Archives de catégorie : Philosophie

Articles de philosophie

Parlez-moi encore d’écologie

L’honnêteté nous oblige à reconnaître que l’humanité a connu par le passé des épidémies planétaires autrement plus meurtrières que celle du coronavirus, à une époque où le Marché ne faisait pas sa loi, quand la mondialisation n’était pas une réalité, au temps où le niveau de pollution n’avait pas conduit à l’invention du concept d’écologie. Et si le nombre des victimes reste inacceptable, notre modernité hygiéniste que je dénonce quotidiennement, ainsi que la nature, totalitaire, de nos systèmes que je combats sans relâche, nous a évité le pire.

Oui, l’honnêteté m’oblige à écrire cela. Pourtant, la promiscuité, la civilisation urbaine, sont, en la matière, le premier facteur de risque. Souvenons-nous qu’avant l’arrivée des Européens en Amérique, les maladies n’y existaient pratiquement pas et que des germes mortels y furent introduit dans le but d’exterminer les Amérindiens.

Et l’on peut se demander si les grandes épidémies n’ont pas été des « purges », dans des mondes trop pleins, comme une réponse que je ne qualifierai pas de divine, à l’excessive croissance démographique. On connait ces élevages intensifs (de saumons, de volailles, de bovins …) qui n’échappent à la ruine virale que parce que les animaux sont bourrés d’antibiotiques. L’homme a cessé d’être un homme pour devenir un animal de rente, stabulé dans des cages, nourris par le marché qu’ils nourrissent. Et le responsable en est cet attelage infernal du marché et de la bureaucratie étatique.

J’entends certains dire (c’était la prédiction, à moins que ce ne fût la doctrine de Stephen Hawkins) que l’avenir de l’humanité est dans la conquête spatiale et la colonisation de nouvelles planètes. Je pense effectivement qu’il va nous falloir faire un choix entre deux options ; et si l’on peut faire des reproches à la classe politique, c’est bien de ne pas poser la question sous cette forme et de ne pas se retourner vers le citoyen pour lui demander de trancher.

Option 1, celle du Marché : L’homme mise sur la conquête spatiale, afin de poursuivre une surexploitation qui ne peut avoir de fin. Autrement dit, après avoir salopé la terre et l’avoir rendue inhabitable, il trouve et colonise une nouvelle planète qu’il pourra à nouveau saloper. Et tant pis pour toutes les espèces vivantes qui seront mortes sur notre vieille terre.

Option 2 : L’homme reste ici et remet les choses en ordre. Cela conduisant à réduire progressivement la population (confinement sexuel ?), et à modifier notre urbanisme, en renonçant aux mégapoles et à la densification.

 

Et pour trancher ce débat de nature idéologique (soit laisser vivre les espèces dans un espace plus ou moins naturel, soit les confiner dans des élevages intensifs, des cités), il convient de prendre en compte un dernier élément. Si nous ne faisons rien, c’est la fin de l’humanité, une humanité qui achèvera sa vie dans des latrines. Si nous optons pour la colonisation spatiale, c’est aussi la fin de l’humanité. Tout d’abord, parce que nous nous serons comportés comme des irresponsables, ayant stérilisé la planète, massacré les espèces vivantes, détruit les écosystèmes, avant de partir en laissant les choses en l’état. En second lieu, si l’homme survit et se développe sans contact avec la terre, cet homme sera, dès lors, d’une autre espèce ; car il n’y a pas d’homme dénaturalisé. Cet homme nouveau, ce sous-homme, à moins qu’il s’agisse alors d’un surhomme, constituera une espèce nouvelle, comme les loups sont, je crois, devenus des chiens. On ne pourra donc plus alors parler d’humanité, et il conviendra de trouver un nouveau concept pour désigner ces nouveaux êtres vivants dans les étoiles. L’humanité sera morte avec la nature terrestre.

Personnellement, je suis de ceux qui pensent que, quand on chie dans ses draps, la moindre des choses est de les laver.

Un égoïsme rationnel

La vie est un champ, dont, encore jeune, on ne discerne qu’à peine l’horizon des haies qui le limitent ; et que la mort laboure sans relâche, comme si, retournant ses sillons, éventrant régulièrement sa matrice, elle voulait empêcher que la moindre graine y fructifie, ou du moins ne donne naissance à quoi que soit de grand, de mûr, avant d’être enseveli par la « charrue cruelle ». Cette « agriculture divine », pour reprendre cette autre expression de Baudelaire, nous apparaît bien dure au temps du coronavirus. Au point de ne plus savoir si la potion philosophique sert à quelque chose et s’il convient donc de prendre encore quotidiennement sa dose. Car la philosophie est moins un enseignement qui serait censé nous grandir, qu’un baume aux vertus antalgiques contestables. Il ne protège de rien et soulage si peu. Mais, personnellement, cette pratique m’a donné du plaisir, mais m’a peu appris. Si ce n’est, sans doute, qu’il n’y a d’autre éthique qu’eudémonique, d’autres quêtes morales que celle-là. Oui, essayer d’être heureux, de trouver son bonheur – c’est-à-dire, en fin de compte, de se trouver soi-même –, est le seul but moral de l’homme. Il n’y a donc qu’égoïsme, que cet égoïsme ignore les autres ou verse dans l’altruisme. On pourrait donc graver les profils de Max Stirner et de Matthieu Ricard sur une médaille à double avers, une médaille porte-bonheur, sans revers, cela va de soi.

Mais le second (le disciple du Dalaï-Lama) me rétorquerait peut-être que, quitte à choisir, autant choisir sa voie à lui, et ne pas trop miser sur ce que la philosophe américaine Ayn Rand nommait « la vertu de l’égoïsme rationnel » ; aphorisme qui ne peut être médité sans se poser la question de ce que peut être un égoïsme « rationnel ». L’égoïsme consiste à considérer que le but de l’existence est son développement personnel : vivre bien, se préserver, prendre du plaisir. Être rationnel, c’est être capable d’exploiter correctement le jeu des causes et des effets, et de faire les justes choix permettant d’investir dans la réalité pour en obtenir les dividendes qui nourriront notre bonheur, ou lui permettront de germer. La rationalité est ici affaire d’investissement et de rentabilité. Et de ce point de vue, le plus grand des altruistes a tout autant « raison », mais pas plus, que le premier des misanthropes. L’un et l’autre recherchent leur bonheur dans une voie qui correspond à leur nature. Évidemment, du point de vue de la société, c’est un peu différent, sauf à démontrer que ce qui est bon pour la société des hommes est bon pour chaque homme. Ce qui n’est que très partiellement vrai, voire de moins en moins vrai. Et ce questionnement pourrait être élargi au vivant. Ce qui est bon pour l’homme l’est-il pour l’ours polaire ou les vaches dans nos champs ?

Et si je devais trop vite conclure, je poserais la question en ces termes : Si le bonheur de chacun est le but – car qu’importerait que l’humanité se porte bien si les gens sont malheureux, ou qu’un pays soit riche de son PIB ou de ses réserves en or, si ses habitants sont pauvres et asservis ? –, faut-il alors faire confiance à chacun pour y pourvoir de manière égoïste ou à une organisation collective, un système, un ensemble de dispositifs, selon la définition qu’en donne Giorgio Agamben ? La vraie question est donc celle posée par Nietzsche de l’injonction morale, souvent sacrificielle, et donc de la liberté individuelle, seule liberté qui vaille. Liberté de vivre selon sa nature et sa raison, liberté d’aimer, liberté de porte secours à l’autre.

 

Il y a sans doute plusieurs façons de définir l’homme, quelques endroits où débusquer son essence. Je la vois, je l’ai dit, dans son caractère thymotique – son thymos, ou thumos, tel que les Grecs anciens le définissaient et tel que je le réinterprète, comme une forme de conscience, assez orgueilleuse, de ses pouvoirs, de sa valeur, du prix de sa vie ; un désir d’en jouir, de faire consciemment l’expérience de son être. C’est donc aussi, essentiellement, un désir de liberté.

 

Et je vois la crise de notre modernité, d’un prétendu progrès qui n’est qu’un regrès, comme un divorce entre l’homme qui aspire à sa liberté et les organisations qui n’ont d’autres moyens d’exister et de se perpétuer qu’en le subjuguant – prétendument pour son bonheur dont elles prétendent juger, par une métrologie administrative.

 

Un dernier mot pour clarifier ma position, avant d’évoquer une autre fois la philosophie d’Ayn Rand qui mérite, et une lecture attentive et une critique fondée : seule la recherche, sans doute assez vaine de mon bonheur, m’importe ; et je ne veux pas me sacrifier ni aux intérêts d’un autre ni à ceux de l’humanité, de la société ou d’un État quelconque. Mais ma raison me montre à chaque pas hésitant sur ma route chaotique que mon bonheur comme mon malheur dépend des autres, et d’abord de ma communauté.

Aux progressistes

Le progrès ne consiste pas à aller aveuglément de l’avant en cédant à des désirs que l’évolution des techniques et des organisations permet. Il ne consiste pas à changer pour changer ou à céder à des facilités nouvelles. Le progrès consiste à se rapprocher de la vérité en épuisant progressivement les erreurs ; c’est pourquoi il peut être constitué d’allers et retours, voire d’incessants retours en arrière.

Aux briseurs d’horloge

Les déistes fondent leur foi sur l’argument de la perfection du monde. On se souvient de la formule de Voltaire : « L’univers m’embarrasse et je ne puis songer que cette horloge existe et n’ait pas d’horloger » ; mais, il ne faisait là que reprendre un très vieil argument, présent partout, y compris dans la philosophie antique : on rapporte ce propos d’Epictète : « Et comment une ville ou une maison pourrait-elle subsister, même très peu de temps, s’il n’y avait quelqu’un pour la gouverner et veiller sur elle, et une construction si vaste et si belle serait-elle administrée avec autant d’ordre si c’était par le hasard et une heureuse chance ? Il y a donc quelqu’un qui la gouverne.

Il y a effectivement une forme d’intelligence de la nature, un génie ; avec ou sans géniteur, et le hasard, l’évolution, le simple jeu aveugle des lois physiques ont laissé perplexe plus d’un philosophe ou d’un scientifique. Personnellement, sans répondre à la question de fond, je vois ce génie dans la capacité de l’univers à construire des écosystèmes complexes et équilibrés, c’est-à-dire capables de se conserver en s’enrichissant. Cette capacité à faire émerger du chaos, comme le sculpteur le buste d’un enfant, un cosmos en suspension dans l’espace et le temps ; ici, une nature propice à la vie. Cette capacité à produire de l’équilibre est bien son génie ; cet équilibre que l’homme, mammifère sans génie, s’ingénie à détruire, à saloper, à pourrir.

Je ne peux suivre Nicolas Baverez

La démocratie n’est ni un système de représentation, ni un processus de décision à la majorité des votants. C’est essentiellement la reconnaissance de l’égalité des citoyens, c’est-à-dire le refus de hiérarchiser les relations, et donc un mode relationnel qui privilégie l’écoute, la participation de chacun, la délibération collective et la prise de décision consensuelle. L’écueil qu’elle rencontre le plus fréquemment, c’est l’usurpation du pouvoir par une élite qui prétend parler au nom du peuple.

 

Je le dis : la présente chronique répond partiellement à l’intervention télévisuelle de Nicolas Baverez, hier 4 février, dans C à vous. Ce laudateur de la « démocratie libérale » – concept dont on peut se demander si la formulation n’est pas oxymorique – la défendait en l’opposant à la « démocratie illibérale » – autre concept qui se joue de la sémantique. Et il en appelait à la défense de la première contre le risque de la seconde, comme s’il fallait souhaiter la pneumonie par peur de la peste.

Tout d’abord, je veux redire à quel point ces formes de démocratie sont peu démocratiques et d’autant moins défendables pour cette première raison. Je sais bien que Churchill disait que c’était « le pire des systèmes à l’exception de tous les autres ». Sauf qu’aujourd’hui, il est envisageable de construire un autre système dont on pourra sans doute dire la même chose, tant il ringardisera la démocratie libérale. Au passage, rappelons que Churchill, l’autre géant politique de son époque, déclarait dans ce même discours de novembre 1947 : « Ce n’est pas le Parlement qui doit régner ; c’est le peuple qui doit régner à travers le Parlement », ou encore : « Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple : voilà qui reste la définition souveraine de la démocratie ». Oui, la démocratie se caractérise par le pouvoir des gens, leur prise de décision directe chaque fois que c’est possible ou chaque fois que la question posée est fondamentale, structurante, ou touche à l’éthique nationale ; et sa bonne représentation dans tous ces autres cas où il n’est ni judicieux ni possible d’utiliser une voie référendaire ou de construire une agora numérique. Mais la vie démocratique ne s’arrête pas à la mise en urne. Encore faut-il que toute décision soit précédée par une recherche de consensus et le souci constant du respect de la minorité ; surtout quand, à peu de voix près, elle pèse autant que la majorité. Et c’est pourquoi ce ne peut être le pouvoir de la rue, de ceux qui crient le plus fort ou cassent les vitrines. La voix silencieuse d’un bourgeois sur son canapé dans le XVIe arrondissement, pesant autant que celle d’un militant au mégaphone.

En second lieu, je veux dire que la démocratie illibérale – on parle aussi d’autoritarisme majoritaire ou de populisme pour ce refus des contrepouvoirs – ne peut constituer une alternative au parlementarisme « traditionnel », car ces deux systèmes sont pareillement pervertis par un germe totalitaire.

Ce qui rend si peu démocratiques nos démocraties libérales, c’est toujours la prise de pouvoir d’une élite (en France et plus largement en Europe, administrative) qui a su construire un système lui permettant de gouverner le pays sans partage et sans que le peuple puisse en dire quelque chose. Mais c’est une vieille histoire et Rousseau le soulignait déjà au XVIIIe dans « Du contrat social » : « Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien ». Et Churchill le savait aussi.

Quant à la démocratie illibérale, c’est une autre escroquerie, une autre usurpation du pouvoir, par un homme ou un clan qui a su se faire plébisciter.

 

Nicolas Baverez n’a pas tort, à proprement parler. Il défend simplement les acquis de cette élite qui nous gouverne, dont il fait partie, et qui, de manière de plus en plus outrancière, se gave. Il faudra que je chronique « Les Voraces », ce réquisitoire de Vincent Jauvert qui, dans une démocratie saine, aurait dû provoquer une crise de régime, mais qui fait si peu de vagues.