Chronique de la sottise ordinaire

La philosophie est une optique, et comme c’est aussi une pratique, une éthique, c’est déjà une attention : attention portée aux gens et aux choses du quotidien et notamment les petites choses qui sont les innombrables grains de sable de la vie ; une vie comme une plage ou un désert. J’avais envie de vous parler du grand cerisier à fleurs qui, une fois par an, en cet avril prometteur qui nous ferait accroire à un bonheur possible, transforme la perspective de mon jardin, depuis les fenêtres de mon bureau, en estampe japonaise. Et si je ne connaissais pas le chat assis sous l’arbre dont le vent disperse les larmes roses, je pourrais vous dire qu’il médite dans l’immobilité du zazen. Ce qu’il fait probablement, en attendant gentiment qu’un oisillon tombe du nid, pour lui arracher la tête d’un coup de dent.

Mais non ! je vous parlerai d’autre chose, de dignité, quand ceux qui n’ont que ce mot à la bouche, pratiquent son versus mépris. Il y a peu je vous racontais une histoire de piécettes, à la boulangerie – histoire vécue. Il s’agit là d’ophtalmo. Eh oui, ma vue baisse et s’il n’y avait que ça… J’attendais donc pour payer la consultation ; une dame âgée se présente au guichet d’à côté, sollicite un rendez-vous – elle n’était jamais venue là, venant d’emménager par ici. Nous, elle et moi, entendons une réponse sans appel : « on ne prend pas de nouveaux clients ! ». Elle insiste un peu, même réponse ; elle s’en va.

Triste époque où l’on voit bien que les choses vont à contre sens de ce que l’on peut considérer être le progrès. Et le plus grave ici n’est pas que la personne de l’accueil – accueil ou écueil contre lequel cette dame échouait, dans tous les sens du terme –, une secrétaire illustrant la banalité de la sottise ordinaire, n’ait pas cherché à résoudre son problème : proposer un confrère, voire appeler un confrère ; c’est bien que cette dame se soit fait traiter de cliente. C’est l’époque, il n’y a plus de patient, bien qu’il faille être de plus en plus patient, prendre rendez-vous six mois à l’avance après avoir tenté plus de dix fois de nouer un contact téléphonique ; il n’y a plus de malade, il y a des clients. Oui, la médecine privée est devenue un business. Pourquoi pas, après tout ? Mais pourquoi la médecine publique a-t-elle abandonné l’ophtalmologie ? Néolibéralisme.

C’est à ces petites choses dont tout le monde se fout que l’on mesure la corruption de nos sociétés. Des gens de pouvoir (grands seigneurs et petits marquis) qui font, contre les intérêts de leurs concitoyens, le choix du Marché, et d’autres collabos aux petits bras qui, sans en avoir conscience, pratiquent cette sottise ordinaire, ou cette indécence ordinaire, pour le dire dans le ton d’Arendt ou d’Orwell.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *