L’anti Sisyphe

Comment « devenir ce que l’on est » sans s’en remettre aux lois de la physique, sans lâcher prise et accepter d’être mis en mouvement par l’aveugle loi de gravité qui nous pousse dans cette direction singulière que les anciens nommaient « fatum », comme pour apprivoiser un inconnu en l’affublant d’un nom commun. Mais cette loi n’est pas seule responsable du hasard de nos vies. Dans un ouvrage déjà daté, je parlais aussi d’une loi d’ironie. Et comme chacun d’entre nous est aussi travaillé par un syndrome de Sisyphe qui pourrait paraitre, sur un plan psychologique, de nature masochiste, ce « lâcher-prise » est aussi une discipline morale un peu contradictoire, ce qu’il convient d’appeler une éthique éthique de l’abandon, et surtout pas abandon de l’éthique –, en l’occurrence stoïcienne : entreprendre sans espérer réussir ; en ayant même parfois la certitude de devoir échouer. Un abandon qui est tout le contraire d’un renoncement ni même d’une inaction. Mais il est difficile de s’y tenir, tant nous sommes tiraillés, écartelés entre désir et peur, et cette foutue loi d’ironie qui ruine trop souvent le meilleur de nos résolutions. Mais c’est d’autre chose dont je voulais vous entretenir. Car, avec l’âge, l’écriture c’est une peu comme le sexe, ça vient de manière impromptu – et parfois importune –, mais ça ne dure pas. Et il faut parfois se saisir vite de l’idée avant que ça ne retombe. Et c’est moins d’impuissance à gérer nos vies que de hasard dont je voulais parler.  

Ce loto métaphysique que les scientifiques nomment génétique distribue les dons de la nature comme un vent capricieux des graines sur une terre plus ou moins fertile. Mais la vie est aussi faite de rencontres, qui sont le produit d’enchainements causaux que, faute de comprendre, on nomme hasards – toujours ce besoin d’apprivoiser l’inconnu en lui donnant un petit nom, un peu comme on nomme un ouragan, une tempête qui fait mal d’un doux nom de femme. Le hasard d’une rencontre qui peut produire des effets bouleversants – je pense à ces rencontres qui éveillent, à celles qui tuent, à celle de deux êtres visiblement faits l’un pour l’autre, ou d’un homme d’État avec l’Histoire. Je pense aux drames les plus imprévisibles, aux malchances fatales. Je pense à l’amour et à la foi. Je pense aussi, pour les plaindre, à ceux qui, faute d’être à l’heure de ces rencontres, seront toujours en avance ou en retard sur une histoire qui ne sera pas la leur. Car il y a les rencontres que l’on a faites et celles qui sont restées virtuelles, de l’ordre du fantasme, et qui, par défaut, stérilisent une vie qui reste inaccomplie, suspendue entre rien et rien – ou du moins qui ne permettent pas au désert d’enfanter une oasis. Qu’y a-t-il de pire ? D’avoir fait de mauvaises rencontres ou de n’en avoir fait aucune, de mauvaises ou de bonnes ? Je parle évidemment de ces rencontres qui déterminent une vie ou du moins lui donnent du relief.

L’amour entre deux êtres est une chose compliquée, une équation qui n’a pas besoin d’être résolue. Car la rencontre de l’autre doit rendre tout cela évident. Cette rencontre, beaucoup l’espèrent, je pense, certains la cherchent, mais sans comprendre l’inanité d’une telle démarche, car seul le hasard est seul maître du jeu, d’un jeu où qui gagne perd et qui perd perd aussi. C’est un peu comme pour Dieu… oui, en fait, c’est aussi de cela dont je voulais parler… le chercher n’a aucun sens. L’épiphanie est un mythe. On peut évidemment accepter la rationalité de l’hypothèse divine, comme celle de la nécessité de l’existence de l’amour ; on peut avoir cette conviction intime que la vérité du monde ne peut se limiter à la réalité sensible ; on peut sentir mille choses, assister même à des miracles qui ne sont pas seulement des choses que le hasard n’explique pas de manière satisfaisante, mais qui sont de réelles suspensions des lois naturelles… mais rencontrer Dieu, c’est-à-dire avoir la foi, c’est autre chose, une grâce qui ne se mérite pas. Mais concluons sur Sisyphe.

L’homme n’a aucune prise sur les forces de gravité qui roulent en bas de pente le rocher qu’il s’esquinte, lui, à élever. Et s’il existe un principe d’ironie qui se joue des destins humains, l’homme n’a pas plus de prise sur ce principe que sur autre chose. Il ne peut donc que reconnaitre la dimension tragique de sa vie et si l’on peut, à l’invite de Camus, « imaginer Sisyphe heureux », c’est en l’imaginant comme spectateur amusé de la tragédie de sa vie qu’il peut aussi choisir de regarder comme une comédie, se faisant le complice distant des forces de la nature.

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