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Un livre programmatique de Juan Branco

Je lis beaucoup, probablement trop, ou trop vite. Et si la fiction ou la poésie me servent de récréation, mon goût me ramène toujours à l’histoire et aux essais, notamment philosophiques, et la politique y tient sa juste place. Se forger un point de vue, dévoiler certaines illusions, démasquer les faux semblants et les a priori, ne sont-ce pas les premiers enjeux de la philosophie ? défendre des idées, non des candidatures, l’essence de la politique ?

J’ai pu ici chroniquer quelques ouvrages, rarement. Je veux défendre le denier livre de Juan Branco, « Abattre l’ennemi », un livre formellement surprenant, mais aussi par le ton, sans doute du fait de la personnalité de son auteur, controversée : jeune homme brillant, si on le croit, promis à un avenir macronien, mais en rupture de ban. Je ne connaissais pas ce jeune avocat franco-espagnol de 32 ans, issu d’une famille d’intellectuels – famille bourgeoise intégrée des deux côtés des Pyrénées. Il mérite notre attention, d’être écouté et lu. Mais disons-le sans détour, la lecture de ce livre m’a pourtant gêné tant sur la forme que sur le fond, sans doute par les questions qu’il pose : qui est Juan Branco ? Où va ce jeune homme pressé ? Pour qui a-t-il écrit cet ouvrage ?

Mais cette gêne vient sans doute de l’architecte du livre et secondairement de son écriture. Il semblerait regrouper plusieurs textes, plusieurs projets qui mériteraient chacun sa forme, son style, son ton. Et c’est ainsi que je veux le critiquer, en évoquant successivement ces livres dans le livre que j’ai pris la liberté de titrer : Parcours d’un enfant gâté / Corruption des élites / Perversion et ruine de l’État / Manifeste révolutionnaire.

 

Qui est ce jeune homme pressé, personnage balzacien qui en peu d’années, à l’inverse d’un Macron-Rastignac, fait ce parcours improbable de Saint-Germain-des-Prés aux ronds-points de province, du cadre huppé et douillet du Flor aux aubes humides des ronds-points réchauffées au feu des palettes ? Lisant, comme il le raconte ce parcours d’un enfant gâté, j’ai soupçonné un mégalo brillant, mais parfois puéril, et par ailleurs un peu mythomane. Et cherchant à vérifier l’incroyable autobiographie qu’il nous sert, la véracité de son CV, je suis tombé sur cette déclaration d’Aurélie Filippetti avec qui il a travaillé pendant six mois. Elle aurait affirmé : « Il a travaillé quelques mois avec moi. Il était jeune et recommandé par Richard Descoings, l’ancien directeur de Sciences Po. Ensuite, il a exigé d’être mon directeur de cabinet lorsque je suis devenue ministre, à 22 ans. […] Quand j’ai refusé, il a vrillé totalement, affirmant avoir enregistré nos conversations […] et surtout plaidant l’idée que j’avais sacrifié mes idéaux, et lui-même, pour devenir ministre. […] Il est dangereux, intelligent et habile. […] Il est à la fois mégalo, mythomane et très, très manipulateur ».

Je ne sais pas. Son parcours est bien celui d’un jeune homme de bonne famille, brillant et ambitieux – je me souviens avoir entendu à la télé Brigitte Macron déclarer, à la fin d’un meeting qu’Emmanuel avait tenu avant même de se déclarer candidat : « mon mari n’a aucune ambition » –, et dont la trajectoire est en ricochets, sans autre cohérence que l’opportunité des rencontres et le goût du pouvoir. Et cette première partie aurait gagné à être plus claire, sans que pointe à chaque ligne un soupçon de prétention. Il est effectivement inutile d’en rajouter quand on a fait ce parcours : Juan Branco est diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’École Normale Supérieure. Il a obtenu par ailleurs des masters en philosophie politique et en géopolitique. Il devient docteur en droit, puis avocat. Très vite, il entre en politique (auprès de Dominique de Villepin puis des Verts), mais passe aussi rapidement par le parti socialiste. Il se fait remarquer en s’opposant à la loi Hadopi puis devient conseiller juridique en France de WikiLeaks et de Julian Assange. Mais, il est aussi défenseur de Jean-Luc Mélenchon. D’ailleurs, en 2017, il se présente sans succès aux élections législatives sous la bannière de La France insoumise. Il apporte ensuite son soutien au mouvement des Gilets jaunes en défendant les figures du mouvement. En 2019, notamment dans « Crépuscule », il critique l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron. Parcours surprenant, formateur, initiatique. Et à la lecture de ce qu’il en dit, sans mensonges, mais sans vérité intime – ce qu’on regrette –, j’en suis resté à mes questions : qui est ce jeune narcisse ? un intellectuel germanopratin brillant égaré en politique ou un simple mégalomane ; un nouveau Paul de Tarse persécuté par le Système mondialisé ou un mythomane dangereux ; un vrai révolutionnaire ou un ambitieux machiavélien ; un converti ou un arriviste ? En somme, un homme qu’il faut prendre au sérieux et avec lequel il va falloir compter, ou un nouveau lanceur d’alerte qui sera bientôt mis au pas avant de sombrer dans l’indifférence des masses ?

Ce qu’il raconte est terrifiant et doit être lu. Est-ce pure mythomanie ? S’il court, gravissant les marches aussi vite, il semble aussi aller d’échec en échec, sans jamais pouvoir aller au bout de quelque chose, faire prévaloir une idée, émerger un projet, faire aboutir une réforme. Il va de rupture en rupture, dit se heurter à l’incompétence, l’incompréhension, le manque de courage, la corruption. Doit-on le croire quand il nous dit être devenu l’homme à abattre par le système national et international, surveillé et menacé par la CIA, le DGSE, le FSB russe, et qu’il ne doit sa survie qu’à son intelligence, sa parfaite connaissance des mécaniques institutionnelles et des forces en présence, sa capacité à élaborer des stratégies savantes pour échapper à ses ennemis, aux oligarchies qui gouvernent le monde et à leurs polices ? À chacun de juger.

 

Car, second livre (dans le livre), il dénonce notre prétendue démocratie, oligarchique, et sa corruption. Il dénonce, balance, donne des noms, relate des faits, étale des turpitudes à vomir, sème beaucoup de suspicion, en dit souvent trop ou pas assez. Qu’on lise et qu’on se fasse son idée sur le monde macronien, la façon dont quelques grands oligarques qui possèdent 90 % de la presse écrite et d’autres médias, tirent les ficelles, font l’opinion et corrompent l’État. Une critique n’est ni un résumé ni une recopie, et je me garderai de tout dire ici.

 

La perversion et ruine de l’État (ce que je vois comme le troisième livre) est corolaire de la corruption des élites. Et c’est la partie la plus intéressante de ce pamphlet, qui le sauve, fait qu’il vaut d’être défendu et mérite d’être lu, la dénonciation banale, mais ici percutante de la dérive de notre système et de l’extrême violence faite au peuple gouverné : un État obèse et glouton qui s’est construit au fil des décennies comme une redoutable machine à pressurer la nation, drainer le pays, et qui, en ces temps de raréfaction des richesses produites, épuise le pays en pompant ses forces vives et en saignant les travailleurs et les classes moyennes laborieuses ; et en ayant recours, quand le pillage ne suffit plus à ses appétits inextinguibles, à l’endettement.

Et c’est dans cette dénonciation de ces « Princes de la République », de tous ces « petits marquis » qui ont accès aux immenses ressources d’un État prévaricateur dont les deux piliers sont le fisc et la police, qui se gavent – on pense à « Vorace » de Vincent Jauvert –, que le réquisitoire du procureur Branco porte le plus. Des hommes et des femmes qui ne doivent leur poste, ni à leur compétence ni à leur valeur morale, mais à leur appartenance à une classe endogamique et à leur capacité à se soumettre et à entretenir le système. Il pointe d’ailleurs l’apparent paradoxe d’une classe qui, par son impéritie, porte atteinte aux capacités productives et d’innovation de la nation, à sa capacité à créer de la richesse, nous rend économiquement de plus en plus dépendants, et, dans le même temps, se montre de plus en plus dispendieuse, jusqu’à l’obscénité.

Et, seconde dénonciation, la prise de pouvoir des hauts fonctionnaires, « Maîtres de l’État et Princes du Petit Paris », qui ont « en quelques années atteint un tel degré d’impunité et d’emprise sur le pays qu’ils se trouvent aujourd’hui en position d’autoriser ou d’interdire aux forces politiques – une fois le pouvoir atteint – de véritablement l’exercer » (P218)

Enfin, troisième dénonciation de ce que je n’ai de cesse de pointer : après la saignée du malade chaque jour affaibli pour nourrir un système de gaspillage et de rentes, après la prise de pouvoir de la haute fonction publique, ce que je nomme l’attelage fatal de la bureaucratie étatique et du Marché. Juan Branco le dit ainsi « Les Princes de la République […] ont progressivement accepté de se soumettre à l’emprise oligarchique […] Ils forment aujourd’hui le maillon essentiel qui permet aux forces privées de puiser dans le commun » (P218). Et il revient, en l’illustrant abondamment, sur la collusion du Marché incarné par Arnault, Niel, Lagardère, Bouygues, etc., et ces corps d’énarques qui dirigent et la haute administration et la majorité des entreprises du CAC. Et, faut-il revenir sur le pantouflage, vrai scandale républicain, qui permet à des hauts fonctionnaires « d’utiliser les réseaux et connaissances que l’État leur a octroyés pour les mettre au service d’intérêts privés, contre ample rémunération » ? Et je rajouterai : en gardant le statut et les privilèges de la haute fonction publique.

 

Reste le manifeste révolutionnaire et programmatique que je ne veux dévoiler, mais dont je serai prêt à accepter nombre de propositions, même si je veux ici un peu l’abimer. Tout d’abord, son projet n’est pas idéologiquement fondé. Il nous parle de réforme institutionnelle très radicale, mais sans parler de démocratie (ce terme n’apparait presque jamais sous sa plume). Il ne nous parle pas de valeurs, même si la lutte, légitime et nécessaire contre la corruption, est un point nodal de ses propositions. Et puis, on le verra, son projet semble à ce point ficelé qu’il apparait fermé, dans sa forme non négociable, donc non démocratique. C’est un projet si radical qu’il ne peut être mis en œuvre que par un régime autoritaire, centralisé. Et puis, il y a quelques incohérences qui pourraient se résoudre par le dialogue, mais aussi des formules dont la violence effraye. S’agissant des incohérences, pour ne prendre qu’un exemple, comment renouer avec une grande politique d’aménagement du territoire, en considérant la commune (à l’image de la nation) comme un corps souverain ? Comment, en supprimant les régions, préserver l’attachement des Corses ou des Bretons à leur identité ? Et puis, comment imaginer que dans un pays qui a connu 5, 6, ou 7 républiques – cela dépend de la façon de les dénombrer – qui appartient aujourd’hui à l’U.E., qui est fortement marqué par la culture politique occidentale, on pourrait ainsi faire table rase, sauf à imposer une dictature révolutionnaire de type castriste. C’est méconnaître la peur congénitale des Français pour le changement, leur attachement viscéral à leurs habitudes. Qu’on se souvienne de nos révolutions : elles nous ont toujours ramenés à une forme de monarchie s’appuyant sur une aristocratie, noble sous l’ancien régime, bourgeoise depuis 1792. Et pour mettre en œuvre cette nouvelle république, ce nouveau Saint-Just nous propose des « tribunaux du peuple » de « droit spécial », « rétroactifs », avec « un pouvoir de sanction ».

 

Mais puisqu’il faut conclure, je ne peux que revenir à mes questions : où va Branco, quel est son but, et à qui destine-t-il son pamphlet ? Je ne saurais répondre et l’avenir s’en chargera. Mais je veux bien croire à son honnêteté intellectuelle et lui espérer un avenir politique. Et il est trop brillant pour qu’on ne souhaite pas le voir intégrer un mouvement naissant qui se dessine, mais reste informe et sans structure, et dont les Gilets jaunes constitueront peut-être les nouveaux sans-culottes aux bras nus. Mais Juan Branco devra apprendre à parler au peuple autrement que par un texte dont la forme achevée, mais inutilement sophistiquée, emprunte trop à la philosophie et à la poésie, et apparait ici pédante et illisible par ceux à qui il prétend tendre la main. Ce qui n’était pas le cas de « Crépuscule ». Il n’a plus rien à prouver à Saint-Germain-des-Prés où l’on peut priser ce ton ; mais il a encore beaucoup à prouver sur les ronds-points. Et puis, cette façon de dire « nous » n’a pas encore de sens. Ce nous n’est, sous la plume de l’auteur, qu’un moi ; mais il peut se construire en collectif. Reste à savoir s’il veut changer les choses avec le peuple, ou prendre le pouvoir par une révolution qui se fait toujours sans le peuple, ou en l’instrumentalisant pour des fins particulières.

 

Enfin, pour conclure en laissant de côté la moitié de ce que j’aurais voulu dire et défendre, je retiens ce qui me parait être le plus pertinent, le plus nécessaire, proposé ici, et sans quoi nous allons dans le mur :

  • Rendre une partie significative du pouvoir aux gens ordinaires ;
  • Interdire aux hauts fonctionnaires l’exercice politique ;
  • Construire un « mur de chine » entre l’Administration et le Marché ;
  • Retrouver notre souveraineté politique et une autonomie économique et industrielle ;
  • Rendre la France aux Français, qu’ils soient de souche ou fraichement naturalisés ;
  • Travailler pour retrouver nos libertés individuelles qu’un État liberticide a trop longtemps rabotées ;
  • Revenir sur notre modèle de développement.

 

Il n’y a pas d’autre chemin et c’est un programme, une plateforme. Le reste est affaire de négociation. « Nous nous mouvons guidés par un seul souhait : celui d’enfanter un monde sans la prédéterminer. »

Chronique de la sottise ordinaire

La philosophie est une optique, et comme c’est aussi une pratique, une éthique, c’est déjà une attention : attention portée aux gens et aux choses du quotidien et notamment les petites choses qui sont les innombrables grains de sable de la vie ; une vie comme une plage ou un désert. J’avais envie de vous parler du grand cerisier à fleurs qui, une fois par an, en cet avril prometteur qui nous ferait accroire à un bonheur possible, transforme la perspective de mon jardin, depuis les fenêtres de mon bureau, en estampe japonaise. Et si je ne connaissais pas le chat assis sous l’arbre dont le vent disperse les larmes roses, je pourrais vous dire qu’il médite dans l’immobilité du zazen. Ce qu’il fait probablement, en attendant gentiment qu’un oisillon tombe du nid, pour lui arracher la tête d’un coup de dent.

Mais non ! je vous parlerai d’autre chose, de dignité, quand ceux qui n’ont que ce mot à la bouche, pratiquent son versus mépris. Il y a peu je vous racontais une histoire de piécettes, à la boulangerie – histoire vécue. Il s’agit là d’ophtalmo. Eh oui, ma vue baisse et s’il n’y avait que ça… J’attendais donc pour payer la consultation ; une dame âgée se présente au guichet d’à côté, sollicite un rendez-vous – elle n’était jamais venue là, venant d’emménager par ici. Nous, elle et moi, entendons une réponse sans appel : « on ne prend pas de nouveaux clients ! ». Elle insiste un peu, même réponse ; elle s’en va.

Triste époque où l’on voit bien que les choses vont à contre sens de ce que l’on peut considérer être le progrès. Et le plus grave ici n’est pas que la personne de l’accueil – accueil ou écueil contre lequel cette dame échouait, dans tous les sens du terme –, une secrétaire illustrant la banalité de la sottise ordinaire, n’ait pas cherché à résoudre son problème : proposer un confrère, voire appeler un confrère ; c’est bien que cette dame se soit fait traiter de cliente. C’est l’époque, il n’y a plus de patient, bien qu’il faille être de plus en plus patient, prendre rendez-vous six mois à l’avance après avoir tenté plus de dix fois de nouer un contact téléphonique ; il n’y a plus de malade, il y a des clients. Oui, la médecine privée est devenue un business. Pourquoi pas, après tout ? Mais pourquoi la médecine publique a-t-elle abandonné l’ophtalmologie ? Néolibéralisme.

C’est à ces petites choses dont tout le monde se fout que l’on mesure la corruption de nos sociétés. Des gens de pouvoir (grands seigneurs et petits marquis) qui font, contre les intérêts de leurs concitoyens, le choix du Marché, et d’autres collabos aux petits bras qui, sans en avoir conscience, pratiquent cette sottise ordinaire, ou cette indécence ordinaire, pour le dire dans le ton d’Arendt ou d’Orwell.

La solitude qui menace les derniers hommes libres

Je lis dans une récente encyclique « épiscopapale » Fratelli Tutti (tous frères), un nouvel appel à « tourner le dos à l’individualisme moderne ». Mais rien de neuf sous la mitre, le christianisme a toujours condamné l’individualisme occidental.

Ayant précédemment et longuement critiqué une précédente encyclique (laudato si’), c’était en 2016, je suis à nouveau interpellé par les propos papaux, cette « brillante rhétorique des entrepreneurs de mensonges ». Mais pourquoi faudrait-il que moi qui ne suis ni croyant ni chrétien, j’attende quelque chose du représentant d’une église qui fut criminelle et ne se repentit jamais ? Mais je souhaite au moins rassurer mon frère François sur ce point : mis à part quelques résistants à l’air irrespirable des temps, et quelques artistes, si l’homme moderne est égoïste et se moque du sort de son prochain, il n’est nullement individualiste. La grande masse humaine a effectivement de longue date, en fait depuis l’avènement du monde bourgeois, tourné le dos à l’individualisme préférant l’uniformisme.

L’individu moderne et connecté, incapable de trouver en lui les ressources pour penser et agir, ne souhaite que se conformer à la norme, devenir toujours plus ce à quoi la rationalité du modernisme le réduit : un être soumis, servile, façonné par la loi, la mode, la publicité, le politiquement correct, sans autres idées que celles que les médias sèment dans l’humus gris sale de son cerveau quasi stérile. Pour un résistant, combien de collabos ? Pour un artiste combien de flics, de journalistes et de fonctionnaires des impôts ? ; et l’écart ne cesse de croitre. Tenez ! je sors de mon véhicule sur le bord de la chaussée en rase campagne. Qu’on ne me demande pas pourquoi, pour ensuite trouver ma réponse un peu vulgaire. Un autre automobiliste me croise un peu serré, baisse sa vitre et me crie : « Et le gilet jaune ! ».

Et si l’homme moderne a peu de solidarité, aucune compassion qui ne soit pas créée et instrumentalisée par les médias, c’est qu’il préfère s’en tenir à l’essentiel : consommer ; et s’il revendique une liberté, en mésusant du terme, c’est bien celle de jouir de ces ventrées sans conscience et parfois obscènes, la liberté d’acquérir sans limites les produits formatés et de mauvaise qualité du marché, de profiter de ses droits en refusant tout devoir, tout véritable effort : consommer, jouir sans contrainte, s’avilir dans le normal, penser ce que tout le monde pense, c’est-à-dire ce que le Système nous autorise à penser.

Je rêverais d’un monde d’individualistes qui se moqueraient de l’Évêque et du fonctionnaire, mais je ne vois qu’un monde que le christianisme (comme d’ailleurs le confucianisme) a labouré et préparé pour que le marché l’exploite, que l’État l’enferme dans ce réseau inextricable d’institutions et de dispositifs qui le débilitent, comme un fauve mal né, élevé dans une cage si étroite qu’il ne peut plus faire les mouvements nécessaires à l’entretien de ses muscles. Je ne vois qu’un monde d’animaux de rente avachis, prêts à se disputer leur part d’une nourriture insipide. Égoïsme, je ne vois que de l’égoïsme ; nulle part de l’individualisme qui est une forme d’indifférence à la masse et à ses normes. Et si j’exagère un peu, en oubliant tous ceux qui se battent, ces frères et ces sœurs rétifs et revêches, c’est par simple désespoir.

Crions-le assez fort pour que François l’entende : un individualiste est un être spirituellement autonome, qui a ses propres goûts, ses besoins singuliers, et qui méprise la norme imposée. Ce n’est pas un égoïste, ni même un égotiste, c’est un homme libre, ou du moins conscient des pressions du monde extérieur sur son ipséité. Et ce n’est pas un collabo. L’homme moderne, et précisément l’Occidental, est, dans sa masse toujours plus lourde, tout le contraire de cela, un chrétien pétri de moraline ; non pas un individualiste, mais un être moutonnier et égoïste. Il déteste la singularité et la liberté ; il n’exige que la liberté de consommer et la licence des mœurs, et un égalitarisme qui, faute d’être capable de s’élever au-dessus de la moyenne, rabaisse tous les autres à son petit niveau.

Oui, on ne peut être libre et chrétien, car être libre, c’est d’abord l’être de tout sentiment de culpabilité. Car se sentir fautif du fait même d’un corps ou d’une âme qui nous a été donnée par la nature est la pire des aliénations ; et c’est bien ce sentiment mortifère de culpabilité que le christianisme cultive en prétendant que l’homme doit porter ce fardeau d’un péché originel. Et c’est aussi toute l’escroquerie de la religion de Paul – mais c’est un autre débat –, après que le Jésus de l’évangile soit venu pour racheter les péchés humains, en fait le péché originel, archétype de tous les autres, l’église ne lui en a pas donné quitus et a continué à faire porter à l’homme racheté, sauvé, et à quel prix, le poids d’un péché originel pardonné, effacé.

Au plan économique et politique, notre système est basé sur la consommation et sur l’uniformisation des produits et des pratiques, l’humain et son environnement étant considérés comme des produits dans un monde réifié par le Marché et l’Administration. À la globalisation du Marché fait pendant la bureaucratisation du monde, l’un et l’autre conduisant à l’uniformisation, la normalisation, la standardisation du monde. Il s’agit donc bien des deux faces de la même médaille. Et chacun devrait voir les limites de ce choix. À préférer la consommation comme système, à un système qui se contenterait de répondre aux besoins de la vie et de créer des richesses, on épuise et détruit la planète et, à moyen terme, l’homme. À tout uniformiser, on détruit le singulier, donc l’individu, au profit d’un concept d’humanité. Qu’on comprenne bien l’erreur de l’écologie politique à laquelle je ne peux adhérer : A la globalisation du Marché fait donc pendant la bureaucratisation du monde. On ne pourra sauver la planète sans sauver l’homme. On ne pourra régler les problèmes environnementaux sans s’opposer au Marché, et précisément à la globalisation qui permet de mettre à l’étal d’un supermarché breton – je l’ai vu et chroniqué – des poires chinoises. On ne pourra combattre la globalisation en renforçant la bureaucratisation. L’écologie politique, comme le communisme, l’un et l’autre pavés de bonnes intentions, mourront de leur bureaucratisation après avoir, prétendant servir l’humanité, détruit un nombre très considérable d’hommes et de femmes, et dans les pires conditions. La question de l’effondrement de la diversité biologique est posée comme vitale. Qui va poser celle de la diversité éthique et culturelle ?

Sauf à se satisfaire de barboter comme les grenouilles dans le chaudron sur la gazinière, il faudra bien un jour choisir entre l’humanité et les hommes, la machine et la nature, nos démocraties et la Démocratie, l’écologie politique et l’Écologie, la survie et la Vie. Mais chaque jour qui passe rend les grenouilles plus impuissantes à choisir. Comme Bernanos je pense que « l’homme est obsédé par l’idée de suicide. D’un bout de la planète à l’autre, il accumule en hâte tous les moyens nécessaires à cette gigantesque entreprise ».

Toujours la vie comme elle va

De longue date, je fais des listes, et notamment des « problèmes » à régler. Pas précisément les gros, mais ceux, suffisamment réels pour devoir être réglés avant que ma distraction, ma négligence, les rendent très « problématiques ». Je l’ai beaucoup fait dans ma vie professionnelle à tel point que j’ai pu déclarer aux cadres que j’encadrais et qui trop souvent se plaignaient d’être toujours confrontés à des problèmes, que, s’il n’y avait pas de problèmes à résoudre, il n’y aurait pas besoin de cadres pour les résoudre. Et dans ma vie personnelle, je fais de même. Aujourd’hui, je ne vous cache rien : prendre rendez-vous pour le contrôle technique de la voiture, déjà deux ans ; répondre à l’administration des impôts qui conteste une déclaration de surface habitable sur un CERFA produit après des travaux d’extension de la maison, mais sans apporter la preuve que mon calcul est faux ; renvoyer à la mutuelle une attestation de la CAF que j’ai du mal à obtenir, la CAF est inaccessible au téléphone et interpose entre elle et ses usagers des automates  et des robots aussi intelligents que des blocs de béton ; relancer une entreprise qui m’avait promis de réaliser de menus travaux ; appeler Pierre, Paul ou Jacques ; etc., etc. La liste est longue, les items sans intérêts pour le lecteur.

Mais je remarque deux choses. D’abord que cette liste joue de l’accordéon depuis plusieurs décennies sans jamais être soldée : une ligne biffée, une autre rajoutée. Il y a toujours un nouveau truc. Je mourrai en retard et n’aurai jamais été un jour « à jour », sans une forme de stress, donc d’aliénation mentale ; pas un jour tranquille de vie sereine, sans arrière-pensée.

Et puis je note une autre chose, infiniment plus grave, plus consternante, c’est que cette liste est largement nourrie par le Système. Ce système qui nous enferme dans des dispositifs, des lois innombrables, des réglementations tatillonnes, nous assigne, nous contraint, nous tient à la gorge, nous pollue, nous stresse.

 

La bureaucratisation du monde, corolaire de la prise de pouvoir de l’administration alliée au Marché, est un cancer qui nous ronge, nous tue à petits feux, nous accompagne vers la mort sans jamais nous laisser vivre vraiment, libre, libre de son regard inquisiteur et accusateur. La bureaucratie, c’est le mur contre lequel l’humanité se heurte et l’idée d’homme s’échoue et sombre dans l’abime noir du temps mort, du temps perdu pour la vie, gaspillé à survivre.