Ayn Rand, la vertu de l’égoisme rationnel

Peut-être un jour, le temps modifiant notre perception des choses passées, me souviendrai-je avec regret du temps heureux du COVID 19 quand beaucoup d’entre nous avaient du temps, luxe précieux ; du temps confiné pour lire, relire, méditer. Le printemps frappait alors avec insistance aux carreaux de mon bureau, les grands pins du jardin, par-dessus mes épaules, espionnaient ma prose laborieuse, et quand je me retournais conscient d’être ainsi observé par toute une nature en éveil, je surprenais une pie à l’air innocent qui faisait mine de fouiller l’herbe rase tout en me surveillant du coin de l’œil ou un écureuil pressé qui courait d’arbre en arbre pour grimper comme une fusée le long des troncs dressés jusqu’aux rares nuages et en redescendre toujours aussi pressé.

 

Il y a longtemps déjà, j’avais lu comme on lit un roman, mais c’en est un, « La grève » d’Ayn Rand. Il y a quelques jours, fouillant ma bibliothèque, j’ai retrouvé ce livre et m’a pris cette envie de revenir sur une philosophie que j’avais alors négligée. Il est vrai que depuis quelques années, je m’intéresse plus sérieusement à la philosophie américaine, continent distant de la philosophie européenne par tout un océan culturel. Je connaissais évidemment Thoreau, un peu Émerson, et puis j’avais découvert plus récemment Matthew B. Crawford et Richard Powers – oui, c’est un philosophe qui en vaut bien d’autres. Je n’avais pas approfondi Rand. Mais passé un certain âge, on hésite à aborder de nouveaux continents dont l’exploration parait insurmontable à un homme qui sait que son temps est compté et qu’il doit faire des choix. J’ai néanmoins entrepris d’y revenir et de réfléchir sur des textes réunis par Alain Laurent sous le titre : « Une philosophie pour vivre sur la terre ». Et en ces temps de pandémie, il me semble que c’est ce dont nous avons tous besoin : une philosophie « pragmatique » pour vivre aujourd’hui sur cette terre si abimée. Car si nos gouvernements se chargent de nous faire survivre, quitte à nous confiner, encore faut-il trouver en nous des raisons de vivre.

 

Ayn Rand est une intellectuelle et une philosophe américaine importante, trop peu connue en France, et qui a souvent choisi le roman pour développer ses idées et défendre sa philosophie – son œuvre se construisant sur plusieurs décennies des années 30 aux années 60 ou 70. Elle est donc contemporaine d’Hanna Arendt, à laquelle je reste fidèle, ou, ici, à Simone Weil, de 4 ans sa cadette, une philosophe si proche de Rand et si éloignée d’elle que l’on pourrait faire une lecture comparée des deux œuvres, partant d’un sentiment commun, la haine de l’État, pour aboutir chez elles à des propositions philosophiques et politiques si radicalement différentes et si ancrées dans leur contexte continental propre. En la matière, être Américain ou Européen change tout. Car Rand s’est par ailleurs fortement engagée dans la défense du capitalisme américain, permettant à des hommes comme Reagan ou Greenspan de se revendiquer proches de ses idées. Les thèses de cette émigrée russe qui a quitté son pays en emportant dans ses maigres bagages une haine féroce du communisme ont d’ailleurs été une arme de guerre idéologique pendant la guerre froide.

A la lecture de ses textes, je la vois donc avec deux visages et ce qui me trouble quand je l’aborde de face, c’est que ses deux profils collent mal et semblent se souder dans un sourire qui manque d’harmonie, et qui m’apparaitrait presque grimaçant. Et si je cède au plaisir facile de cette image un peu caricaturale d’un visage à deux visages, c’est que ce visage grimace, invective, outrage, mais toujours dans un style très américain : clair et efficace ; rien de jargonnant chez elle, ni d’abscons, de rond ou de flou : tout est saillant, tranchant, pointu. La philosophe, femme et juive comme Arendt ou Weil, et comme elles confrontée lors de ses années de formation aux totalitarismes du XXe siècle – on peut me chicaner que cette communauté de destin fasse sens ou soit explicatif –, défend une philosophie qu’elle qualifie d’objectivisme, en l’opposant aux subjectivismes de toutes tendances ; philosophie essentielle à mes yeux et qui mérite d’être comprise et sérieusement considérée. Et, second visage qui me séduit moins, visage stigmatisé depuis son enfance, elle met tout son savoir et son talent philosophiques au service d’une idéologie, le capitalisme. Mais, sur cet autre aspect, ces textes restent ancrés dans une époque, l’après-guerre, où le capitalisme n’avait pas encore pris la forme qu’il a prise aujourd’hui ; et ces analyses, toujours pertinentes, débouchent sur une affirmation contestable : le capitalisme serait, non pas le meilleur, mais le seul gardien des libertés individuelles. Un peu du Fukuyama avant l’heure, avant « la fin de l’histoire », mais intellectuel pour intellectuel, ne mettons pas sur le même plan une philosophe et un enseignant. Mais par cette formule qui confond capitalisme et libertés, tout semble dit par cette militante, mais ce tout est faux. Et s’il faut justifier cette critique un peu sévère, il faut sans doute la suivre sur les chemins qu’elle a choisi de prendre pour arriver à cette conclusion : l’épistémologie et la morale ; et aborder successivement sa philosophie, qui m’intéresse, et la morale politique qu’elle en tire, et qui n’est pas la mienne ?

 

Si je devais, non pas résumer, mais donner quelques clés d’accès à sa philosophie et m’en expliquer proche, je la qualifierais de libertaire. Mais, s’agissant d’une pensée très ancrée dans la culture américaine, le terme libertarien, en référence au parti du porc-épic, conviendrait mieux. D’ailleurs, ce parti né en 1971 s’est beaucoup nourri de ses conceptions radicales.

D’un point de vue épistémologique, elle défend une philosophie qu’elle qualifie « d’objectiviste », en la fondant sur un prima métaphysique : « Comme la vie est une fin en soi, chaque être humain vivant est une fin en lui-même, non le moyen pour les fins ou le bien-être des autres. Ainsi, l’homme doit vivre pour son propre intérêt, ne sacrifiant ni lui-même aux autres, ni les autres à lui-même ». Elle en conclut « qu’en termes psychologiques, la question de la survie de l’homme ne se pose pas à sa conscience en termes de « vie » et de « mort », mais de « bonheur » ou de « souffrance » ». Elle est donc en cela radicale, par ce qu’elle distingue et disjoint les intérêts de l’individu et ceux de la société, non humanisme, et pose comme principe premier que l’homme (qui existe comme être réel) n’a pas à s’aliéner à la société (qui n’existe pas, ou du moins n’existe que comme concept ou comme cadre d’existence humaine). Elle en vient à ce concept : « L’éthique objectiviste considère la vie de l’homme comme le fondement de toute valeur, et sa propre vie comme le but éthique de chaque individu ». Comment mieux définir, en miroir, le socialisme soviétisme qui est sa bête noire, comme l’altruisme qu’elle exècre, mais sans condamner la solidarité qui chez elle ne saurait être une fin en soi, un but se suffisant à lui-même ? Comment mieux condamner toute idéologie, qui est féodalité à une idée, à une croyance, à une promesse ? Pourtant, elle mettra cette éthique au service d’une idéologie, le capitalisme, et fera preuve de patriotisme, elle qui refuse de subordonner le singulier au collectif. Car sa philosophie, revendiquée comme objectiviste est aussi, de fait, pragmatique.

 

Mais posant comme principe premier que la vie de l’homme (comme individu et non comme espèce, et c’est en cela qu’elle est non humaniste donc subversive) est le fondement de toute valeur humaine, encore faut-il que l’individu soit capable de distinguer « objectivement » et non « subjectivement », le bien et le mal pour lui. Et elle prétend à l’objectivité en opposant radicalement raison et passion, le travail d’objectivation de la conscience et celui, subjectivant, de l’émotion, et va jusqu’à affirmer que « Les émotions ne sont pas des outils du savoir ». Si, comme je le fais, on distingue connaissance et savoir, si connaître, c’est prendre conscience par l’expérience vécue et si le savoir est bien constitué des concepts élaborés à partir d’une connaissance sensible, alors on peut effectivement dire que, si les émotions font partie des outils de la connaissance (la peur devant le danger, etc.), ce ne sont pas des outils du savoir. Mais les émotions interviennent quand même un peu dans ce processus complexe qui, des sensations aux percepts, des percepts aux concepts ­– processus complexe de la connaissance (de l’expérience, des faits, des phénomènes, du beau et du laid) – capitalise un savoir et constitue une épistémè.

Mais la cohérence de cette philosophie rationaliste me laisse perplexe, comme si elle boitait un peu, et c’est bien la limite épistémologique de la démarche d’Ayn Rand. C’est juste, mais un peu court de déclarer que « La norme d’évaluation de l’éthique objectiviste, la norme par laquelle on juge ce qui est bon ou mauvais, est la vie de l’homme, c’est-à-dire ce qui est requis pour la survie de l’homme en tant qu’homme ». Autrement dit, ce qui est bon pour l’homme, c’est ce qui est bon pour l’homme en tant qu’homme. C’est juste et consensuel d’écrire que « Le bonheur est cet état de conscience qui découle de l’accomplissement des valeurs de l’individu », mais quand on rajoute que « la vie et le bonheur ne peuvent s’accomplir par la poursuite de désirs irrationnels », on affirme alors qu’il y a de vraies valeurs (« rationnelles ») et de fausses (« irrationnelles »). Mais qu’est-ce qu’un désir irrationnel ? Celui de trouver un homme ou une femme qui accepte de marcher un moment avec vous ? Celui de découvrir les secrets de l’univers ? Celui de voir le monde changer et devenir meilleur ? Celui de voir nos valeurs acceptées par les autres ? Qu’est-ce qu’un désir rationnel ? De s’en tenir comme Épicure le proposait, aux choses naturelles et nécessaires ? Selon Épictète, ne s’attacher qu’à ce qui dépend de nous ? Désir de répondre à sa nature en « devenant ce que l’on est » ? Sa réponse est sans doute dans cette formule puissante qu’il faut méditer : « Le bonheur est un état de joie non contradictoire – une joie complète sans culpabilité, une joie qui n’entre pas en contradiction avec aucune de vos valeurs et qui ne vous conduit pas à votre propre perte ». Et de repenser à cette bonne vieille formule de Rousseau dans l’« Emile » : « Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire : tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal : le meilleur de tous les casuistes est la conscience ». Toute la philosophie « objectiviste » d’Ayn Rand – et je comprends que cherchant à se démarquer de Kant qu’elle attaque très violemment, elle ne veut pas parler de « rationalisme » –, son essence et ses limites tiennent dans la raison, comprise à la fois comme capacité à conceptualiser, raisonner, mais aussi à échapper à ses émotions et à juger en toute objectivité. Et là où sa philosophie boite et tend au sophisme, c’est quand elle écrit : « le bonheur n’est possible qu’à l’homme rationnel, l’homme qui ne désire que des buts rationnels ; ne recherche que des valeurs rationnelles, et ne trouve sa joie que dans des actions rationnelles ». L’atteinte d’un bonheur authentique, non frelaté, serait donc la référence ultime ? L’homme saurait s’il est dans le vrai, s’il a pris le bon chemin quand, arrivé au bout de ce chemin éthique, ou du moins à l‘étape du soir, il y trouverait ce qu’il pensait y trouver : une joie saine, sans arrière-pensées ni culpabilité. La joie, c’est-à-dire l’émotion pure, serait donc, a posteriori, le marqueur du bien, du bien raisonné (et du bien raisonner). Il faudrait donc toujours, à rebours de la parabole, séparer sans attendre la moisson le bon grain et l’ivraie, distinguer « émotion » (qui n’est pas une source de savoir, mais de subjectivité) et « raison » (source de savoir et de rationalité), se fier à sa conscience, et faire confiance à son émotion pour valider ce bon choix. « Si vous accomplissez ce qui est bon selon un code de valeur rationnel, cela vous rendra nécessairement heureux ; mais ce qui vous rend heureux par une quelconque norme émotionnelle indéfinie n’est pas nécessairement bon ». Il y aurait donc un bonheur sain et un malsain, un vrai et un faux, comme il y a de bonnes et de mauvaises émotions (la joie, la peur). En fait, toute épistémologue qu’elle est, Ayn Rand bute, comme tous les philosophes depuis le début des temps philosophiques, sur l’incapacité à définir de manière rationnelle, non révélée et non conventionnelle, le bien et le mal, hors du cadre du bon et du mauvais de nos actes jugés par leurs conséquences concaténées à l’infini dans un processus causal complexe et difficilement prévisible. Ou du moins à aller au-delà d’un principe que j’exprimerai ainsi : le bien est une notion anthropologique très relative. Est bien pour l’homme ce qui lui permet d’exister, c’est-à-dire d’être présent au monde, en assurant sa survie, sa croissance, son plaisir, sans abimer, entacher le bien pour autrui. Et la conscience, facteur de rationalité, aussi imparfaite soit-elle, aussi formatée soit-elle, aussi subjective soit-elle, est le seul casuiste à notre disposition. Sauf à considérer qu’existerait un Bien transcendantal, humainement inconnaissable depuis que l’homme a été expulsé d’Eden ou poussait l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Quant à imaginer qu’il puisse être révélé, qui peut encore croire à cette escroquerie ? La question éthique fondamentale, celle des fondements de la morale, restera donc, malgré tous les ressorts de l’épistémologie, ouverte aux spéculations et aux pétitions de principe.

 

Il n’empêche, Ayn Ran dit deux choses qui me paraissent essentielles : « Trouver le bonheur est le seul but moral de l’homme » et surtout « Le bonheur peut bien être la fin de l’éthique, mais pas la norme » : condamnation eudémonisme de l’hédonisme ? Pas seulement ! elle veut dire que le bonheur est singulier et qu’on ne peut le caractériser autrement que par la nature de la joie qu’il est sensé produire. On ne peut donc le normer, l’encapsuler dans une morale collective.  Et de rajouter : « la tâche de l’éthique est de définir le code des valeurs qui convient à l’homme pour ainsi lui donner le moyen d’atteindre le bonheur ». C’est dire, salutaire rappel, que la politique n’a pas pour but le bonheur des gens, mais de faire en sorte qu’ils aient une chance de le trouver. Et c’est là tout un continent philosophique qu’elle nous ouvre. Je crois, comme elle, à l’égoïsme responsable de la quête du bonheur pour soi et pour maintenant, mais sans condamner les altruistes qui peuvent trouver leur bonheur dans le sacrifice de leur personne. On peut trouver sa vie en la perdant, ou perdre sa vie à la chercher.

 

Sur un plan plus politique, elle défend cette idée que « Le principe de l’échange est le seul principe éthique rationnel pour toutes les relations humaines, personnelles, spirituelles ou matérielles. C’est le principe de la justice », et je ne peux qu’agréer en grande partie cette formule, mais en prenant soin de préciser qu’il doit s’agir d’un juste échange, équilibré, ce qui n’est le cas ni entre le consommateur et le Marché, ni entre le citoyen et l’État. Oui, j’agrée, car cette formule touche à quelque chose d’essentiel. L’échange équilibré est le seul principe éthique rationnel des relations humaines. Et je choisis de souligner trois mots, car le vol, ou l’échange déséquilibré, le dol, ne peuvent de mon point de vue être considérés comme fondant un principe éthique ou moral ; et si l’on envisage le don, troisième forme relationnelle possible, ce que le Christ nomme amour, il s’agit d’un principe éthique probablement supérieur, mais plus passionnel que rationnel, et objectivement, hors de portée humaine. Et Rand nous propose une philosophie pragmatique pour vivre aujourd’hui sur la terre (je souligne à nouveau), avec d’autres gens qui, comme nous, ne sont pas des saints ou des disciples authentiques du Christ.

 

Mais voyons d’un autre point de vue moral, et s’agissant des libertés, sociales, économiques, politiques, comment comprendre sa défense d’un « capitalisme pur » qui va très au-delà de la simple économie de marché. En fait, sauf à considérer que « c’est ça ou le communisme », « nous, le monde libre, ou eux », sauf à considérer qu’elle est aveugle ou ne souhaite voir les choses comme elles sont, je ne comprends pas. Sauf à mettre ses outrances au crédit de la guerre froide.

Tout observateur un tant soit peu honnête doit reconnaitre que, si l’essence du capitalisme est dans la liberté économique, cette liberté du Marché s’oppose aux libertés individuelles que Rand défend bec et ongles, je veux dire radicalement, violemment, en bonne fondamentaliste. Considérant au contraire que le Marché c’est la liberté, et l’État la tyrannie bureaucratique, elle oppose l’un et l’autre, le producteur et le régulateur, alors que l’histoire montre que le Marché et l’État ont la même vision du consommateur-citoyen – un animal de rente qu’il faut exploiter –, le même mépris pour les libertés individuelles, leur préférant ces vagues libertés collectives qu’elle dénonce comme inexistantes ; et qu’ils ont donc pu facilement s’atteler pour tirer le système capitaliste dans la même direction fatale à une très grande majorité d’individus.

Elle défend, dans une vision aujourd’hui très décalée de la réalité économique, un capitalisme de « producteurs » de richesses. Depuis les années soixante, et très progressivement, le capitalisme est devenu financier : à peu d’exceptions près, les grandes entreprises ont cessé d’être dirigées par des entrepreneurs visionnaires pour être gérées par des managers, parfois de hauts fonctionnaires, plus intéressés à leurs bonus qu’à la pérennité d’une entreprise qui n’est pas vraiment la leur, et les financiers savent aujourd’hui faire beaucoup d’argent sans créer la moindre richesse et parfois en détruisant de la valeur. Et quand Ayn Rand ne retient dans ses analyses que les fonctions sociales des producteurs et des intellectuels – qu’elle oppose – et articule cette analyse entre les figures d’Attila (le prédateur mu par ses passions et ancré dans la réalité de ses expériences de dévastation) et le Sorcier (figure du moraliste et de l’idéologue, de l’irrationnel), on pourrait lui opposer une autre taxinomie symbolique et archétypale : les figures de l’entrepreneur, du comptable et de l’artiste. Et rajouter qu’aujourd’hui, l’analyse devrait se porter, non pas sur les figures libres du producteur et de l’intellectuel indépendant, deux figures en voie de disparition, mais sur celles du financier, de l’homme de communication et du fonctionnaire. Et c’est sur ce dernier point que les analyses de Rand échouent, comme un joli navire sur un récif. Peut-être n’avait-elle pas pris la mesure de ce qui allait se passer : la substitution du financier au producteur et de l’intellectuel fonctionnarisé au penseur libre. Car si la figure de l’intellectuel émerge à la fin du Moyen-âge, cette figure est escamotée par le penseur fonctionnaire après-guerre.

La philosophe défend le projet, porté selon elle par les pères fondateurs de l’Amérique, d’une société garante des droits de l’homme à vivre « de sa propre vie, de sa propre liberté, de la quête de son propre bonheur », en d’autres termes le droit d’exister par soi-même, sans se sacrifier pour le bien des autres et sans sacrifier les autres à son propre bonheur. Et ce rêve est aussi le mien et celui de tous les militants libertaires qui savent que si l’on ne peut construire son bonheur contre les autres, il est aussi présomptueux de vouloir le construire sans les autres, car qui pourrait être vraiment heureux en sachant que tous les autres sont malheureux. Et elle aspire à vivre « dans une société où les hommes cultivent entre eux des relations de négociants, qui échangent de leur plein gré pour leur profit mutuel ». Ce qu’elle n’avait pas imaginé, c’est que le capitalisme, montrant sa vraie nature, tournerait le dos à cet objectif devenu dès lors impossible, et interdirait aux hommes ce droit de vivre, premier et seul vrai droit de l’homme. Et quand elle affirme que « les maux généralement attribués au capitalisme furent fatalement causés et rendus possibles par les contraintes que l’État fait peser sur l’économie », on peut lui rétorquer que cela est faux : la production de masse de biens inutiles ou à l’obsolescence programmée, la pollution, l’épuisement des matières premières, le gaspillage de l’eau, la malbouffe, la paupérisation des travailleurs, la corruption généralisée, la désindustrialisation, la surveillance de masse, etc.

Et quand elle affirme encore que « le travail productif est le but central de la vie d’un homme rationnel, la valeur centrale qui intègre et détermine la hiérarchie de toutes ses autres valeurs. La raison est la source, la condition préalable de son travail productif, et la fierté, le résultat », on pense aux analyses d’Arendt dans « Condition de l’homme moderne » qui distinguait, pour le dire vite, « Homo faber » et « Animal laborans », l’œuvre et le travail du corps, et qui me paraissent infiniment plus pertinentes et moins sophistiques. Et s’il y a sophisme, c’est à considérer que l’homme se réalisant par ses œuvres, le travail synonyme de liberté et que les travailleurs en usine que le capitalisme consomme comme une quelconque ressource sont libres et heureux.

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