; un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout ; et qu’il s’agisse ici de musique ou de philosophie, c’est tout comme –, et accumule les preuves, quitte à ergoter : « Nietzsche écrit ce jour-là que Rossaro est mort en 1870, et quatre jours plus tard qu’il est mort en 1872 (en réalité, le musicien est décédé en 1878). Que cherche-t-il à prouver ? Que le blasphémateur qui a osé décréter la mort de dieu n’était qu’un « minable », un sous-homme, incapable d’être fiable quant à la date de la mort de Rossaro ? Le catholique Didier Rance n’a aucune tendresse pour Nietzsche : c’est ainsi, et c’est son droit d’auteur, respectons-le.

Et s’en tenant au Nietzsche antichrétien, il « démontre » que le philosophe n’en est pas un, et n’a jamais produit une seule idée originale. Il aurait beaucoup lu, et reprit ce qui était dans l’air du temps, emprunté toutes ses thèses à d’autres : « piètre compositeur ». Quant à être un philologue …, je laisse le lecteur découvrir la comparaison, plutôt pertinente avec Tolkien.

Mais ce qui est reproché au philosophe, c’est évidemment d’avoir cultivé une forme de proximité avec Jésus, et d’être allé jusqu’à l’imiter, se pendre pour lui dans un excès de folie. Se prendre pour le christ, c’est évidemment un blasphème, comme de distinguer Dieu et l’idée (religieuse) que l’on s’en fait, c’est-à-dire ce qui est divin et ce qui est « chose humaine, trop humaine », ou même de distinguer un personnage historique dont on ne sait à peu près rien, et un personnage conceptuel qui est de même nature ontologique que Tarzan ou Nestor Burma. Certains veulent réduire Jésus à rien et trouvent des arguments recevables pour expliquer qu’il n’a jamais existé (Michel Onfray). Mais comment expliquer qu’un « rien » ait produire un tel effet ? Didier Rance est sur le même schéma. Il nous explique que Nietzsche le philosophe n’existe pas. Alors, comment expliquer … ?

Je conclus ce trop long texte en évoquant mon affection pour l’homme crucifié par Didier Rance. L’homme était ce qu’il était, un homme torturé, pétri de contradiction, un grand corps malade. Sans doute. Il fut philosophe comme Freud le fut. Et sa relation avec le christianisme fut toujours problématique. D. Rance nous dit qu’il était orphelin de dieu, d’un amour de Dieu qu’il aurait perdu. Je crois qu’il n’a jamais perdu Dieu, faute de ne l’avoir jamais trouvé, et sa jeunesse piétiste ne prouve rien. Nietzsche avait probablement un besoin immense de l’amour de Dieu ; il l’a cherché, partout, désespérément, usant de tout, même des pires outrances, pour le sortir de son silence. S’il a décrété sa mort, c’était peut-être une forme d’appel mystique, un appel pour que l’absent lui réponde. Mais il n’a trouvé que « Choses humaines, trop humaines », et faute d’avoir trouvé dans l’univers la moindre trace de transcendance, il ne pouvait chercher le bien qu’au-delà de la moraline religieuse, c’est-à-dire au-delà du bien et du mal. Et son problème n’a jamais été Jésus, l’inspirateur des Évangiles. Ce fut le Christ, personnage d’abord créé par Paul, et dont l’invention doit tout à la patristique. Si Nietzsche n’avait été un mystique, un authentique esprit religieux – il se voit, dans un éclair de lucidité comme le seul chrétien authentique –, il ne se serait pas tant battu contre le christianisme, personnifié par le personnage symbolique du Christ. Il a mené ce combat jusqu’à l’épuisement de ses forces, au corps à corps et sa mort cérébrale me fait penser, moins à Jacob lutant toute la nuit contre l’Éternel, qu’à ces guerriers qui luttent à mort, au corps à corps et que l’on retrouve enlacés, baignant dans le sang mélangé de leur corps déchiré.

Et puis encore un mot : il ne saurait y avoir d’antichrist sans christ, comme de « religion du dieu qui se fait homme » sans religion de « l’homme qui se fait dieu ». Et de ce point de vue, c’est le christ qui « appelle » l’antichrist, l’invente, le rend nécessaire, comme si l’on ne pouvait frapper une monnaie sans qu’elle ait un côté pile et une face. Et le trans humanisme, évoqué brièvement, ne peut se concevoir sans une idéologie humaniste. Et qu’est-ce que l’humanisme, si ce n’est l’autre nom du christianisme ? Et si je tire ma réflexion jusqu’à l’outrance – restons nietzschéens –, je dirais que les horreurs du vingtième siècle sont des productions nauséeuses du christianisme et je ne m’étonne pas que la survie du peuple élu en ait été l’un des enjeux.

Le monde rêvé des anges

Si la philosophie n’était aussi, pour celui qui la pratique quotidiennement, une source de plaisir, si elle n’était qu’une nécessité impérieuse, injonctive, elle aurait probablement pour moi une moindre valeur morale. Heureusement, elle ouvre de larges champs à la jouissance spirituelle et je peux témoigner ici de ces moments de jubilation que procure l’exercice de cet art mescréant : qu’il s’agisse du simple décryptage d’un fait plus ou moins banal avec les outils méthodologiques du philosophe ou grâce à la découverte d’un nouveau concept qui rend plus aisée la compréhension d’un phénomène apparemment complexe ou bien ouvre comme une clé une porte sur des perspectives neuves ; qu’il s’agisse de critiquer une idée qui d’abord semble évidente et que l’on découvre à l’analyse sotte ; ou qu’il s’agisse encore du forgeage d’une opinion qui précédemment n’était fondée qu’en intuition. Mais certains rencontres avec des textes ou des auteurs ont le même effet stimulant et jubilatoire.

C’est ainsi que je veux rendre compte de la lecture de l’essai de Bérénice Levet sur « La théorie du genre » (sous-titré : le monde rêvé des anges). Et je veux m’y attacher et sur la forme et sur fond. C’est d’abord un texte utile, car bien documenté sur une doctrine très présente dans le débat politique mais d’une manière masquée et qui, touchant à des questions éthiques, ne peut laisser indifférent et devrait donner lieu à un débat que personne ne semble vouloir porter dans l’espace médiatisé. Mais c’est aussi un pamphlet, structuré comme tel, et qui a toutes les qualités d’un essai philosophique : construit, argumenté, convainquant. C’est donc de la philosophie et la banalité de la formule, de ces quelques mots pour le dire : « c’est de la philosophie », peut surprendre. Mais il y a tant de livres écrits sur la philosophie ou les philosophes – des livres de professeurs ou de chercheurs –, tant d’études dont l’histoire des idées est l’objet, tant d’essais qui analysent telle école de pensée, telle filiation sectaire, telle novation conceptuelle chez machin, tant de textes évidemment intelligents mais qui ne sont que des manuels de philosophie, des ouvrages de vulgarisation. Bérénice Levet n’écrit pas Ici un ouvrage « sur la » ou « de » philosophie : c’est un essai philosophique. Mais il n’a pas pour objet d’inventer et d’expliquer des concepts, de proposer une nouvelle architecture métaphysique, de refonder une morale au-delà de la morale ; son objet est tout autre. On y chercherait par ailleurs en vain un mot difficile ou savant, une formule alambiquée, une difficulté conceptuelle,  une ellipse trop courte ou une idée mal éclairée : c’est un texte écrit pour les gens, dans une langue fluide, simple mais riche, précise, sans effet gratuit de style, sans jargonnage académique, sans ces digressions inutiles qui signent les propos mal tenus. En d’autres termes, c’est un texte philosophique efficace et rigoureux – sans doute efficace car rigoureux – et j’y retrouve cette volonté première de la philosophie grecque de s’adresser au peuple quitte, dans un souci de pédagogie, à théâtraliser leur leçons éthiques, comme Diogène ou Aristippe pouvaient le faire. Ce travail s’inscrit donc qualitativement très loin de l’indigence intellectuelle des ouvrages politiques de la gente partisane, évidemment très loin des productions convenues rangées sous les étiquettes « spiritualité et développement de soi », tout aussi loin de ces ouvrages universitaires savants mais stériles, textes abscons produits à destination d’une élite étroite et complice où tout ce qui pourrait être dit simplement est démesurément enflé par un style et un langage d’expert qui n’a souvent pas d’autre objet que de palier l’indigence des idées ou des concepts par la lourdeur indigeste de leur formulation. Tous ces textes prétendant, sur le registre des idées, souvent par la citation hors de propos de maîtres à penser appelés en caution, emprunter les chemins de la philosophie, ou de la philosophie politique.

Sur le fond, car je veux bien admettre que cela reste l’essentiel, ce texte a le mérite de clarifier les thèses des défenseurs de la « théorie du genre », d’en montrer et la fragilité et la portée, et ainsi de poser avec rigueur les termes d’un débat qui malheureusement n’a pas lieu – complicité des médias et du politique empêche – et, démontant l’argumentaire des sectateurs du Genre, de montrer les dangers politiques et psychologiques de cette idéologie et de lui opposer une autre posture éthique plus fidèle à la tradition, précisément française : fidélité à l’identité sexuée, défense de l’hétérosexualité et de l’érotisation des rapports humains. Et si j’ai voulu y faire écho, c‘est d’une part qu’elle prolonge mes deux dernières contributions, et d’autre part que je me suis déjà exprimé ici sur le Genre, mais que depuis cette précédente chronique mon analyse s’est enrichie sans que je me désolidarise aujourd’hui de ce que j’en disais il y a peut-être un an.

Rappelons les dogmes de cette idéologie née aux Etats-Unis dans les années cinquante dans des cercles de psychologues[1]. La théorie des promoteurs de cette idéologie à laquelle la gauche social-démocrate européenne consent, tient en quelques idées formellement fortes, radicales, mais sur le fond, notamment scientifique, très fragiles, car fondées sur rien. Rappelons les deux premières : Le masculin et le féminin ne procèdent que d’une construction sociale historisable – le « que » étant ici important. Cette construction normative qui structure nos sociétés et plus largement notre civilisation constituant un formatage liberticide. Voilà, tout est dit, et tout cela me semble à tout le moins fragile, voire très loin du sens commun.

Pourquoi est-ce un formatage liberticide ? Deux explications principales sont ici mises en avant : D’une part cette construction sociale installe la femme dans une relation de soumission à l’homme dominant – ce qui me parait le seul argument qui tienne ; d’autre part elle fait de la relation de genre (homme/femme) la norme sexuelle et relègue et stigmatise tout autre forme de sexualité en marge de la société. Il s’en suit que ce qui a été construit pouvant être mêmement déconstruit, la libération de l’humain passe par la suppression de la partition sexuée et sexuelle de l’humanité en deux genres (masculin et féminin) et qu’il convient, après avoir relativiser le genre en affirmant qu’il est construit « sans fondement en nature »[2], de le déconstruire et de supprimer le féminin et le masculin, chaque individu étant libre de conserver ou de changer de sexe, éventuellement par des choix chirurgicaux, et de jouir de sa sexualité, seul, en couple, ou dans des combinaisons beaucoup plus complexes, et en utilisant ses organes reproducteurs ou tout autre voie ou artifice. La grande liberté, quoi !

Les théoriciens  du genre revendiquent donc comme programme idéologique d’« introduire le trouble dans le genre »[3]. Non seulement ils veulent en la déconstruisant faire disparaitre l’identité sexuelle (plus d’homme et de femme, de garçon et de fille, de monsieur et de madame, de papa et de maman) ; non seulement ils veulent abolir la sexualité comme source de plaisir érotique, au profit de la liberté de tous les plaisirs, de toutes les pratiques sans limite aucune – ce qui fait écrire à Bérénice Levet : « Il y a au cœur du Genre, un ascétisme, un puritanisme résolu à couper les ailes du désir hétérosexuel qui ne devrait pas nous laisser indifférents. Les religions en ont peut-être rêvé, le Genre lui, en extirpant le mal à la racine (la différence de sexes), escompte le réaliser » ; mais plus encore, ils veulent effacer l’altérité homme/femme, donc la mixité pour reconstruire une humanité asexuée (de son point de vue, que je partage, désérotisée). Poussant leur logique à son terme, toute catégorie doit disparaitre : le genre sexué comme artifice social, la famille traditionnelle comme norme dépassée, l’hétérosexualité comme formatage, le féminisme comme défense d’une identité féminine et permanence de la partition homme/femme, l’homosexualité comme pratique sexuelle, c’est-à-dire non libérée de l’axiologie sexuée. Il n’y a plus alors que des hommes et des animaux – mais pourquoi faire encore ce distinguo ? –, des parents et des enfants, des couples non pas hétéros ou homos, mais asexués, des combinaisons plus originales qui permettent de jouer des partitions érotiques en trio, quartet, quintette à têtes multiples, du moment qu’il ne s’agit ni de polygamie ni de polyandrie, dénoncées comme attelages sexués.

La femme doit devenir un homme comme les autres. Elle/il sera pompier, selon les vœux de l’un/l’une de nos ministres, et nous seront enfin devenus modernes. L’humanité enfin débarrassée de la nature aura fait un grand pas.

Car si j’ai souhaité chroniquer cet ouvrage, c’est qu’il met en lumière ce qui me parait être de l’ordre de la crise de la modernité. Dans cette idéologie anglo-saxonne extravagante, défendue aujourd’hui à droite comme à gauche par V. Peillon comme par N. Vallaud-Belcacem, je vois la pire forme de la crise de l’autorité, celle de la nature. Non content de bousiller la planète, l’homme moderne refuse que la nature et sa nature puissent le limiter. Orgueilleux, il veut s’en affranchir totalement, définitivement, et il en aura bientôt la possibilité. Il est déjà possible de faire un enfant sans pénis, bientôt sans utérus. Alors, si l’humain sait chimiquement se provoquer un orgasme, il n’aura plus besoin de ses organes génitaux. Si l’on y prend garde, non seulement l’homme n’aura plus de parents ni d’enfants mais il n’aura plus de compagnons. Il sera seul. Les nécessités de la nature ne pourront plus le protéger d’un solipsisme mortifère. Est-il encore capable de comprendre que ce refus de l’autorité de la nature, non seulement ne le libère pas mais l’aliène, le rendant étranger à lui-même ? Est-il capable de comprendre que nier la nature, c’est nier sa nature, donc se nier ? Et sur ce registre, on doit bien distinguer les lois de la nature (par exemple la reproduction sexuée des mammifères),  les accidents de la nature (certain hommes naissent mal formés, privés d’un membre ou d’un organe, ou déficients, ou pourvus de manière surabondante d’un membre ou possédant les deux sexes) et les artifices humains (fabrication de clone, de chimères). La reconnaissance de l’autorité de la nature me semble, comme question éthique, centrale. L’avenir de l’homme est-il contre-nature ?

Concluons sur ce point. On associe trop souvent, et beaucoup trop facilement les dénonciateurs de la théorie du genre, donc certains opposants au mariage homosexuel, aux croyants-dieu et aux sectateurs religieux. Car derrière un même combat, des objectifs considérés comme communs, se cacheraient les mêmes idées permettant par un raccourci aisé d’assimiler les défenseurs de la famille hétérosexuée à des esprits religieux assignant aux laïcs, notamment de gauche, une position opposée à celle des curés, donc partisane d’une réforme profonde de la tradition, dont le pire des défauts serait de ne pas sembler en phase avec les exigences du progrès.

J’aimerais ici répondre sur trois registres : social, politique, moral ; et clarifier ainsi mes positions. Et je commencerai par le plus important. Je crois, sans me montrer aussi intégriste que Rousseau, que refuser l’autorité de la nature est une folie, je veux dire que c’est un facteur d’aliénation ; et je crois, pour citer Bérénice Levet, que « L’homme et la femme ne sont pas superposables anatomiquement mais non plus existentiellement, et ce, sans que l’histoire ni la science ne puisse en rendre raison ». Et je suis sensible au parallèle qu’elle construit sans vraiment le dire entre autorité de la nature et de la tradition. Et pour préciser encore les choses je citerai l’aphorisme 99 de Nietzsche : « La moralité ne vient qu’après la contrainte ; bien plus, elle est elle-même quelques temps encore une contrainte à laquelle on s’attache pour éviter le déplaisir. Plus tard, elle devient une  coutume, plus tard encore une libre obéissance, enfin presque un instinct : alors elle est, comme tout ce qui est dès longtemps habituel et naturel, lié à du plaisir – et elle prend le nom de vertu ».[4]

Que dire politiquement si ce n’est que renoncer au genre, après l’avoir délié du sexe, c’est renoncer à l’un des fondements de notre civilisation : sa structuration naturelle sexuée, sans remplacer ce fondement par quoi que ce soit d’autre. Et son argument contre le mariage homosexuel me parait devoir être médité : « La société française, après bien d’autres, n’a plus d’étayage naturel. Le mariage, jusqu’alors, consacrait l’union naturellement féconde d’un homme et d’une femme. Désormais il conjoint deux êtres dont la filiation ne peut être qu’artificielle ». Sur le plan social, celui des mœurs, il me parait essentiel que l’Etat ne légifère pas sur notre sexualité et notre envie de vivre avec un individu de notre sexe ou du sexe opposé, ou à trois ou dans des combinaisons plus originales. Mais il importe à l’Etat de fixer et de défendre, non pas dans la sphère privée où il a trop tendance à mettre les pieds (chaussés de gros godillots à semelle cloutées), mais dans l’espace public une norme qui réponde à un projet politique démocratiquement construit.

Si donc dans la rue, les tenants de l’autorité (morale) du livre, et ceux de l’autorité (politique) d’une forme de tradition peuvent se retrouver coude à coude, ce n’est donc pas nécessairement qu’ils sont prêts à se coudoyer sur tout.


[1]. Bérénice levet cite John Money et Robert Stoller.

[2]. Soyons bien clair, et l’essai de Bérénice Levet a ce mérite : la thèse des sectateurs du genre, sans malentendu possible quand on relit leurs textes, est bien qu’à partir d’une matrice humaine qui peut avoir à la naissance ses organes reproducteurs dehors ou dedans, la société peut fabriquer sans aucune difficulté particulière  un homme ou une femme, quel que soit la forme anatomique qu’il conserve par ailleurs. Une femme peut donc avoir un phallus (ce qui ne prouve rien) et un homme une lourde poitrine (ce qui ne prouve rien de plus). L’idée de transformer son corps pour le mettre à l’image de son genre (hormones ou chirurgie) n’étant qu’une concession malheureuse faite à une norme sociale insupportable que l’on veut voir disparaitre. Car être homme ou femme n’est toujours qu’une injonction sociale. On ne nait pas homme ou femme, on le deviendrait parce que la société constatant que vous en avez ou pas aurait décidé de vous faire devenir homme ou femme, dominant ou dominé.

[3]. Trouble dans le genre (Gender trouble) est le programme de Judith Butler.