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Du respect, déjà…

Si je déteste tant le « politiquement correct », c’est que j’y entends trop d’hypocrisie : cette façon de ne pas dire les choses, ce choix de couvrir ces choses-qu’on-ne-saurait-dire par des masques euphémiques… Et pas seulement parce que cet escamotage de la réalité sous un voile policé revient à la draper de honte ; pas seulement parce que je préfère les crudités à certains plats en sauce recuits. Parce qu’elle se prétend morale et que cette moraline pue.

De toute façon, de celle-ci et de bien d’autres, le système nous ment, toujours. Et quand je parle de système, sans toujours suffisamment le définir, je pointe tout à la fois l’État, seule structure organisée et disposant d’une telle bureaucratie ; et plus largement une connivence dont l’âme est le marché, les médias la voix, l’État le bras armé. Et cette connivence se présente sous la forme d’une prétendue morale, mais une morale qui aurait oublié l’essentiel : le respect dû à chacun. Refuser d’appeler un instituteur « instituteur », une femme de ménage « femme de ménage », c’est leur faire honte au prétexte de leur métier, leur manquer de respect.

 

Dans le même temps, les discours sur les valeurs n’ont jamais été aussi présents, assénés par les uns et les autres, ad nauseam – je le dis en latin pour faire chic, mais j’aurais pu pareillement dire « à gerber » –, chacun y allant de son couplet sur leurs dimensions universelles – entendons occidentales –, françaises ou républicaines ; et sans que personne ne cherche d’ailleurs, ni à les nommer précisément ni à les promouvoir ou les défendre. Mais il semble bien que la mode du moment soit au « respect de la dignité humaine », formule aussi belle qu’inconsistante et quelque peu tautologique. À quand le respect de la dignité animale ? On nous parle d’une nouvelle extinction massive des espèces. La question ne se posera bientôt plus.

Qu’est-ce que la dignité humaine ? À mon âge, moi qui suis de culture chrétienne – ancien enfant de chœur, aujourd’hui apostat –, philosophe de comptoir assumé, je ne suis pas sûr de le savoir, mais je ne demande qu’à être affranchi. Sentiment et valeur morale, valeur donnée à ce sentiment si particulier : le respect de l’autre, de l’homme en lui.

Est-ce alors la valeur constituante de l’humanisme, l’humanisme qui est, je le rappelle à nouveau, l’autre nom du christianisme ? Ou peut-être la troisième valeur, si ce n’est la première des vertus théologales de l’église de Rome : foi, espérance et charité ? [1]

Mais s’agit-il bien là d’agapè que l’on traduit parfois par amour, parfois par charité, et, dans un registre plus séculier, de respect ? Dans la bouche de Paul, de respect de l’autre, un respect dû au créateur et qui s’exprime, en religion, par, dans, et au travers sa créature. Mais l’humanisme chrétien, tel que le pape qui pourtant a choisi d’assumer son magistère sous le nom de François[2] l’explique assez clairement dans sa seconde encyclique « Laudato si », est cette idéologie de la prétendue supériorité « morale » de l’homme sur la bête. Et je ne peux y adhérer.

Ou est-ce le sentiment d’un devoir de l’homme vis-à-vis des autres, sans doute, mais aussi vis-à-vis d’une nature dont il est une des composantes ?

En fait de valeurs, il n’y en a qu’une que je reconnaisse comme telle et sans réserve : le respect ; et la seule religion en laquelle je pourrais confesser est celle qui affirmerait « Rien n’est sacré, mais tout est a priori respectable ». Et à défaut d’humaniste, je me préfère naturaliste, même si, en philosophie, ce terme désigne une doctrine à laquelle je ne fais pas ici précisément référence. L’amour évangélique peut constituer un horizon ; je me contenterais bien du respect, ici et maintenant… du respect, déjà…

 

La dignité humaine, c’est l’homme reconnu et assumé dans l’homme, l’idée du devoir de respect. L’homme n’est homme que s’il assume ses devoirs : ce qu’il estime être ses devoirs. Et c’est bien tout le contraire de l’humanisme « chrétien » qui est construit sur l’idée de droits, sur l’enseignement testamentaire : « Dieu leur dit: Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre ». Et j’ai toujours été plus proche des philosophies des devoirs que des philosophies des droits. Et je veux défendre une forme de naturalisme versus humanisme chrétien ; opposer devoirs et droits, et une forme d’humilité à une certaine arrogance. L’idée de dominer sur les poissons de la mer, ou les oiseaux du ciel est mortifère, c’est un spécisme problématique. Je préfère le François d’Assise qui, traduit en justice pour avoir donné ses biens et ceux de son père aux pauvres, se dévêt devant ses juges et quitte nu le tribunal, au François de Buenos Aires vécu d’or et de soie et pavoisant dans sa papamobile.

 

En guise de philosophie morale, je m’en tiens donc au respect, et quant à la dignité humaine, c’est bien ainsi que je la conçois : le sentiment d’être un homme, et cette idée simple que l’essence de l’homme, c’est ce sentiment du devoir de respect, en quelque sorte le double sentiment assez paradoxal, et d’humilité et d’extrême responsabilité. Et je ne pense pas être très loin de l’idée d’Alain quand il écrivait dans une lettre à l’écrivain Sergio Solmi : « Il n’y a rien d’autre dans la morale que le sentiment de la dignité ». Et respecter la dignité humaine, c’est bien respecter l’homme dans l’autre, respecter son sentiment de responsabilité, son autonomie. Le respect de la dignité d’autrui ne peut donc s’exprimer que comme non-domination d’autrui, et sur le plan politique cette valeur première nous renvoie à une exigence de promotion d’une autre valeur, la liberté.

À suivre…

[1]. Paul – Première épître aux Corinthiens « Maintenant donc, ces trois-là demeurent, la foi (pistis), l’espérance (helpis) et l’amour (ou : charité, agapè) mais l’amour est le plus grand. »

[2]. François d’Assise, l’auteur du « Cantique du frère soleil », amis des animaux et écolo avant l’heure.

Modernité et conformiste, l’équation macronienne


Oui, ces élections terminées, il va devenir à nouveau possible de parler politique – je veux dire de philosophie politique ; comme, une fois la pub terminée, on revient au programme. César gouverne et va donc entreprendre toutes les réformes qui permettront au système de perdurer, en l’état – et en l’État. Comme dit Tancrède au vieux prince Salina dans « Le Guépard »[1] : « il faut que tout change afin que rien ne change ».  Aujourd’hui, on le dirait avec d’autres mots, d’autres images : il faut réinitialiser le système d’exploitation de l’homme par l’homme, réinitialiser ce système qui bugge trop souvent… Beaucoup de choses vont donc devoir changer, et nous allons bien vite nous habituer à d’autres visages, d’autres noms, d’autres concepts pour dire de vieilles choses et justifier une vieille politique.

J’entends ici et là qu’il faut s’en réjouir et choisir son camp, celui du progrès ou des conservatismes, c’est-à-dire choisir la forme de modernité que nous souhaitons collectivement fabriquer. Personnellement, tout en gardant un attachement critique aux traditions, il me semble que j’ai toujours été du côté du progrès, comme une évidence, et que je n’ai jamais eu d’autre horizon politique. Mais l’injonction présidentielle, « progressisme ou conservatisme… », m’interpelle quand même un peu. Comme dit l’autre, c’est un peu fort de café.

 

Macron a raison – comme ont raison, toujours, ceux qui gagnent ; et on peut au moins lui savoir gré d’avoir contesté la prétendue opposition gauche-droite, pour nous ramener à la vraie question : progrès vs conservatisme ? Il l’a fait brillamment en ruinant le vieux clivage, cette escroquerie qui maintenait ce que Michéa appelait « l’alternance unique ».  En-Marche n’est pas, comme j’ai pu le croire faute de recul suffisant, le NPS[2] ; c’est bien l’UMPS que Marine Le Pen dénonçait, et nous devons remercier le Président de cette clarification.

Le vrai clivage se situe donc bien entre progressistes et conservateurs, et on doit donc soutenir ou dénoncer le président sur ce registre. Soit !

C’est donc sur ce registre que je combattrai avec mes petits moyens ce président qui est devenu, par le fait de nos institutions républicaines, monarque et premier représentant français du conservatisme occidental.

 

Qu’est-ce qu’être conservateur ? C’est tout simplement défendre l’ordre naturel et ancestral, fait d’inégalités et d’absence de libertés. A contrario, le progressisme se mesure à l’aune du progrès revendiqué, proposé comme horizon de tout choix politique, défendu bec et ongles : c’est-à-dire, sur le plan social, toujours plus d’égalité de situation, et sur le plan des mœurs, plus de libertés individuelles. C’est une vieille leçon d’Arendt, et, plus récemment, Ruwen Ogien nous le rappelle dans ce livre indispensable qu’est « L’État nous rend-il meilleurs ? ».

Et la philosophie d’Emmanuel Macron, jeune bourgeois et ancien banquier, n’est ni égalitaire au plan social, ce qui ne peut que satisfaire une certaine droite, ni, par ailleurs, libertaire, mais jacobine et liberticide, ce qui ne peut que satisfaire une certaine gauche, celle de Hamon comme celle de Mélenchon.

 

Mais Macron a été élu (considérons le premier tour des présidentielles, car le second n’a pas été celui du choix, mais du rejet) par 18,19 % des inscrits – ce que les médias nous présentent après coup comme un triomphe – le triomphe de la démocratie contre le populisme. C’est donc la France conservatrice qui a gagné, mais pas triomphé.

Mais avant de conclure sur ce tropisme conservateur de nos sociétés, revenons sur la question de la liberté, question si fondamentale pour un esprit nietzschéen.

Les philosophes se partagent entre deux définitions de la liberté ; une liberté négative, c’est-à-dire définie négativement et une autre positive. Je reste, parce qu’elle est plus simple et surtout plus facile à utiliser et à défendre en politique, personnellement attaché à une liberté définie négativement, en quelque sorte selon Voltaire qui déclarait dans « Le philosophe ignorant » : « Je suis libre quand je peux faire ce que je veux ». Je ne saurais mieux dire, ou faire plus court. À défaut, je dirai que je suis libre si je ne suis dominé ni par une personne ou une organisation  ni par une situation particulière et insurmontable qui m’oblige ou m’empêche, donc me contraint ; et que je ne consens ni à l’un  ni à l’autre. Cette définition est effectivement plus lourde, moins élégante que celle de Voltaire, et je laisse chacun la décliner sur le plan politique. Mais cette idée de consentement me semble importante et me permet de revenir à La Boétie que j’évoquai dans la chronique qui précède. Dans son discours sur la servitude volontaire il a cette formule indépassable : « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libre ». Il nous invite à ne plus consentir à l’esclavage pour recouvrer notre liberté. Et si je devais inviter mon lecteur à la méditation, ce pourrait être aujourd’hui sur ce point. Il y a sans doute deux façons d’être libre, c’est-à-dire de vaincre la domination : soit cesser de consentir « Soyez résolus à ne plus servir » soit consentir, afin de vouloir ce qu’on me veut. « Amor fati » comme disait Nietzsche, ou « Que ta volonté soit faite » comme le propose la catéchèse en guise de programme religieux de libération[3]. Deux façons d’être libre et deux figures archétypales « le rebelle » et « le religieux ». Qui me connait un peu sait où je me trouve ; mais tout cela n’est qu’affaire de conformation psychologique.

 

Concluons donc sur cette idée de progrès. Le progrès n’est pas le mouvement et ne s’oppose pas à la tradition. C’est une élévation, une progression vers un horizon désiré, parce que désirable. Et en politique, il ne peut s’agir que d’aller vers plus d’égalité de condition – faire diminuer l’écart entre les plus pauvres et les plus riches, c’est-à-dire mieux répartir le pouvoir et les richesses – et vers plus de liberté pour chacun. Tout le contraire du conservatisme qui s’arrange bien, comme le macronisme, de la situation présente. Or la France, comme plus largement l’Occident, est de plus en plus conservatrice, ce qui ne veut pas dire qu’il faille en désespérer, comme Michel Onfray semble le faire. J’ai terminé il y a peu son volumineux essai « Décadence » dans lequel il dresse un diagnostic définitif et désespéré de l’occident chrétien : grosse fatigue, fausses valeurs, submersion démographique. Si je devais – manie bien philosophique des caractérisations –, définir la décadence, j’avancerais probablement cette idée que la décadence c’est le renoncement au progrès, le conservatisme promu comme idéologie de la fin de l’histoire.

 

Or le macronisme est un conservatisme qui participe d’une décadence qui, je reste optimiste, ne me parait si inéluctable que cela.

[1]. Ce film qui est surtout un libre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa est une belle allégorie de la séquence macronienne que nous vivons.

[2]. Le Nouveau Parti Socialiste.

[3]. Hegel ne dit-il la même chose en affirmant que « l’obéissance à la loi est liberté ».

En l’an 128 de l’ère nietzschéenne

Comment comprendre ce « Dieu est mort » ? Simplement, à la lettre ! Nietzsche nous dit que l’idée de Dieu est fatale, et que nous devons vivre comme si Dieu n’existait pas.

C’est le message, à la fois simple et radical, de « l’antéchrist ». Ce n’est pas une déclaration d’athéisme, mais une mise en garde contre le christianisme, et un retour à une leçon essentielle de la philosophie antique : L’homme doit se suffire à lui-même. Il doit cesser de se poser la question du Divin, de ce que Dieu est, de ce qu’il pense et de ce qu’il veut. Il doit faire retour à la réalité de ce qu’il est, lui, homme, à son corps et, pour le dire avec une formule spinoziste, au conatus de ce corps.

Et c’est bien ce message que les prêtres ne veulent entendre et ne peuvent accepter, cette invite à vivre une éthique au-delà du bien et du mal, au-delà des préceptes religieux, de la morale bourgeoise, et sans médiation, ni de l’Etat, « ce monstre froid », ni des prêtres « ces prédicateurs de la mort ».

Prenons la mesure de ce message. Nietzsche nous donne à entendre un nouvel évangile[1] – rappelons qu’étymologiquement l’évangile-evangelium vient du grec euaggélion, la bonne, l’heureuse nouvelle – un évangile qui prend la forme d’« Ainsi parlait Zarathoustra », et qui fait de Nietzsche un anti christ, et un second Jésus, révélé l’an 0 qu’une ère postchrétienne[2].

Par ce « Dieu est mort », il escamote la question de Dieu, question insoluble, saugrenue, stérile[3], et qui nous éloigne de l’essentiel, c’est-à-dire de notre humanité. Il nous invite à réinvestir l’humain et la nature, et, de ce point de vue, on pourrait dire que le concept de surhumain est antithétique de celui de transhumain, la surhumanité n’étant pas à chercher dans le divorce d’avec la nature que le trans humanisme nous propose, mais dans un retour à la nature. Il faut cesser d’humaniser la nature, pour renaturaliser l’homme. La philosophie nietzschéenne est donc le pendant d’un humanisme qu’il condamne. D’ailleurs, et je l’ai écrit plusieurs fois dans ces chroniques, l’humanisme n’est que l’autre nom du christianisme.

[1]. « Je suis celui qui annonce la bonne nouvelle… En cela aussi, je suis un destin… » – Ecce homo

[2]. Le 30 septembre 1888, si l’on s’en tient à la déclaration de Nietzsche.

[3]. « Dieu est une question grosse comme le poing, un manque de délicatesse à l’égard de nous autres penseurs », Dans Ecce Homo.

Uber, moteur ou produit de l’atomisation des sociétés occidentales

 À l’heure où la revendication des chauffeurs de VTC conduit chacun à reparler d’ubérisation de l’économie et plus largement de la société, peut-on faire un parallèle entre cette ubérisation et le populisme et analyser sommairement, mais sur deux registres apparemment différents, une mutation sociétale fondamentale qui a déjà donné lieu à de nombreux articles et à quelques livres ? Car les plus lents d’entre nous – et j’en fais partie – commencent à mieux comprendre la nature de cette « révolution », qui ne peut se réduire à l’informatisation des activités, ou à l’utilisation de plateformes numériques pour faire du business en créant un nouveau modèle économique.

Evidemment, Internet change tout, mais le Net n’est qu’un moyen au service d’une mutation culturelle qui, selon qu’on en décrive les dimensions économique, politique, culturelle, sociale, est qualifiée d’ubérisation, de populisme, d’économie de la connaissance. Car il faut bien voir que l’émergence de l’économie collaborative ou des réseaux sociaux, et la demande de démocratie participative procèdent de la même évolution anthropologique. Et c’est pourquoi, choisissant cet angle particulier, je mets ici en parallèle l’économique et le politique en remarquant que s’il faut choisir un centre de gravité à ces évolutions, il se trouve probablement chez Facebook. Et cette mise en perspective est d’autant plus légitime que depuis la grande Révolution des XVIIe et XVIIIe siècles qui a mis à bas le système aristocratique pour lui substituer un système bourgeois, le Marché a réussi à transformer des citoyens en devenir, en consommateurs abrutis.

Ce mouvement que nous vivons comme une lame de fond qui va tout emporter est à la fois un mouvement de déhiérarchisation et de désaffiliation. C’est une déstructuration, une remise à plat – je veux dire « à l’horizontale » – de notre organisation sociale, dans une logique de fragmentation. Il sonne le glas, si ce n’est de l’entreprise et du parti politique – voire du syndicat –, du moins, leur disparition comme cadres structurants des activités politiques et économiques. Si Amazone n’est pas totalement une entreprise, le mouvement 5 étoiles n’est pas, non plus, un parti politique, ou du moins pas totalement. Ces concepts, comme représentation des matrices d’organisation sociale, comme cadre structurant des activités humaines clairement et formellement posé dans notre inconscient collectif, disparaissent, car les catégories d’affiliation : clients, fournisseurs, adhérents, militants, se brouillent. Et la robotisation des tâches, associée d’une part à la normalisation des esprits et des sentiments, d’autre part à la totalisation du pouvoir politique, va accélérer ce phénomène de fragmentation. L’humanité y survivra peut-être, mais les notions de peuple, de nation, de citoyen, de pays, de politique vont disparaître, au moins d’un vocabulaire en prise avec le réel. Resteront et le Marché et les religions. Le reste ne sera qu’administration techno-bureaucratique. Si l’humanité y survit comme espèce, l’homme aura disparu, remplacé par des types, des catégories ; manipulées, instrumentalisées, robotisées.

Wikipédia se développe sans « employer » de fournisseurs de contenus, Amazone n’a quasiment pas de salariés, et propose à ses clients de vendre eux-mêmes des livres en lignes, abolissant la frontière entre acheteurs et vendeurs. Uber n’a ni salariés ni voitures, mais utilisera bientôt des voitures sans chauffeurs, afin de boucler la boucle, au moins son premier tour. Le mouvement 5 étoiles est d’abord une plateforme d’échange d’idées qui ne véhicule aucune idéologie, si ce n’est cette idée simple et jouissive de casser le système et ses codes. Macron rêve de s’y essayer, mais Beppe Grillo, à 68 ans, est infiniment plus jeune que Macron dont la ringardise est patente.

Sur le fond, l’ubérisation est la forme économique du populisme, c’est-à-dire la réinvention d’un modèle de relation directe, sans intermédiaire, ou plutôt déstructuré : Airbnb, Wikipédia, ou « Nuit Debout », même combat : contourner le système, ses corporatismes, ses rentes de situation, ses blocages. Mais il faut s’entendre sur ces concepts qui recouvrent une idée simple : créer de la valeur en fluidifiant la relation, c’est-à-dire le flux d’information, et en la maintenant au niveau le plus horizontal possible : gain de temps, simplification, etc. La solution étant de substituer à des médiateurs plus ou moins institutionnels ou patentés (le parti, l’État, l’entreprise « traditionnelle », la profession réglementée), des plateformes d’échanges « directs », d’intermédiation.

Cette nouvelle organisation sociale, que le Marché nous offre en écho aux aspirations individualistes des consommateurs-citoyens, est d’abord caractérisée par la mise en place de plateformes numériques qui ne sont plus des « médiateurs », au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire entre l’individu et le collectif, le citoyen et le souverain, le client et le fournisseur, l’homme et le divin, mais des « intermédiateurs », des facilitateurs de relations horizontales, des modérateurs – de mon point de vue des niveleurs. Dorénavant les choses ne pourront plus se passer de manière verticale, entre les individus et l’organisation, mais entre les individus eux-mêmes, relation médiatée, modérée et instrumentalisée par une plateforme. Place aux réseaux sociaux, aux groupes de discussion, à l’open source. Évidemment, le marché compte bien en faire son miel et taxer lourdement l’intermédiation. Car voyons bien qu’il y a une forme d’escroquerie dans cette nouvelle conception du commerce qui s’affranchit de tous les vieux codes du troc : un échange de biens de valeurs équivalentes qui trouve son équilibre naturel par l’échange et le respect des intérêts de l’acheteur et du vendeur.  Dans le système Uber, la plateforme qui offre un authentique service et peut faire baisser les prix, au moins dans un premier temps, prive l’entreprise de ses clients (le libraire, bientôt l’imprimeur et l’éditeur ; la société de taxi, l’hôtelier), précarise le travailleur, et capte une clientèle qui se croit libérée des contraintes de la vieille économie, mais qui s’abandonne au Marché et y perd son âme et sa liberté.

Car l’Ubérisation, c’est cela : une fluidification de l’échange rendue possible par une technologie nouvelle, la captation de clientèle qui permet de rançonner certaines activités, la précarisation des travailleurs, libérés de leurs anciens employeurs, et qui vont pouvoir, « librement », c’est-à-dire de manière indépendante, travailler beaucoup plus, pour gagner sensiblement moins, et sans protections : un progrès qui est un vrai retour en arrière, un regrès. Et c’est aussi un nivèlement de l’offre et une normalisation des pratiques. Mais tout cela ne serait pas possible sans une faillite du système politique incapable de se réformer.

Terminons, en revenons sur le plan politique, car si les évolutions économique et politique procèdent de la même dynamique, de la même modernité, ces mouvements parallèles peuvent parfaitement diverger.

Ce qui se joue, c’est bien la disparation, non pas de l’État, mais de son rôle de régulateur. Dans une société libérale, le rôle de l’État est de protéger le territoire et la nation, et de garantir la paix publique. Mais c’est aussi de préserver et de développer les libertés individuelles ; et c’est bien cela qui qualifie la société « libérale ». Nous n’en sommes plus là, et qu’il me soit possible d’évoquer ce paradoxe, un peu comme un Joseph De Maistre dont je ne partage pourtant pas les idées. Le Marché, qui se dit libéral et que l’on dit libéral, est néo ou post libéral. Tout d’abord, il n’a que faire des libertés individuelles. En second lieu, s’il demande à l’État de garantir la paix, ce n’est pas tant la paix sociale qui l’intéresse que la paix du commerce. Pourtant, on ne peut garantir la paix sociale sans réguler, et apaiser les tensions sociales. Et ce rôle de l’État reste indispensable. Rappelons cette image, sportive : dans un système dirigiste, l’État est « sur le terrain » et joue la partie ; dans un système libéral, l’État est, pour l’essentiel, sur la touche, et s’il met le pied sur le terrain, c’est pour arbitrer, sans jamais toucher le ballon. Le Marché ne souhaite voir l’État ni sur le terrain ni en touche, drapeau à la main et sifflet à la bouche. Il souhaite réduire l’État à sa dimension première, la plus dangereuse pour le citoyen, « le monopole de la violence légalisée », et à un rôle de « dressage » de la masse au profit du Marché. Et, maniant l’outrance en parlant de dressage, je fais référence à une remarque de Nietzche, et à une formule de Stirner dans « L’Unique et sa propriété » : « De tout temps, les efforts ont tendu à « former des êtres » moraux, raisonnables, pieux, humains, etc., j’appelle cela du dressage ».

Pensée matutinale

On ne peut se battre contre le sort, mais faut-il, comme Nietzsche nous y invite, l’aimer ? et l’aimer dans toutes ses frasques ? Amor fati ! Je n’en suis pas sûr.

Tout au plus, en apprécier justement l’ironie… Avec distance et ironie, justement. Dieu danse et fait danser le monde, mais Zarathoustra ne dit-il pas la même chose ? : « Je ne croirai qu’en un dieu qui s’entendrait à danser. Et lorsque je vis mon diable, je le trouvai grave, minutieux, profond, solennel ; c’était l’esprit de pesanteur – et par lui toutes choses tombent ».

Pirouette et bouffonnerie : En guise de métaphysique, restons-en là ; et n’en faisons pas toute une histoire, une religion…