Je lis dans une récente encyclique « épiscopapale » Fratelli Tutti (tous frères), un nouvel appel à « tourner le dos à l’individualisme moderne ». Mais rien de neuf sous la mitre, le christianisme a toujours condamné l’individualisme occidental.
Ayant précédemment et longuement critiqué une précédente encyclique (laudato si’), c’était en 2016, je suis à nouveau interpellé par les propos papaux, cette « brillante rhétorique des entrepreneurs de mensonges ». Mais pourquoi faudrait-il que moi qui ne suis ni croyant ni chrétien, j’attende quelque chose du représentant d’une église qui fut criminelle et ne se repentit jamais ? Mais je souhaite au moins rassurer mon frère François sur ce point : mis à part quelques résistants à l’air irrespirable des temps, et quelques artistes, si l’homme moderne est égoïste et se moque du sort de son prochain, il n’est nullement individualiste. La grande masse humaine a effectivement de longue date, en fait depuis l’avènement du monde bourgeois, tourné le dos à l’individualisme préférant l’uniformisme.
L’individu moderne et connecté, incapable de trouver en lui les ressources pour penser et agir, ne souhaite que se conformer à la norme, devenir toujours plus ce à quoi la rationalité du modernisme le réduit : un être soumis, servile, façonné par la loi, la mode, la publicité, le politiquement correct, sans autres idées que celles que les médias sèment dans l’humus gris sale de son cerveau quasi stérile. Pour un résistant, combien de collabos ? Pour un artiste combien de flics, de journalistes et de fonctionnaires des impôts ? ; et l’écart ne cesse de croitre. Tenez ! je sors de mon véhicule sur le bord de la chaussée en rase campagne. Qu’on ne me demande pas pourquoi, pour ensuite trouver ma réponse un peu vulgaire. Un autre automobiliste me croise un peu serré, baisse sa vitre et me crie : « Et le gilet jaune ! ».
Et si l’homme moderne a peu de solidarité, aucune compassion qui ne soit pas créée et instrumentalisée par les médias, c’est qu’il préfère s’en tenir à l’essentiel : consommer ; et s’il revendique une liberté, en mésusant du terme, c’est bien celle de jouir de ces ventrées sans conscience et parfois obscènes, la liberté d’acquérir sans limites les produits formatés et de mauvaise qualité du marché, de profiter de ses droits en refusant tout devoir, tout véritable effort : consommer, jouir sans contrainte, s’avilir dans le normal, penser ce que tout le monde pense, c’est-à-dire ce que le Système nous autorise à penser.
Je rêverais d’un monde d’individualistes qui se moqueraient de l’Évêque et du fonctionnaire, mais je ne vois qu’un monde que le christianisme (comme d’ailleurs le confucianisme) a labouré et préparé pour que le marché l’exploite, que l’État l’enferme dans ce réseau inextricable d’institutions et de dispositifs qui le débilitent, comme un fauve mal né, élevé dans une cage si étroite qu’il ne peut plus faire les mouvements nécessaires à l’entretien de ses muscles. Je ne vois qu’un monde d’animaux de rente avachis, prêts à se disputer leur part d’une nourriture insipide. Égoïsme, je ne vois que de l’égoïsme ; nulle part de l’individualisme qui est une forme d’indifférence à la masse et à ses normes. Et si j’exagère un peu, en oubliant tous ceux qui se battent, ces frères et ces sœurs rétifs et revêches, c’est par simple désespoir.
Crions-le assez fort pour que François l’entende : un individualiste est un être spirituellement autonome, qui a ses propres goûts, ses besoins singuliers, et qui méprise la norme imposée. Ce n’est pas un égoïste, ni même un égotiste, c’est un homme libre, ou du moins conscient des pressions du monde extérieur sur son ipséité. Et ce n’est pas un collabo. L’homme moderne, et précisément l’Occidental, est, dans sa masse toujours plus lourde, tout le contraire de cela, un chrétien pétri de moraline ; non pas un individualiste, mais un être moutonnier et égoïste. Il déteste la singularité et la liberté ; il n’exige que la liberté de consommer et la licence des mœurs, et un égalitarisme qui, faute d’être capable de s’élever au-dessus de la moyenne, rabaisse tous les autres à son petit niveau.
Oui, on ne peut être libre et chrétien, car être libre, c’est d’abord l’être de tout sentiment de culpabilité. Car se sentir fautif du fait même d’un corps ou d’une âme qui nous a été donnée par la nature est la pire des aliénations ; et c’est bien ce sentiment mortifère de culpabilité que le christianisme cultive en prétendant que l’homme doit porter ce fardeau d’un péché originel. Et c’est aussi toute l’escroquerie de la religion de Paul – mais c’est un autre débat –, après que le Jésus de l’évangile soit venu pour racheter les péchés humains, en fait le péché originel, archétype de tous les autres, l’église ne lui en a pas donné quitus et a continué à faire porter à l’homme racheté, sauvé, et à quel prix, le poids d’un péché originel pardonné, effacé.