Archives mensuelles : décembre 2018

Qui sème la violence finit par récolter la violence et la mort

Qui sème la violence institutionnelle voit pousser la désespérance et finit par récolter la mort et la violence.

Les gouvernements qui se succèdent en France depuis de trop nombreuses décennies sèment la violence ; celui de M. Macron, sans être pire, ne fait pas autrement.

Ce samedi, on en a vu le terrifiant résultat ; et je ne doute pas qu’en réponse à la violence inadmissible des casseurs, M. Castaner castagne et que le gouvernement d’Emanuel Macron poursuive dans la même voie : connivence avec les nantis, mépris des plus faibles, allégement des charges des plus fortunés, alourdissement des prélèvements des plus pauvres, démagogie permanente. On se méprend souvent sur la violence et sur l’autorité, et pour paraphraser Hannah Arendt, je rappellerai ce que la politique nous démontre malheureusement quotidiennement : Mensonge et violence sont ruine de l’autorité ; la communication commençant là où finit la com.

 

Augmenter la fiscalité des retraités au prétexte de solidarité générationnelle, alors que la solidarité ne semble pas s’opposer à l’allégement de l’ISF, est d’une grande violence. Justifier les cadeaux aux riches par un prétendu effet de ruissèlement est aussi d’une grande violence, et avoir raboter aussi faiblement que ce soit les APL, encore et toujours… Car c’est tout le problème de la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Si l’on pouvait l’isoler à fin d’analyse, elle paraitrait bien commune, bien dérisoire cette goutte d’eau, sans doute plus petite que bien d’autres. Mais, c’est elle qui fait déborder le vase. Aussi innocente soit-elle, elle se montre, par ces effets disproportionnés, d’une grande violence. Avoir ramené la vitesse sur les routes secondaires à 80 km/h, où est le problème ? Certains diront, surtout les urbains, que c’est un détail, après tant de mesures de ce type ! Et bien justement, c’est une de ces gouttes d’eau modestes, mais d’une extrême violence qui, dans un contexte particulier, stigmatise, humilie, et fait une démonstration éclatante : la bureaucratie souhaitait ce nouvel interdit, le peuple n’en voulait pas. Le sujet n’était pas politique et, au bout du compte, de si peu d’importance. Une fois de plus, le gouvernement a choisi, pour la bureaucratie, contre le peuple, c’est-dire a nié la démocratie, et l’a justifié par « l’intérêt des gens », suprême démagogie. Dans le contexte, c’était violent, comme une goutte de trop dans un vase trop plein.

Le gouvernement a montré là son manque d’autorité : incapable de s’opposer à l’administration, incapable de retenir M. Hulot, incapable de retenir M. Colomb. Demain, M. Castaner pourra cogner. Tout déploiement de force est l’aveu d’un manque d’autorité, et pourtant, dans le cas présent, l’État ne peut pas se dérober. L’autorité est un crédit. Ce gouvernement Macron n’en a plus ; cela ne me réjouit pas et m’effraierait plutôt. La confrontation de la rue avec la police est le pire des scenarii.

 

Que peut-on aujourd’hui espérer ? Je n’en sais rien, si ce n’est que les gilets jaunes dont le combat est légitime, la désespérance réelle, prennent leurs responsabilités et trouvent d’autres moyens d’action, sinon tout ce mouvement de sympathie, de soutien, va refluer très vite. Piller des magasins, brûler des immeubles, casser du flic n’est pas une solution ; et même si l’on ne doit pas assimiler les jaunes aux casseurs, recréer la possibilité d’un tel chaos reviendrait à faire la courte échelle aux radicaux les plus violents. Il faut inventer une forme nouvelle et contemporaine de désobéissance civique non violente.

Oui, j’écris « civique » quand d’autres penseraient « civile ». Dans le contexte, la désobéissante peut être un acte civique. Il faut se souvenir des leçons et de La Boétie et de Thoreau, de Gandhi ou de Luther King ; et pourquoi pas du Jésus des évangiles, personnage si peu chrétien et tellement subversif. Manifestons notre désaccord de manière jouissive, festive, non-violence, je dirais aimable. Refusons toute médiation des corps intermédiaires qui font partie de l’appareil d’État jacobin et se sont donc disqualifiés. Cessons de bloquer l’économie, les commerçants ont aussi le droit de vivre. Traitons l’État par le mépris, c’est-à-dire comme il nous traite ; cessons de consentir à cette prétendue démocratie qui n’en est pas une ; témoignons de notre désir d’autre chose : une fraternité, une solidarité, un gout de la simplicité et de la vérité ; Arrêtons de voter pour ça, ou glissons dorénavant dans les urnes dans bulletins barrés d’un fluo jaune.

 

Le Jésus de l’évangile qu’importe qu’il s’agisse d’un personnage historique ou d’une personnalité fantasmée nous dit (je résume) : « Ne répondez pas à la violence par la violence, et rendez à César ce qui est à César ». C’est la première leçon. Quinze siècles plus tard, un jeune homme d’une vingtaine d’années, La Boétie, écrit ces mots : « Ce tyran seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni de l’abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude ». Quant à Thoreau, philosophe américain du XIXe siècle, il confesse dans un court texte où il appelle au « devoir de désobéissance civique » : « Je ne demande pas d’emblée « point de gouvernement », mais d’emblée, un meilleur gouvernement. Que chacun fasse connaître quel genre de gouvernement commanderait son respect, et ce sera le premier pas pour l‘obtenir ». Oui, il est grand temps que les gilets jaunes s’organisent et s’expriment de manière cohérente. Et si j’ai cité Gandhi ou Luther King, c’est qu’ils ont su triompher, par la désobéissance civile, dans un combat très inégal et j’ai retenu cette formule du second, comme une réponse aux « concessions » du gouvernement macron : « La vraie compassion ce n’est pas jeter une pièce à un mendiant ; c’est comprendre la nécessité de restructurer l’édifice même qui produit des mendiants ».

Les gilets jaunes ne sont pas de taille à affronter par les armes un État riche, déterminé, armé jusqu’aux dents disposant d’une armée moderne et de services de police, de gendarmerie, de surveillance, extrêmement bien équipés et entrainés. Il faut donc mener d’autres combats, sur d’autres terrains, entrer en résistance de manière déterminée et pacifique, et être prêt à un combat long et difficile.

Que chacun prenne ses responsabilités.

Yascha Mounk, entre lumières et ombres

Les médias libéraux ne voient que par lui et font tous la promotion de son dernier ouvrage : « Le peuple contre la démocratie » ; et le Figaro d’en appeler à « l’ouvrage passionnant » ! C’est peut-être trop élogieux pour une étude qui, bien qu’extrêmement fouillée – c’est sa première qualité –, n’apporte rien de très novateur au débat d’idées qu’elle entretient néanmoins comme un combustible de qualité. Il mérite donc largement d’être lu, médité, discuté, et sans doute d’être chroniqué, car il a déjà trouvé sa place dans les ouvrages de référence. Mais ce texte, très marqué par la culture politique américaine, se découvre entre ombres et lumières.

 

Yascha Mounk, puisqu’il s’agit de lui, est un jeune universitaire germano-américain qui enseigne à Harvard. C’est un disciple de Francis Fukuyama, journaliste comme lui, et leurs ouvrages – je fais évidemment ce parallèle avec « La fin de l’histoire et le dernier homme » – sont, structurellement et idéologiquement, proches. Ils défendent en effet la même vision, discutable à plus d’un titre, à savoir que la démocratie libérale serait la forme idéale et la plus achevée de la politique, et, corolairement, que l’Occident serait la civilisation la plus aboutie et la fin de l’homme. Fukuyama l’affirmant explicitement quand Mounk le dit implicitement en refusant d’imaginer la simple possibilité du dépassement de la démocratie libérale. Évidemment, et ce n’est pas la moindre des difficultés, il faut accepter le vocabulaire de Mounk et les contraintes de sa traduction. Ainsi, quand il écrit « démocratie », il entend « représentation parlementaire », et nullement « gouvernement du peuple par le peuple », et par « libéralisme », « défense des libertés publiques », bien qu’il préfère dire « défense des libertés individuelles ». C’est une des parts d’ombre du texte, cette difficulté sémantique qui ne clarifie pas et oblige à une permanente gymnastique linguistique. Que dire de plus pour le présenter ? Que l’auteur fait partie d’un think tank américain, New America, qui dispose d’un budget de plusieurs millions de dollars pour défendre des idées libérales ? Que ce livre fait d’abord écho à une actualité états-unienne – l’élection de 2016 –, mais questionne plus largement les évolutions politiques occidentales et « la montée des populismes », notamment en Europe ? Et la thèse défendue est la suivante – je la reformule à ma façon : Prospérant sur l’échec de la démocratie libérale et la déception des peuples, des leaders « populistes » proposent de alternatives autoritaires que les peuples saisissent, ou risquent de saisir, sans voir qu’ils ont tout à y perdre, leur chemise et leur liberté. Mais si la thèse est peu contestable, ses conclusions devraient faire débat, et notamment cette façon d’enfermer le lecteur dans ce choix dialectique entre la peste et le choléra, un libéralisme constitutionnel antidémocratique (on peut penser à Macron) et une démocratie populaire illibérale (Le Pen ou Mélenchon).

 

Dans cet ouvrage, Mounk suit donc une démarche proche de celle de Fukuyama : constater et décrire le fait populiste comme révélateur d’une double crise de la démocratie libérale, économique – je cite : « L’effet combiné du ralentissement de la croissance et de l’augmentation des inégalités a conduit à la stagnation du niveau de vie de la majorité de la population », et politique : « Notre système politique promettait de laisser le peuple gouverner. Mais, en pratique, il ignore la volonté populaire avec une fréquence désarmante. Sans que la plupart des politologues s’en aperçoivent, un système de libertés sans démocratie a pris le dessus ») ; en faire une analyse, pertinente, mais de mon point de vue, trop peu développée – je le cite à nouveau : « En Occident, les trois dernières décennies ont été marquées par le rôle croissant joué par les tribunaux, les administrations, les banques centrales et les institutions supra nationales. Dans le même temps, on a observé l’augmentation rapide de l’influence des lobbyistes, des dépenses électorales et de l’abime séparant les élites politiques du peuple qu’elles sont supposées représenter. Tout cela ensemble, cela a conduit dans les faits à isoler le système politique de la volonté populaire » ) ; conclure en défendant une forme de statu quo politique, comme si l’analyse des faits rapportés en appelait de manière logique et incontournable à la solution qu’il appelle de ses vœux et qui se résume donc à peu de choses : corriger à la marge ce qui coince, mais surtout, défendre et renforcer le système actuel ; en fait, faire du macronisme, une forme de conservatisme qui se prétend progressiste (je cite à dessein ce qui ne peut que choquer un progressiste, et qui est évidemment écrit avec comme arrière-pensée, le duel Clinton Trump : « En fin de compte, la seule protection sûre contre le populisme reste de leur barrer la route du pouvoir. Aussi peu attirant que cela puisse paraître aux yeux des militants de faire campagne pour un parti du centre, joindre un mouvement politique qui possède des chances réelles de succès reste l’une des meilleures manières de se battre pour la démocratie ».

 

La partie la plus intéressante du livre, qui donne raison au Figaro quand il parle d’un ouvrage passionnant, est bien constituée par ses deux premiers tiers : une description rigoureuse de situations, appuyée sur une documentation précise, statistiques à l’appui, éclairante, car abondante et assez exhaustive, de la « crise de la démocratie libérale » – de mon point de vue, de sa faillite. Et ce travail de recherche, très universitaire, est sans reproche ; et il donne la mesure de ce que l’on nomme populisme, et qui reste un phénomène occidental. Et si l’on devait s’en tenir à ce laborieux travail de recherche et de synthèse, un excellent travail de thèse ou de postdoc, on ne pourrait que louer l’ouvrage et son auteur. Mais, prolongeant ces constats, on s’attendrait à une analyse des faits plus poussée, qui, idéalement, aurait pu croiser les regards de l’historien, du sociologue, de l’économiste. Et on ne peut qu’être frustré de ne voir que par les yeux du politologue qui ne prend pas toujours suffisamment la peine de définir les concepts qu’il convoque : démocratie, populisme, nationalisme, humanisme ; qui mésuse parfois de ces termes ou crée le malentendu, et bâcle un peu l’analyse. Comme si l’essentiel était d’aller sans plus de détours au message idéologique qu’il veut faire passer, et qui n’est que le message politiquement correct qu’on entend en France depuis l’élection présidentielle de 2002, et qui constitue aujourd’hui une part essentielle du discours d’Emmanuel Macron : « Il faut, coûte que coûte, faire barrage au Front National et, quelles que soient les carences et les dérives du système, voter encore et à nouveau pour le système ». Qu’il me soit permis ici de dire que, bien que militant anti frontiste, je refuse de me laisser enfermer dans ce choix fatal qui désespère les gens et alimente le populisme.

Mais rendons grâce à Mounk de donner de manière synthétique les raisons de l’épuisement de la démocratie libérale : « Pourtant, la croissance récente du nombre de bureaucrates et l’extension de leur rôle sont sidérantes. Au cours du XXe et du début du XXIe siècle, le nombre de fonctionnaires a pulvérisé tous les records et l’ampleur de leur influence s’est immensément étendue. De sorte que le degré auquel les politiques publiques sont décidées par les représentants élus du peuple a été réduit de façon significative ». Mais j’aurais souhaité, il est vrai, une analyse plus poussée des ressorts et des origines du populisme. On ne peut donc qu’être frustré par la fin du texte, son troisième tiers qui, en guise de remède à l’épuisement de nos partitocraties parlementaires rongées par ce que David Graeber nomme simplement « la bureaucratisation du monde », ne propose donc qu’une solution libérale, marquée du sceau d’un conservatisme assez consternant : faire perdurer en l’état le système. Transposons, en France, par jeu, à l’heure où j’écris ces mots et quand l’actualité me tient la main, cette position qui m’a affligé au plus haut point. Le président Macron, qui fait preuve depuis le début de son mandat d’un autoritarisme que chacun constate, dans son camp et hors son camp, d’un mépris des gens et de la représentation nationale, qui impose aux classes moyennes et aux plus pauvres de nouveaux prélèvements (libéralisme antidémocratique), voit monter devant lui un populisme en jaune, et des tentatives de récupération politique. Rappelons que le populisme est un sentiment de défiance vis-à-vis de l’appareil d’état et de désespérance, qui conduit à des actes et des positions radicales, jusqu’au-boutistes, et à des récupérations césaristes. Selon l’avis de Yascha Mounk, et afin de préserver les libertés et la démocratie, le remède qu’il proposerait serait de conforter Macron, ou de voter Bayrou (au centre). Et Mounk, qui passe ici un peu à côté de son sujet, sur le populisme qu’il voit, non pas comme le symptôme d’un corps social malade, mais comme un coup d’état populiste – confondant souvent populisme et césarisme –, termine son ouvrage sur une analyse tout aussi insatisfaisante du nationalisme ; sans vraiment comprendre la nature du problème identitaire. Ne semblant concevoir d’identité que dans la fonction sociale ou professionnelle, voire négativement dans l’ethnie ou la religion. Il passe donc aussi à côté de cette autre question, et préfère défendre son point de vue, qui n’est pas le mien : « Je reste assez idéaliste pour demeurer attiré par l’image d’un monde post national – un monde dans lequel les individus n’auraient pas besoin de se situer d’après leurs différences ethniques ou culturelles et pourraient se définir par leur appartenance commune à la race humaine ». On croit comprendre que dans cet autre monde, un homme ne pourrait plus se définir qu’en opposition avec le rat ou le cheval.

 

Après ces quelques lignes critiques, on se demandera peut-être pourquoi j’ai souhaité chroniquer cet ouvrage, alors que je me sens politiquement, assez loin de Yascha Mounk. Je me définis en effet comme un militant de la démocratie (définie comme gouvernement du peuple par le peuple), attaché viscéralement aux libertés individuelles des gens (plus qu’aux libertés publiques), un populiste par défaut qui déteste l’autocratisme et toutes les formes de totalitarisme, sensible à la justice sociale ; et par ailleurs un nationaliste pacifiste (c’est-à-dire attaché à la terre de ses ancêtres, comme le chante Cabrel), ouvert au monde, je le crois, et à sa diversité. Mais, je ne suis pas un humaniste, refusant d’hypostasier la spécificité de la nature humaine. Oui, pourquoi donc inviter à lire ce livre qui m’est parfois tombé des mains, bien qu’écrit par un intellectuel brillant et engagé, un livre qui a sa part d’ombres ? Parce que ce livre interpelle, réveille, pose question, et que je crois au dialogue, au débat, à la confrontation des idées, et qu’il faut lire Mounk, comme on lit Fukuyama, Vivianne Forester ou Éric Zemmour, pour comprendre pourquoi, malheureusement, Trump a gagné. Et peut-être aussi pour comprendre pourquoi ce sont des penseurs comme Mounk qui, défendant un système failli, font, malgré eux, le lit du césarisme, cautionnant la dérive autoritaire de l’État au prétexte de combattre l’autoritarisme des leaders charismatiques. Pourtant, il le dit lui-même : « Le libéralisme et la démocratie sont tous deux des valeurs non négociables. Si nous devions abandonner soit les libertés individuelles, soit la volonté populaire, le choix serait impossible ». Pourtant, la démocratie libérale dans sa forme la plus contemporaine a déjà abandonné et la démocratie – c’est flagrant dans le projet européen –, et les libertés individuelles ruinées par le délire normatif de l’administration.