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Suicide sur le net

Ce mardi, en Région Parisienne, une jeune fille de 19 ans s’est suicidée, nous rappelant un drame malheureusement quotidien – en moyenne, 2 à 3 jeunes se suicident chaque jour en France. Mais si beaucoup d’entre nous s’en sont émus, c’est que la victime a mis en scène son acte désespéré sur Périscope. Elle en a d’abord expliqué la cause en accusant son ex-petit ami de l’avoir trahie, puis s’est jetée sous les roues du RER. Elle n’a pu être sauvée.

Ce qui s’est passé ainsi, en direct sur le net, va donc inéluctablement se reproduire. On sait que nombre de suicidés laissent une lettre, une explication sous une forme ou une autre, car le suicide est toujours, sauf rares exceptions, un acte social, une façon désespérée de communiquer avec les autres. Se suicider, ce n‘est pas simplement refuser de continuer à vivre, c’est quitter la-vie-que-la-vie-nous-fait ; une vie qui n‘est pas à la hauteur de la vie. Et ce divorce, si radical – que l’on se jette sous un train, ou bien que l’on s’immole par le feu –, consomme la rupture de l’être avec son environnement, essentiellement social : un proche qui a trahi, une famille qui ne comprend pas, une société désespérante, un régime politique honni. C’est de ce point de vue un règlement de compte, un solde-pour-tout-compte non négocié, jeté comme une pierre noire à la face du monde. Le suicidé sort en claquant la porte.

Pour les stoïciens, le suicide était toute autre chose : un acte philosophique révélateur de l’orgueil des sectateurs du portique, l’expression d’un thymos assumé. Le devoir imposait de quitter la pièce enfumée, plutôt que de se satisfaire d’une insuffisance d’air pur[1] et l’on sortait sans éclat. En l’occurrence, il ne s’agit pas de cela, et je ne confondrai pas un acte de désespoir avec l’expression d’une pure vertu.

Internet est devenu en très peu de temps un nouveau plan de réalité. En mesure-t-on les conséquences ?

Traditionnellement, notre appréhension du monde était structurée par la dualité surface étendue – surface pensante, ou corps – esprit, et notre réalité immatérielle s’est progressivement constituée, enrichie, au point de constituer un monde en soi, ou du moins une dimension nouvelle du monde qui a semblé devoir constituer, pour l’homme, paradoxalement, son cadre d’existence naturel[2]. Aujourd’hui, un nouveau plan constitué par la toile semble se construire, une nouvelle réalité émerger, un nouvel espace de liberté s’offrir à l’humanité. Les hommes y vivent déjà : ils y naissent de plus en plus jeunes ; aujourd’hui, ils y meurent. Demain, sur la toile, grâce à Périscope ou à d’autres applications, nous y naitrons en direct, et l’expulsion utérine créera, avant même tout enregistrement à l’état-civil, un compte Facebook, une recherche d’amis, la réception de sollicitations commerciales, et je ne doute pas qu’après la mort biologique des individus qui ne seront devenus que les pauvres reflets de leur avatar électronique, ceux-ci continuent à vivre, éternellement jeunes sur la toile.  L’éternité sera alors réalisée ; toute notre vie présente dans le présent d’une connexion sempiternellement rafraichie.

[1]. Epictète utilisait cette image : « Rien n’est difficile dans la vie. Quand tu le veux, tu sors et tu n’es plus gêné par la fumée. Pourquoi donc te tourmenter ? » Entretien Livre IV-X-27,28. Marc Aurèle, rappelle d’ailleurs cette formule : « De la fumée ! Je m’en vais »  (Livre V 29)

[2]. Avant l’apparition de l’homme sur terre, avant que la première pensée ne soit produite (je sais bien que cette présentation est toute théorique), bien avant que le langage ne se structure, l’univers se réduisait à sa dimension matérielle.

Nuit debout contre Black Bloc

Nuit debout veille toujours ; les syndicats défilent contre la loi travail ; en marge, les Black Blocs cassent et font peur. Les images se mélangent, se percutent, se répondent et créent un climat que les médias façonnent : terrorisme, violences urbaines, état d’urgence ; rejet de la classe politique pour les uns, haine de l’État et goût de la violence pour les autres. Tout craque et nul ne sait quand les choses rentreront, comme chaque fois, dans l’ordre bourgeois, ou si tout peut basculer vers le meilleur ou bien le pire. Mais une chose est évidente à tout observateur honnête : la situation est explosive et l’État est débordé. Mais plus grave encore, le système qui nous gouverne n’a plus rien de démocratique et apparait comme tel : le roi est nu.

Trois mouvements, donc, et trois réponses différentes à la faillite du modèle de démocratie occidentale, mais aussi un fragile espoir et deux impasses.

Chacun peut mesurer tous les jours la faillite de notre système : il n’a plus prise sur la réalité et est incapable de produire le moindre progrès social. Ce n’est plus qu’une machine à percevoir des taxes et à redistribuer des rentes et à maintenir un ordre liberticide qui préserve les intérêts des plus puissants. Notre système politique agonise, mais nous avons tous connu de vieilles personnes qui n’en finissaient pas de mourir, épuisés de la vie, incapable de tenir debout, inapte à produire quoi que soit d’utile pour eux ou pour les autres. L’agonie du système politique occidental – car le problème n’est pas hexagonal, ni même européen – sera longue, mais son impuissance à répondre aux besoins de peuples de mieux en mieux éduqués, mais mal élevés, exigeants au-delà du raisonnable, le condamne à terme, et toute démonstration de force, toute posture martiale de ses dirigeants, tout excès d’autoritarisme démontre son manque d’autorité et sa grande faiblesse. Cela prendra du temps, mais le système tombera faute d’être en capacité de se réformer.

Car il faudrait, non pas faire une révolution qui ne ferait que faire passer le pouvoir de la main droite à la main gauche, c’est-à-dire qui ne changerait rien aux rapports dominants dominés, mais une grande réforme, au sens religieux du terme.

Tout doit être réformé.

Et en premier lieu les institutions. Il faut plus de démocratie, plus de laïcité, plus de liberté, plus de justice. La classe politique doit donc rendre le pouvoir aux citoyens, toute verticalité être exclue des rapports sociaux, l’État être mis au service des gens, et la justice sociale réinterrogée : tout un programme constitutionnel…

Mais il faut aussi promouvoir une grande réforme fiscale, car beaucoup passe par là : nouvelle fiscalité des revenus, du capital, de la consommation ; pour plus de simplicité, plus de lisibilité, plus d’efficacité, plus de justice, car on ne peut accepter que les écarts de salaire se creusent autant, que les riches soient toujours plus riches au détriment des plus pauvres et des classes moyennes.

Et réformer l’économie et le système bancaire à défaut de pouvoir renoncer au capitalisme. Nous devons consommer différemment, et nous affranchir autant que faire ce peu du Marché[1]. Et, bien évidemment, réformer l’éducation et la formation. Et tant de choses encore.

Nous devons changer de cadre de référence, et toute réforme qui ne serait pas paradigmatique ne changerait, au bout du compte, rien.

Est-ce possible au sein de l’U.E. ? Il appartient à chacun de répondre à cette question, mais poser la question n’est-il pas y répondre ?

Nuit debout, front syndical, Black Blocs : trois mouvements, trois réponses. Et s’il faut soutenir Nuit debout – au moins jusqu’à la grande déception que l’on craint –, c’est bien que les deux autres sont des impasses. Les syndicats ne changeront pas le système, car ils font partie de l’appareil d’État et forment le premier obstacle à toute vraie réforme d’un système jacobin où l’État se pose comme seul médiateur entre les gens, et fait tout pour que tout dialogue social passe par lui, lui seul fixant les règles, le cadre, les conditions du dialogue et la teneur de ses conclusions. Quant aux anarchistes de Black Bloc, ils ont choisi la violence qui ne peut être qu’une impasse, et ne représentent aucun danger pour l’État qui est bien mieux armé, mieux équipé que leurs groupuscules aussi organisés soient-ils. Tous ces casseurs ne pourront que provoquer en retour une répression toujours plus violente, toujours plus aveugle, et l’État, au bout du compte, est très satisfait de voir se développer dans la population une peur et un rejet qui justifieront la reprise en main par la police et l’interdiction d’un mouvement pacifiste et bienveillant comme Nuit debout. L’État, si cette formule m’est permise, profite de tout pour se maintenir en l’état, et toute violence justifie sa violence et le fortifie. Il prolongera d’ailleurs autant qu’il le pourra l’état d’urgence pour suspendre un peu plus nos libertés et renforcer un ordre qui ne crée que du désordre. Aujourd’hui les casseurs font le jeu du pouvoir et sont les alliés objectifs d’un gouvernement qui les instrumentalise. Que Nuit debout se généralise et évite toute violence, toute provocation, et le système tombera, mais il ne faut compter ni sur les syndicats, complices de l’État, ni sur les casseurs qui communient, dans la violence, avec la police.

[1]. Les mots sont importants, ici comme ailleurs : « s’affranchir de » n’est pas « renoncer à » ou encore « détruire ».

Parole de mescréant

Non seulement je n’ai pas l’esprit de religion – et c’est une affaire de conformation psychologique, congénitale, la faute au démiurge qui m’a bricolé –, mais je défends une forme de laïcité antireligieuse ; et si je respecte, évidemment, les rites communautaires dans des espaces clos et dédiés à cela, un peu comme les plages naturistes, je milite pour une société aux mœurs, non seulement démocratiques[1], mais laïques, c’est-à-dire sans hiérarchies. Et quand je me fais philosophe, c’est pour défendre une philosophie non spéculative, non dogmatique. Car je crois que toute idéologie, tout dogme, toute religion sont des aliénations.

Mais celui qui mécroit peut-il se prétendre plus libre ? Je n’en suis même pas si sûr…

 

Je remarque en effet que celui qui croit est, de fait, plus sûr de lui, plus assuré de ses convictions, plus rassuré dans son confort spirituel. La foi guérit de la peur, la croyance religieuse calme l’angoisse et la douleur existentielle – c’est bien l’opium du commun. Et la peur, l’ai-je assez dit ?, est la pire des aliénations. Un croyant aliéné par sa religion est donc, dans le même temps, soulagé de sa peur, délivré… Vrai paradoxe, et pauvre mécréance !

Qu’il est difficile de vivre incrédule, fondamentalement sceptique, sans communauté de croyance, seul ! Regarde-toi mescréant, ta liberté est une guenille, un froc troué qui ne protège pas ton corps maigre, froid et nu comme la vérité que tu prétends servir !

 

Toutes les croyances sont l’expression d’un même rêve, celui d’échapper à la pesanteur de la nécessité ; et seul le croyant peut prétendre voler, planer dans le ciel, affranchi de la gravité de l’univers. Psychologiquement, échapper à la nécessité, c’est croire pouvoir dépasser les causalités biochimiques, croire au libre arbitre. Physiquement, c’est croire au miracle, à la suspension des lois naturelles, au possible effacement des nécessités physiques. Seul le croyant peut donc être libre, car lui seul peut croire à la liberté, et, partant, peut la faire exister dans l’espace de réalité qu’il crée par son discours. Le mescréant, lui, s’en tient à la responsabilité. J’y reviendrai, quitte à me faire aussi pyrrhonien pour expliquer comment le discours crée la réalité, à défaut de pouvoir mordre sur la vérité.

[1]. J’emprunte cette riche idée de « société démocratique » à Pierre Rosanvallon.

 

 

Parlons un peu de morale ; ça faisait un moment…

La religion, qui procède d’une perversion de l’idée de Dieu, est le premier obstacle à la morale, l’obstacle sur lequel elle se brise. Car là où il y a peur, il ne peut y avoir de vertu. Que l’on agisse en effet par peur, par intérêt, ou peut-être même pour ce que l’on pense être de l’amour, on ne le fait pas par vertu.

Alors, pourquoi, me direz-vous, vivre suivant des valeurs, et cultiver une éthique ? Par orgueil, évidemment : le thymos d’Aristote est le dernier rempart au nihilisme. Mais seuls les esprits nietzschéens peuvent, non seulement le comprendre – je veux dire de l’intérieur –, mais plus encore l’assumer. Faut-il alors préférer l’orgueil d’un Nietzsche à l’humilité d’un Paul de Tarse, préférer un libre orgueil à un serf amour, une morale de maître à une vie d’esclave ? Faut-il aller jusque-là ? Mais laissez-moi vous dire que je respecte les esprits chrétiens, et qu’il n’y a aucun mépris dans mes propos.

Mais décidément, la fracture est trop grande, irréductible, entre les esprits religieux et les nietzschéens – ceux que Jean-Marie Guyau nomme les « pessimistes »[1], non pas ceux « par système » –  il donne Schopenhauer en exemple –, mais ceux « par déchirement réel du cœur », ceux que personnellement je nomme « esprits mélancoliques ». Et me vient sous les doigts cette formule de Bruno : (In tristitia hilaris, in hilaritate tristis)[2]. Nietzsche l’inscrira sous son propre portrait photographique en 1870. Bruno, religieux dominicain, n’avait pas l’esprit religieux, et l’église le brula à Rome en février 1600. Orgueil incandescent et déchirement du cœur. Oui, décidément, la formule me convient : déchiré, écartelé, émietté, dispersé, perdu ; je l’avoue, trop souvent…

Le tort de Nietzsche, qui se prétendait le premier psychologue, et qui a vécu cette dispersion de son être, jusqu’à la folie, est d’avoir bien compris que tout est orgueil, c’est-à-dire « choses humaines, trop humaines ». Il l’a d’ailleurs dit après Feuerbach.

Le Saint serait alors celui qui vit comme si Dieu n‘existait pas, qui se moque donc de la foi, de sa foi, et qui admet que l’altruisme puisse aussi être un orgueil. Comment ne pas voir tout l’orgueil de cette formule de Paul qui se prétendit : « l’avorton de Dieu »[3]. Oui, et l’altruisme est aussi un égoïsme.

Terminons ces quelques réflexions sur la sainteté de manière plus légère, et en restant dans l’esprit du XIXe, vrai siècle des lumières, le dernier avant d’entrer dans la nuit. J’ai cité Nietzsche, dont il faut tout lire, et aussi sa correspondance, pour faire juste mesure, Guyau, dont l’« Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction » est parue en octobre 1844, Feuerbach. Il me faut aussi citer Fourier, l’inventeur de la théorie des quatre mouvements. Dans « Le nouveau monde amoureux », un ouvrage où il défend une utopie, l’Harmonie, qui n’est pas sans rappeler celle de Raoul Vaneigem, il définit ainsi la sainteté : « On n’admettra pour saints et héros que les êtres qui auront efficacement contribué au bonheur des humains dans cette vie et comme la bonne chère et l’amour sont les plaisirs les plus généralement prisés ce seront ceux dont le perfectionnement élèvera à la sainteté ceux qui y auront puissamment concouru ».

Fourier était croyant et détestait la religion. Sa morale était simple, et je l’offre comme viatique de la semaine, en pensant affectueusement à ceux dont les lundis sont difficiles : « Lorsque le genre humain parvenu à l’harmonie sociale sera débarrassé de ses chimères sur le sort de l’autre vie, lorsqu’il saura que, dans cette autre vie, le bonheur des défunts est intimement lié au bonheur des vivants, qu’on est heureux dans l’autre monde qu’en raison de la félicité dont on jouit dans celui-ci, on ne s’attachera qu’à faire le bonheur du monde vivant pour assurer le bonheur du monde défunt ».

[1]. Dans « Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction », paru en octobre 1844.

[2]. En titre du « Chandelier ».

[3].  Soyons précis, puisque la formule est de Decaux. Paul écrit aux Corinthiens : « Il m’est aussi apparu à moi, comme à l’avorton ».

Libéral ou libertaire

Je garde le souvenir d’avoir entendu à la radio Serge July se dire tout à la fois libéral et libertaire. Pourquoi pas ? Après tout, pourquoi ces deux mots, sémantiquement si proches, devraient-ils être considérés comme antonymes ? Ce que j’ai cru comprendre de cette déclaration, c’est une forme radicale d’attachement à la liberté. Je partage aussi cet attachement, déraisonnable, total, à ce qu’Arendt, dans « On revolution » voyait comme « La plus ancienne de toutes les causes, celle, en réalité, qui depuis les débuts de notre histoire détermine l’existence même de la politique : la cause de la liberté face à la tyrannie ». Et je rajouterai qu’il n’y a de libertés qu’individuelles.

Liberté donc, et liberté avant tout le reste. Non pas que la liberté, n’étant qu’une fin, doive être avant toute chose, au début, mais qu’elle constitue la première de mes valeurs, et que cette primauté justifie qu’on lui sacrifie tant : confort, sécurité, etc.

Et, après avoir remarqué que la liberté, si importante pour les Lumières, n’est pas une valeur chrétienne[1], je dirais que c’est sans doute pourquoi je me méfie tant de l’esprit religieux, ce que Grenier appelait l’esprit d’orthodoxie. Je n’aime pas les religions, qu’elles fassent place au dieu du livre ou non, et n’aime pas plus la philosophie quand elle se prend au sérieux, quand de spéculative, elle se veut dogmatique. Discutant récemment de savoir si le bouddhisme est religion ou philosophie, je répondais que l’on doit parler de religion, dès lors que l’on prend l’objet de sa foi pour une réalité objective, et qu’on sacrifie sa vie, à ce qui n’est qu’une idée. Rajoutez s’y un rite, qui n’est qu’un acte de soumission idéel ; et l’existence d’une prêtrise gardienne de la morale, et l’affaire est tranchée.

Je n’en suis pas, et poursuivrais un chemin de philosophie dé constructive, non pas que je détesterais la spéculation, j’aime bien trop jouer avec les concepts, mais je me méfie trop des systèmes.

Mais revenons à la question ; mais faut-il y répondre ? Libéral ou libertaire ?

La liberté civile, seul concept dont je comprends le sens, nait avec le droit. J’ai déjà développé cette idée. En l’État de nature, il n’y a pas de liberté, seulement des possibilités… Il faut qu’il y ait une loi pour tracer une limite qui permette de se tenir en deçà ou au-delà de l’interdit, et cette limite, comme une clôture, crée en la délimitant une aire de liberté. Je crois donc au droit, à la loi, mais essentiellement quand elle crée des zones nouvelles de liberté. Quand elle se fait liberticide, ce qui n’est pas rare, elle doit être combattue, sabotée – désobéissance civique[2] ; car si la loi a pour objet de produire la liberté, trop de lois tuent la loi, en tuant la liberté d’être et d’entreprendre. Et c’est pourquoi, par exemple, et pour ne prendre que ce simple exemple, il faut s’attaquer au droit du travail, qui accélère la destruction des emplois. Mais, écoutant la voix des paysans qui souffrent, je vois que la liberté, comme fin, ne peut se défendre, sans que des préalables soient garantis. L’un, et probablement le plus important, est l’équilibre des pouvoirs et des forces. On ne peut en effet renvoyer le fort et le faible à la simple liberté de la relation contractuelle. Autant laisser le loup et l’agneau libres dans la bergerie. Comment imaginer qu’un juste équilibre se trouve entre des intérêts naturellement contradictoires, quand les forces en présence sont à ce point, inégales : d’un côté la grande distribution, qui n’en finit pas d’utiliser l’argument de la protection des consommateurs, même si ce cette caution morale n’est qu’une escroquerie intellectuelle, de l’autre des industriels qui veulent aussi maximiser leur profit ; et à la marge un monde paysan d’artisans, pour l’essentiel, exsangue. Comment la liberté du commerce pourrait-elle exister dans ce système ? Et la régulation ne peut être qu’une réponse provisoire, de circonstance.

Car la loi n’est jamais essentielle. Le droit est nécessaire, évidemment, et je ne plaide pas pour la fin de l’État, mais le droit n’est que le mode d’emploi d’un système qui a sa propre axiologie. Le nôtre pue, et je combats sa morale commerçante, sa morale de commerçant. Fourier parlait, dans « le nouveau monde amoureux », de « ceux qui porteront le titre infamant d’amis du commerce, titre qui indique en Harmonie le superlatif de dépravation… ». Le monde n’est pas en utopie, et ne porte pas ce beau nom d’Harmonie, et le commerce est sans doute nécessaire, comme la police, mais je rêverais d’un monde qui ne serait ni policier ni commerçant.

Mais, à défaut d’autres perspectives de court terme, il nous fait faire avec, combattre de l’intérieur, et refuser ses inégalités des forces en présence. Car c’est sur l’inégalité des moyens que se brise tout espoir de liberté. Et c’est pourquoi aussi, le premier ennemi de l’individu, c’est l’Etat, ce « monstre froid… », qui tous les jours nous mange la tête et nous émascule.

[1]. Donc problématique en occident.

[2]. Ou civile, mais civique, c’est tellement plus fort…