Propos irréligieux

Je voulais m’agacer de la présence du chef de notre gouvernement à Saint-Pierre de Rome, le 26 avril dernier, venu pour assister, et plus encore participer à la canonisation de deux défunts papes. Je ne pouvais laisser passer cela, et ne pas exprimer ma sidération : qu’un éminent représentant du seul pays prétendument laïc d’Europe puisse ainsi, non pas rendre une visite d’état à un chef d’état, aussi modeste soit l’État du Vatican, mais communier en une manifestation religieuse, par ailleurs très symbolique, c’est assez énorme. Et M. Valls, en qui j’avais eu la faiblesse de placer quelques modestes espoirs, me déçoit déjà. Il a beau nous faire savoir qu’il assume son ministère sous le saint patronage de Clemenceau, je rappelle que le Tigre ne se serait jamais compromis ainsi. Mais parlons d’autre chose, sans vraiment déserter notre sujet.

Qui me suit un peu, sait que je suis un militant laïc, c’est-à-dire antireligieux – soit dit sans user de raccourci[1]. Bien évidemment, le mescréant qui écrit ces mots respecte les croyants – mes frères en doute et en peur –,  ainsi que leurs croyances, mais il critique radicalement les religions ; et règle, autant qu’il le peut, de vieux comptes avec l’Église de Rome. Je pourrais justifier cette abhorration par de multiples arguments, fondés en morale, mais ce rejet doit sans doute plus au ventre qu’au cerveau. Mais je note néanmoins que ses dogmes sont consubstantiels d’une escroquerie intellectuelle originelle : celle de la confusion entre Jésus, fils de l’homme, et le Christ, créature de Paul. Et rappelons l’infranchissable distance entre, d’une part un personnage historique, prophète de son état, thaumaturge et vaticinateur à ses heures de grâce, pécheur d’hommes et prêcheur d’évangile, une énigme, autant philologique qu’historique, et d’autre part le personnage conceptuel appelé Christ, annoncé dans des textes testamentaires anciens et obscurs, que Paul de Tarse, puis la patristique, inventent ; substituant – comme on fait disparaitre, une certaine nuit de Pâques, un cadavre qui témoignait – au corps disparu du tombeau de Joseph d’Arimatée[2], l’image fantomatique et glorieuse d’une figure mythique en construction. Car, après la passion, il y a, par une alchimie qui dépasse celle de l’embaumement pratiqué alors, transfiguration du crucifié ; une transmutation qui devient littéralement une transvaluation, et que Paul opère au premier siècle de notre ère. Mais cette distance entre ces deux images n’est pas plus grande que cette autre, entre le message évangélique, si difficile à comprendre tant il est singulier et semble paradoxal, et l’éthique chrétienne. C’est pourquoi je veux distinguer l’éthique de la religion de Paul, qui a pris son temps pour se constituer, s’exprimer, s’affirmer, contaminer notre civilisation, scléroser nos sociétés, et la philosophie du prêcheur Jésus, pour peu qu’on puisse l’appréhender au-travers de logoi rapportées et déformées. Mais ce hiatus justifierait en soi un essai. Et je ne développerai succinctement ici qu’un exemple : le primat de l’amour sur la justice, présent dans l’évangile et me semble-t-il refoulé, inversé dans la philosophie de l’église.

Il y a dans le message de Jésus, un primat catégorique du don, dont la logique ne me semble poussée si loin, nulle part ailleurs, car cette logique est ici poussée jusqu’à la déraison, au-delà du logos, une vengeance de l’hybris. Comme dit l’autre : « l’amour à ses raisons, …. ». Et cette primauté consacrant le don, s’affranchit de l’équité et de la justice. Voyons la parabole, celle dite « des ouvriers de la onzième heure[3] » et que l’église commente tout autrement que je ne la fait ici.

De bon matin, un chef de famille s’en va recruter un ouvrier agricole pour travailler sa terre. Il le trouve, le prend pour la journée en lui promettant une pièce d’argent. Un peu plus tard, il en rencontre d’autres qui cherchent aussi du travail, et les prend dans les mêmes conditions. Puis d’autres encore, plus tard. Le soleil poursuivant sa courbe apparente, le dernier se fait embaucher en fin d’après-midi, à la onzième heure. Le soir, le propriétaire les réunit tous et leur donne à chacun une pièce d’argent, en commençant par les derniers arrivés au champ. Les premiers venus, ayant travaillé beaucoup plus que le dernier, crient à l’injustice. Jésus donne raison au propriétaire sans plus d’explications. Comprenne qui pourra…

On pourrait croire, en bon socialiste, qu’il hiérarchise ainsi égalité et équité, considérant que tous doivent recevoir la même chose indépendamment de leur mérite, ou de leur travail. Ce serait mécomprendre le message évangélique. On pourrait aussi s’en tenir à l’explication cléricale officielle[4]. Rien ne permet de la considérer comme meilleur qu’une autre. De mon point de vue, il s’agit plus surement de hiérarchiser sur le plan moral le don et le troc. Et poussant plus loin mon raisonnement, je distinguerais deux types de troc. Tout d‘abord cette idée simple et première de l’échange de deux choses de même valeur – de quelle valeur parle-t-on ? valeur intrinsèque, de production, d’usage, d’échange ? Qu’importe ici ! Et une seconde idée qui serait celle de la récompense, du salaire – du travail, du mérite ou de la peur ? –, le prix de la vertu ; une valeur, non plus d’échange, mais d’équivalence, au sens étymologique du terme, et mesurée sur le registre de la morale. Car pour l’église, il y a bien une forme de troc entre la vertu et l’accès au paradis, la foi et la grâce, la punition et la rédemption, la grande vertu et la canonisation ; ce que l’on doit appeler la justice et qui s’apparente au règlement des comptes – qu’il s’agisse du jugement des hommes ou du jugement dernier.

Or Jésus s’inscrit ici en faux contre cette justice des hommes, contre leur logique comptable. Il propose clairement une autre logique – « l’amour à ses raisons » – en prenant le contrepied de la logique, en justifiant une « folie divine » ; ici  « la folie de dieu est plus sage que l’homme, et la faiblesse de Dieu est plus forte que l’homme ».[5]

Il ne nie pas la justice mais lui préfère le don, la gratuité, valeur anti-bourgeoise par excellence ; alors que l’église, elle, préfère la justice, bourgeoise, l’équité, voire l’égalité, voire encore la démocratie. Mais la justice n’est jamais gratuite, d’où l’invention de la faute (ou du péché), de la punition ou de l’indulgence (des indulgences) ou du pardon. Jésus met au-dessus de la loi, l’amour, donc le don gratuit, pur, sans taches, un don qui n’a plus rien d’humain, et qu’il propose comme horizon inaccessible. Et tirant mon fil, je comprends mieux les débats sur la grâce, la grâce étant, pour l’église chrétienne, le don suprême que Dieu puisse offrir. Il me souvient d’avoir lu, sans bien toujours en comprendre les enjeux, les arguments du débat entre Érasme de Rotterdam et Luther, qui prit violemment parti contre les indulgences, donc contre le troc des places en paradis promises contre monnaie sonnante. Après la publication par Luther, en octobre 1517, de ses 95 thèses sur la vertu des indulgences, Érasme tire le premier et adresse à Luther sa diatribe. L’autre lui répond violemment par son texte sur le libre arbitre[6], et réfute point par point les arguments d’Érasme. Et si cette réponse est fondamentale, c’est qu’elle est radicale. Au-delà de savoir « si Dieu sait par avance contingentement, ou s’il sait nécessairement », le point de radicalité, schismatique, est que Luther remet en cause l’autorité des pères de l’Église[7], et s’en prend, par exemple, très fortement à Jérôme, qui n’aurait rien compris à l’Écriture. Déclarant Jérôme « somnolent et hébété dans sa compréhension des écritures », il remet en cause toute une tradition d’interprétation des textes (par exemple de l’interprétation des paraboles de jésus). Mais quel est l’enjeu de ce texte (et ce n’est pas le seul) ? : Cette idée que Dieu offre la grâce à qui il veut, indépendamment du comportement de l’homme, et que Dieu sait, de toute éternité, avant que l’homme ne naisse et donc, quoi qu’il fasse, s’il sera sauvé, ou non. Comment, quand on est épris de justice accepter cela ? Comment concevoir qu’un dieu accorde sa grâce au pécheur invétéré, et non repentant, et la refuse au martyr de la foi. Comment accepter cette iniquité, ce manque d’équité évidente ? C’est pourtant ici le message de Jésus, et l’église ne peut s’y retrouver, d’où la condamnation du jansénisme et les difficultés de Pascal (« L’amour a ses raisons ») et de ceux de Port-Royal, avec l’autorité épiscopale. Reste que cette gratuité de l’acte divin me semble problématique. Elle nous renvoie, me semble-t-il, à des conceptions métaphysiques que je vois présentes chez Maître Eckhart, et que je ne trouve pas incompatibles avec le panthéisme de Spinoza.



[1]. Il n’y a en effet pour moi qu’une seule façon d’être authentiquement laïc, c’est de ne prendre rien pour sacré, et de cultiver un esprit d’hétérodoxie. La séparation de l’église et de l’état n’en étant que le corolaire (et non pas le fondement).

[2]. Ou d’Arimathie.

[3]. Matthieu 20.1-16

[4]. L’église la commente ainsi : il n’est jamais trop tard pour rejoindre l’église, et qu’importe que la conversion soit tardive, chacun aura sa part,…

[5]. Paul : Premier épître aux Corinthiens.

[6]. Du serf arbitre.

[7]. Il écrit par exemple : « Le Christ est supérieur à la parole des Pères ».

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